Echos des Lumières est un nouveau projet animé par des doctorants en histoire moderne, destiné à explorer les relations entre l'actualité et le XVIIIe siècle. 

 

Mannequins promenés et figures publiques brûlées en effigie, barricades et projectiles contre charges des forces de l’ordre, prise de possession collective et inégalement planifiée de l’espace public : certains des éléments du décorum manifestant des années 2018-2019 figuraient déjà dans le répertoire d’action des indignés de l’époque moderne. Délaissant les révoltes de subsistances et autres soulèvements antifiscaux, nous nous intéresserons ici, à travers la célèbre émeute qui visa en avril 1789 l’entrepreneur Réveillon (1725-1811), à la question des conflits liés au travail, profondément ravivée à l’heure où les économistes se demandent s’il reste possible de vivre dignement de son seul salaire et où les sociologues reprennent sur de nouvelles bases la question de la conflictualité au travail.

 

La papeterie, secteur prospère

La question des salaires reste au XVIIIe siècle le principal moteur de cette conflictualité au travail. Tel est le cas à la fois lorsque l’horizon économique s’obscurcit, mais aussi, à l’inverse, lorsqu’un contexte trop prospère incite les travailleurs à décupler leurs revendications : ainsi dans le secteur de la papeterie.

Portée par l’essor de l’imprimé et la demande d’un lectorat élargi, stimulée à la fin du XVIIe siècle par l’invention décisive du « cylindre hollandais » permettant aux moulins papetiers de défibrer les chiffons d’une manière très rapide et rentable, l’industrie du papier ne connaît pas la crise. Dans cette conjoncture, les ouvriers savent parfaitement tirer avantage des commandes permanentes et de la concurrence entre les maîtres. Dans les années 1770, le papetier Jean-Baptiste Réveillon accuse ainsi l’un de ses concurrents, le sieur Desjardins, de le dépouiller de ses ouvriers en les attirant par mille promesses dans sa propre manufacture.

 

Les clefs du succès

Cette affaire n’est pourtant pas celle qui a fait la célébrité de ce Réveillon. Fixé comme apprenti en 1741 chez un papetier avant de s’établir à son compte, ce dernier apparaît dans les années 1760 comme l’un des entrepreneurs les plus prospères de la capitale. Sa manufacture se trouve à la pointe de l’industrie des papiers peints destinés aux luxueuses demeures aristocratiques, et dont la production constituait jusqu’alors un monopole anglais – donc à la merci des taxes et interruptions du commerce, comme ce fut le cas durant la guerre de Sept Ans entre 1756 et 1763.

L’année même de la fin du conflit, Réveillon installe sa manufacture rue de Montreuil, en une maison de réception appelée la « folie Titon ». Situé au cœur du vivier de main-d’œuvre et du vivant centre d’émulation ouvrière qu’incarne le faubourg Saint-Antoine, ce splendide bâtiment participe directement à la visibilité de l’activité de Réveillon. Résidence fastueusement décorée, bien connue du tout-Paris comme des visiteurs de la capitale, elle accueille dans ses jardins, en 1783 et 1784, certaines des exhibitions les plus caractéristiques du goût du spectaculaire et du divertissement qui anime les Parisiens en cette fin de XVIIIe siècle, à commencer par les très prisées expérimentations de la « machine aérostatique » des frères Montgolfier !

 

Les temps de l'émeute

En 1789, la manufacture de Réveillon est donc prospère. Gratifiée cinq ans plus tôt du titre de « Manufacture royale de papiers peints » qui la met hors de portée des corporations ouvrières, elle emploie entre 350 et 400 travailleurs (dont un quart sont des enfants de 8 à 12 ans) : dessinateurs et peintres des Gobelins, graveurs et colleurs, teinturiers et menuisiers, serruriers et ciseleurs.

C’est au mois d’avril 1789 que tout bascule. À quelques jours de l’ouverture des États généraux, la rue enfle d’une rumeur : dans le cadre de l’assemblée électorale de Sainte-Marguerite, Réveillon aurait appelé à abaisser les salaires des ouvriers à 15 sous par jour ! Ces mots, les a-t-il prononcés ? Certaines sources l’affirment ; lui-même s’en défend dans un mémoire justificatif rédigé « à chaud » après l’affaire, où il rappelle dans les termes les plus paternalistes toute sa préoccupation pour les employés de sa propre manufacture, qui reçoivent un minimum de 25 sous par jour et jusqu’à 50 pour les plus chanceux. Quoi qu’il en soit, répétées et amplifiées, ces paroles attribuées à Réveillon se répandent à travers ateliers et cabarets, soulevant l’indignation des travailleurs du faubourg matériellement abattus par la hausse du prix du pain et politiquement galvanisés par l’ouverture prochaine des États généraux dont ils se sentent profondément exclus.

Le 27 avril, un premier mouvement a lieu. Le libraire Siméon-Prosper Hardy nous en a légué un tableau coloré dans ses Loisirs, ou Journal d’événemens tels qu’ils parviennent à ma connoissance. Selon ce témoignage, ce sont non moins de cinq ou six cents ouvriers qui dénoncent la traîtrise de ce Réveillon – rapidement associé dans une commune détestation à un certain Henriot, salpêtrier doté d’ateliers sur le faubourg Saint-Antoine – et portent à travers les rues une potence à l’effigie du papetier, tout en s’écriant : « Arrêt du Tiers État qui juge et condamne les nommés Réveillon et Henriot à être pendus et brûlés en place publique ! ». Après avoir emprunté la rue de la Montagne Sainte-Geneviève, descendu la rue Mouffetard jusqu’aux Gobelins, les ouvriers indignés s’arment de bâtons et de bûches trouvés sur un chantier de la rue des fossés Saint Bernard et gagnent à plus de 3 000 la place de Grève – aujourd’hui place de l’Hôtel-de-Ville – où se pratiquaient les exécutions, pour y planter la potence promenée toute la journée à travers Paris. De retour au faubourg Saint-Antoine, les ouvriers trouvent la folie Titon bien gardée, et se laissent convaincre par le duc du Châtelet, colonel des Gardes françaises, de se disperser dans le calme.

Le soulèvement reprend de plus belle au matin du 28. Réveillon, lui-même mis en sûreté à la Bastille, est brûlé en effigie par la foule, tandis que sa résidence est mise à sac et incendiée, en dépit des barrages dressés par des régiments de gardes françaises et suisses, le guet à pied et à cheval et la maréchaussée. Selon le récit du libraire Hardy :

« Vers les cinq heures du soir l’alarme s’était répandue de nouveau dans différents quartiers de Paris sur les attroupements qui se formaient en plusieurs endroits, comme sur le Pont Neuf, au Pont au Change, du côté des boulevards de la porte Saint Antoine où l’on arrêtait les voitures et où l’on forçait ceux qui étaient dedans de crier vive le Roi, vive M. Necker, vive le Tiers-État, en leur faisant même donner de l’argent ».

Cette sédition, qui ouvrait donc des perspectives politiques liées à l’actualité la plus brûlante, ne pouvait manquer d’entraîner un affrontement avec les forces policières, lequel se solda par une sanglante répression. Un détachement du régiment Royal-Cravates cavalerie se jeta contre la foule du faubourg au galop et sabre au clair. Face aux ouvriers armés de pierres, massés dans les rues ou aux fenêtres, les gardes françaises ouvrirent le feu. On dénombre rapidement 25 morts et des centaines de blessés dans les rangs de ces « primitifs de la révolte » ; parmi les ouvriers arrêtés, trois sont exécutés publiquement, dont un couverturier et un portefaix, et cinq autres envoyés aux galères.

 

Fait notable : on ne compte pas d’ouvriers de Réveillon parmi ces victimes de la répression, signe que le prétexte spécifique de l’émeute trouva un écho autrement large dans l’« économie morale » des ouvriers, dont l’esprit était d’ores et déjà travaillé par la cherté de la vie et l’effervescence politique du moment : le 25 novembre 1788, déjà, on pouvait entendre dans les boulangeries des femmes s’écrier « qu’il était indigne de faire mourir de faim le pauvre peuple et qu’on devait aller mettre le feu aux quatre coins du château de Versailles » ! Entre la classique émeute de subsistance et la véritable « journée révolutionnaire », les craintes liées au pain et l’appel à la justice sociale, l’affaire Réveillon illustre la manière dont les problématiques liées aux mondes du travail peuvent s’articuler, chez des ouvriers qui s’estiment délaissés par les autorités et tenus à l’écart du débat public, avec des revendications de changement social et politique.

 

Pour aller plus loin :

- Samuel Guicheteau, « Les ouvriers dans le premier essor révolutionnaire (1789-1791) », Les ouvriers en France (1700-1835), Paris, Armand Colin, 2014, p. 121-142.

- Raymond Monnier, Le Faubourg Saint-Antoine, 1789-1815, Paris, Société des études robespierristes, 1981.

- Jean Nicolas, La rébellion française, 1661-1798, Paris, Seuil, 2002.

- George E. Rude, « La composition sociale des insurrections parisiennes de 1789 à 1791 », Annales historiques de la Révolution française, n°127, 1952, p. 256-288.

- Christine Velut, « L’industrie dans la ville : les fabriques de papiers peints du faubourg Saint-Antoine (1750-1820) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°49-1, 2002, p. 115-137.

 

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