En partant d’un panorama du théâtre « politique » contemporain, Olivier Neveux construit une réflexion pertinente sur les rapports entre théâtre et politique.

Dans cet ouvrage, Olivier Neveux, professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre à l’ENS de Lyon, questionne simultanément les politiques culturelles à l’époque macronienne (ou leur absence) et les dimensions multiples selon lesquelles on peut envisager le théâtre : comme spectacle, comme voie d’éducation, comme activité privée, comme service public, etc. A cette fin, il s’attache à mettre à distance les mythes qui peuvent façonner notre compréhension de la fonction politique et sociale du théâtre. D’abord, le mythe légué par l’Athènes ancienne, selon lequel le spectacle théâtral conduirait à réaliser l’union de la cité dans le microcosme de la salle   . Ensuite, le mythe propre à la Ve République qui verrait dans la représentation théâtrale un moment de suspension presque magique des inégalités, le temps de la représentation. Enfin, le mythe très contemporain d’un théâtre éthique si prisé désormais par les institutions, que ce théâtre soit documentaire, épique ou qu’il bascule dans la performance participative. Ainsi Olivier Neveux entreprend de mettre à plat des œuvres théâtrales contemporaines, à la lumière d’un axe qui lui appartient depuis longtemps : le « théâtre politique ».

Par cette expression, on peut entendre beaucoup de choses, et l’auteur ne se fait pas faute d’ouvrir sa signification au plus large : « Tout théâtre qui soutient, manifeste, entretient un souci, une inclinaison, un projet politiques », ceci afin de permettre des distinctions internes. Mais, ce qui l’intéresse particulièrement est de travailler ce que le théâtre et la politique peuvent produire l’un et l’autre, l’un pour l’autre, ou apporter l’un à l’autre… ce qui est repris brillamment dans le dernier chapitre de l’ouvrage. Neveux stabilise moins son propos autour du vieux dicton : « Tout est politique », qu’autour d’une idée plus pertinente et mieux établie, selon laquelle ce qui importe est plutôt ce qui « peut être politisé ». C’est-à-dire « tout ». Cela renforce une intuition que beaucoup peuvent faire fructifier : le théâtre politique est finalement moins politique que les rapports du théâtre et de la politique, lorsqu’ils deviennent embarrassants pour l’un et pour l’autre.

 

Théâtre et politique

La question n’est plus, comme jadis, de savoir si le théâtre est le reflet de la société ou non. Il est assez courant d’entendre que nous serions sortis de ce lieu commun, mécanique, dans la bouche de trop de commentateurs. Mais pour accéder à quel type de pensée concernant le théâtre et la politique ? L’auteur a raison de souligner que le discours dominant, de nos jours, se déploie autour d’une pensée non moins mécanique. Elle est sous-tendue par l’idée selon laquelle l’art et la culture déclineraient des enjeux constructifs, constitueraient les derniers remparts contre la barbarie, valoriseraient nos valeurs, civiliseraient les monstres en devenir que seraient les jeunes générations. Dans les deux cas, le théâtre est réduit à une fonction sociale. Soit il reflète la domination, soit il répare et console devant les déboires de nos sociétés. Quoi qu’il en soit, la question de la transformation de la société n’est plus à l’ordre du jour.

Ce n’est pas l’examen des politiques culturelles qui démentirait ce trait. Selon Neveux, dans les « politiques culturelles », la notion de « politique » n’est plus là, désormais, que pour faire joli. Ladite politique culturelle se réduit à une gouvernance culturelle qui, traversée par des discours qui visent à dédramatiser la situation, n’est pas sans parti pris idéologique. C’est le moins qu’on puisse dire. C’est en réalité une dépolitique culturelle qui nous est imposée, une politique qui soustrait la culture à la politique, tout autant que la politique à la politique.

En cela, il convient d’être attentif au langage de Neveux. Ce sont en effet les deux dimensions de cette idée qui structurent l’ouvrage. Dans les conditions actuelles, la culture est engagée dans un réalisme qui se contente de constater ce qui est, et de l’aménager. La politique s’ordonne au consensus. Elle se conçoit comme le mouvement réel qui accompagne l’ordre existant.

Lorsque le lecteur a saisi cela, il entre aisément dans un travail de mise à plat très pertinent, exigeant une réflexion subtile autour de plusieurs notions. S’agissant de l’expression « théâtre politique », il devient possible de s’exercer à différencier le théâtre politique, la politique du théâtre, la politique au théâtre et l’état politique du théâtre. Malgré les apparences, peut-être, il ne s’agit absolument pas de jeux de mots. L’auteur a raison de faire travailler ces expressions, qui elles seules permettent de saisir l’offensive menée contre la politique dans les politiques culturelles et ses répercussions sur un état de la politique théâtrale. D’autant plus que la dépolitisation des politiques culturelles influence aussi les formes des œuvres théâtrales politiques contemporaines, leurs présupposés sur la politique et le théâtre, ou encore la possibilité d’autres alliances entre théâtre et politique. Ce à quoi on pourrait ajouter la question des pratiques des spectateurs : l’ennui, la colère, la déception, l’enthousiasme ou le ravissement du spectateur, en quelque sorte son art de la colère et du cri.

 

Théâtre et spectacle

La violence du titre de l’ouvrage interpelle. Sans doute choquera-t-elle quelques uns. Et c’est peut-être le but de l’auteur. N’est-ce pas la meilleure manière d’attirer l’attention sur le fait que les rapports de l’art dramatique avec la vie publique ne doivent pas être simplifiés, ni modélisés ? Dans l’ensemble, l’ambition est de revenir à des débats qui pourraient dépasser les propos de responsables politiques ignorants ou intrusifs, en faisant en premier lieu le point sur différents éléments de contexte indispensables à la réflexion. D’abord, l’histoire des politiques culturelles dont Neveux résume la teneur, de Jack Lang – le dernier volontarisme spectaculaire de la gauche – à nos jours, en passant par chaque ministre de la Culture mais – malgré quelques engagements positifs – en dédaignant largement l’éducation populaire. Ensuite en dénonçant la gestion commune de l’existant qui fait de l’art un supplément d’âme destiné à juguler les drames sociaux. Enfin, pour le dire en un mot, en récusant les conceptions instrumentales du théâtre.

A propos des responsables politiques, le spectacle se contente souvent de traiter avec humour les effets de manche des uns et des autres, le côté spectaculaire des interventions politiques et les débats réduits au plus simple de leur expression. Ce théâtre observe la politique comme celles et ceux qui regardent du trottoir les manifestations. Tandis qu’un spectacle politique sur la politique regarderait la politique en intériorité et non pas en sympathie.

Cette distinction nous vaut un parcours fort intéressant du travail de Joël Pommerat. Neveux analyse Ça ira (1) – Fin de Louis, créé en septembre 2015. Par-delà le triomphe public et critique, il est nécessaire de prendre le temps de la réflexion. L’auteur rappelle que Pommerat formule à ce propos une hypothèse, selon laquelle cette pièce aurait ranimé ou réveillé « chez certains spectateurs un sentiment politique que chacun d’entre nous, citoyens, avons perdu ou délégué à d’autres… » (sachant aussi que la représentation de Nanterre fut contemporaine des événements du Bataclan). La pièce parle du pouvoir de la parole, de ces orateurs efficaces qui ont la maîtrise de la parole et en font un instrument de combat. De surcroît, n’étant ni une reconstitution historique, ni une actualisation présente du passé, le spectacle cultive une ambiguïté entre travail sur l’histoire et évocation de problèmes contemporains. S’agit-il d’un spectacle politique ou sur la politique ? Qu’en est-il de la parole qui organise la politique ?

Pourtant, explique Neveux, la pièce représente une conception coutumière de la politique. Les personnages ont les tics des parlementaires auxquels nous sommes habitués. La pièce correspond à une image constituée, professionnelle de la politique. Elle ne dit de la politique que ce que nous en savons déjà. L’occasion est ainsi contournée, conclut l’auteur, de proposer un spectacle politique sur la politique.

 

Le théâtre comme service public

C’est dire aussi que la notion de « théâtre politique » est bien prise ici en un sens qui comprend des œuvres, des objectifs d’auteurs et de metteurs en scène, mais aussi des structures sociales qui les portent. S’il est évidemment nécessaire de défendre le service public du théâtre et de la culture, il n’en reste pas moins vrai que l’on a un devoir de réfléchir à ce que cela engage, pour chaque époque déterminée. L’auteur rappelle que ce service public – argent public, certes, mais surtout continuité, égalité et mutabilité – ne peut se contenter de perpétuer les mythes qui façonnent l’image qu’on peut avoir de sa mission publique : par quel miracle social le théâtre réussirait-il à suspendre l’inégalité d’une société structurellement inégalitaire ? Mais compte tenu des discours destructeurs qui dominent souvent, il souligne aussi que s’il ne s’agit pas de défendre une vision enchantée du service public, on doit se refuser à soutenir la logique qui se régale de ses insuffisances. Sans doute faut-il apprendre désormais à se réapproprier le service public contre l’État et le marché dont l’État est le garant.

Y arriverons-nous en admirant le théâtre éthique et / ou humoristique, celui qui déploie la forme exaspérée de l’impuissance de chacun(e) à ne pas subir son sort ? Y arriverons-nous en multipliant le théâtre qui ne met pas tant en scène la politique qu’il ne met en scène le metteur en scène mettant en scène la politique ? Et le théâtre éthique de Brett Bailey (Exhibit B, 2014) ? Ces réflexions reconduisent au théâtre politique. L’auteur revient alors sur le théâtre militant dont il est spécialiste, en explicitant ce qui, en lui, demeure central : s’il s’adresse de fait à un public convaincu, on ne voit pas pourquoi il faudrait l’en empêcher ou le critiquer sur ce plan. La question se pose plus largement : pourquoi la politique, au théâtre ? Faut-il prendre une position politique pour se placer dans le concert des voix ? Faut-il continuer à se battre pour « amener la culture » aux « autres », c’est-à-dire « convertir » ceux qui « ne savent pas » et deviendraient donc « amorphes » ? Comment cesser de faire du « populaire » un thème hiérarchisant, de rechercher un « public vrai » dans le « populaire » traité comme tel ? Il faudrait pour cela réfuter un certain nombre d’axiomes pseudo-sociologiques : par exemple celui selon lequel un public populaire adhèrerait aux œuvres populaires, ou celui selon lequel les gens du peuple ont une culture du peuple, etc. L’enjeu est aussi de cesser de croire que la mission du théâtre serait de rendre à tous la grandeur des œuvres du patrimoine spoliées par une classe pour son usage privé, ou de séduire et réjouir pour faire oublier au peuple ses misères.

Comment ne pas revenir alors sur la question du spectateur, telle que beaucoup la posent à nouveau de nos jours ? L’art finalement travaille plus à la mesure de l’individu (comme on a pu le voir avec Rwanda 94, de l’équipe Groupov). Il sait bien qu’il ne peut changer le monde, ce qui ne signifie pas que l’individu-spectateur ne puisse, en s’y confrontant, changer son monde, être troublé par ce qui l’affecte dans la pénombre de la salle. Voilà comment, explique l’auteur, se dispose l’expérience égalitaire : par la capacité de l’œuvre à bouleverser une personne.

Simultanément, Olivier Neveux parcourt les formes de théâtre plus ou moins nouvelles : le théâtre documentaire par exemple. En réalité ces formes sont plus ou moins « nouvelles », parce qu’on les traite ainsi, mais ce théâtre a une histoire qui reconduit à Erwin Piscator et Petre Weiss. Dans tous les cas, ce parcours à travers les formes « nouvelles » aboutit aussi à repérer des tendances semblables à celles citées plus haut : mettre sur la scène « toute la misère du monde », des spectacles « sur » la pauvreté, le racisme, etc. Et c’est avec ironie que Neveux approche ces spectacles « politiques », plutôt compassionnels.

 

Petit manuel de l’art du théâtre politique

Qu’en est-il alors du théâtre ? Du théâtre comme forme artistique, des espaces du théâtre (bi-frontal, circulaire…) et surtout de l’idéologie émancipatrice du théâtre ? Question décisive, à l’heure où les propos mécaniques font rage, lesquels dénoncent le théâtre à l’italienne en soi pour mieux valoriser le théâtre de rue, par exemple, en ne se préoccupant que des dispositifs qui, finalement, seraient intrinsèquement « politiques ». Neveux tente de dessiner une perspective qui ne se contente pas des caricatures : caricatures du théâtre politique, caricature des dispositifs, caricature des liens entre théâtre et politique notamment au XXe siècle, etc.

Le théâtre politique n’est pas un genre unifié. Et l’opposition entre théâtre politique et théâtre d’art n’a probablement aucun intérêt, sauf « politique ». On peut faire confiance à l’auteur pour parler de ce théâtre avec plus de compétence et de lucidité. Ainsi reviennent en avant de nombreux exemples que l’on ne peut oublier (ou que l’on a voulu oublier, en condamnant leur « agressivité » ou leur « indécence »). Ce qui est certain, c’est que dans le théâtre politique, s’il a lieu, la politique ne saurait être une toile de fond ou un décor. Pas plus que le théâtre ne peut être uniquement un lieu à remplir. Soutenu par les propos de Daniel Bensaïd, Neveux nous renvoie par exemple au spectacle de Françoise Bloch, Etudes/The elephant in the room (2017), ou à Décris-Ravage d’Adeline Rosenstein (2017).

Il faut lire enfin de près les dernières analyses proposées par l’auteur, qui s’étendent jusqu’aux spectacles de Maguy Marin. Non seulement le lecteur peut y retrouver des pièces qu’il a pu avoir l’occasion et le plaisir de voir, mais encore il est entraîné à réviser complètement les présupposés des rapports entre le théâtre et la politique. Cette exploration est décisive et éclaire très précisément les propos de Neveux.