Collection et recueil pointus des expériences du désir lorsqu'il est pris à la glu du travail social.

Sur la place Charles Dullin, une jolie petite maison de maître se trouve remplie d’un théâtre, l’Atelier. On entre dans cette salle italienne juste après les portes du contrôle et l’on s’assoit en remarquant que le rideau est ouvert, que le plateau laisse voir un désordre préparé, un fond sans apprêt mal rangé et que les comédiens nous attendent : un couple assis sur des chaises côté jardin, une femme debout à l’avant-scène, une autre qui se promène côté cour.

 

Absurdie et normalité paradoxale

Et puis il y a quelqu'un parmi les rangs d’orchestre, dont on ignore en arrivant s’il s’agit d’un spectateur affable ou du directeur qui accueille le public. C’est un bel homme d’une soixantaine d’année, qui occupe le terrain sans que, semble-t-il, on lui ait destiné aucune situation ni aucune fonction, que ce soit sur le plateau ou du côté du personnel. Les comédiens semblent le connaître. On reste incertain à son sujet. Il est possible même que des spectateurs n’aient pas remarqué sa présence. C’est un retraité sans moyens, partant sans fonction ni ressources, invisible. Il nous l’apprend lui-même quand il prend la parole pour de vrai : il fait des petits boulots et ici il est censé présenter le spectacle.

Tout cela s’agence sans lourdeur aucune, et c’est le grand agrément de cette entrée en matière. Cet homme ne se plaint de rien : tout en humour, il est en situation, il fait penser à Chaplin. Plus tard dans la représentation, il fait une nouvelle entrée. Il profite de la présence des comédiennes pour se former à un nouveau job de complément. Sa dernière idée est de proposer des séances d’épilation. Il ne fait pas de discours, il essaie de survivre. L’effet est comique et touchant. Sans en avoir le costume, il occupe ou plutôt il réinvente – et cette fois ce n’est pas une velléité de jeune retraité – la fonction du clown blanc.

 

Claire Dumas

 

Sa compagne d’expérience épilatoire est d’ailleurs, sans qu’il y paraisse, bel et bien son partenaire traditionnel : Auguste. Sans en revêtir non plus le costume, ni en porter le maquillage, ni le nez, elle se soutient de son jeu et de son beau visage comique. Elle aussi fait une entrée de clown remarquable, quand elle surgit, décidée, on ne sait pourquoi, à nous expliquer par le menu la journée d’une employée de Pôle emploi. Elle construit une banque d’accueil élevée comme un autel d’église baroque, avec trois chaises et deux planches molles en plastique, un château branlant de trois mètres de hauteur d’où elle nous harangue sans discontinuer, avec un léger accent du Béarn, jusqu’à une apothéose de vrac et d’avalanche, en objets et en mots.

Les clowns sont des êtres de pistes, ils sont nés autrefois dans les écuries des manèges. Ils prospèrent dans les marges d’un spectacle principal dont ils sont une tolérance. Ils bricolent au milieu des acrobates et des dresseurs de chevaux, gens de métier. Ils prennent sur leurs épaules cette part d'absurdité que recèle la morale sociale, c'est-à-dire le social-sérieux universel. Ils adoptent le credo des fidèles de l'église Travail, mais chez eux la fascination pour un dieu devient ridicule. Et ils nous montrent ici que l'individualisme paradoxal, auquel la mordernité nous assigne, produit des effets cruels et gratuits : l’exclusion insensible des vieux, le réduit administratif-traître de l’agence Pôle emploi.

 

Notre sentimalité d'esclave

Ces deux « crypto-clowns » (clowns cachés car ils n’en revêtent, encore une fois, aucun des vêtements, ni des maquillages symboliques) traversent un spectacle plus classique de saynètes d’un comique plus théâtral mais elles aussi empruntes de finesse.

Une jeune femme par exemple s’avance vers le public et tient absolument à partager avec lui son goût pour les poèmes de Walt Whitman. Elle nous en lit quelques-uns en traduction, et à proprement parler elle en respire, elle y retrouve le goût de l’existence, elle nous le dit et cela se voit, mais… un petit quelque chose est prêt à s’exprimer qui ne bascule pourtant pas dans l’expression car le personnage n’en prend pas conscience (seul le public peut le ressentir) : l’effet de touchante pauvreté spirituelle où la vie sociale a réduit cette personne.

 

Mélanie Bestel, Nadir Legrand, Judith Davis

 

En effet, la jeune femme ne sait pas (ou elle ne sait plus, ou pire encore elle n’a jamais pu savoir) que "lire un poème en traduction, c’est comme prendre une douche en imperméable"   . Par la traduction, le lecteur prend connaissance des images et parfois des sentiments que le poète est censé avoir voulu produire, mais il ignore nécessairement les formes poétiques qu’il a élaborées, qui sont pourtant le cœur de sa création. Le rythme, le timbre et la vocalité des mots, etc., ont été remplacés, dans la langue de réception, par des formes prosaïques  

Ainsi notre personnage s’extasie-t-elle devant les pauvretés d’un Whitman traduit. De la même façon, il peut nous arriver, si nous sommes par exemple bousculés par un événement funeste qui nous conduit à l'hopital sur un lit de souffrance, d’être touchés par une affiche reproduisant platement un Renoir. Dans le tirage offset, en effet, quelque chose est perdu, qui a été remplacé par une verroterie à laquelle cependant on s’accroche avec ferveur et sensiblerie. L'épreuve physique dans cet exemple, ou l'aliénation sociale de notre lectrice de Walt Whitman, ont réduit les capacités perceptives à la plus régressive des sentimentalités. L'effet n'est plus esthétique mais il est fort et on s'y laisse prendre. Il a ce goût que prend le fantasme de la liberté chez l'homme chargé de chaînes. C'est ce qui explique la méfiance des artistes pour le mélodrame, qui touche au pathos. Les comédiens couronnent finement l’effet de cette scène en précisant, avec esprit : « C’est une excellente traduction ! »

 

Un collectif en recollection

Les autres saynètes sont des variations à deux ou à trois personnages sur ce même thème de l’absurde transformation de l’humanité sociale d'aujourd'hui en catalogue de monstres dérisoires, désuets, absurdes et même inquiétants. Le collectif de comédiens aime la collection de choses vues, c'est de structure. Epingler des papillons, échanger des timbres, trouver l'oiseau rare, ouvrir aux happy few son cabinet de curiosités. Aussi sommes-nous tenté de passer de l'art de la critique à celui du catalogue, oubliant de s'interroger sur la dramaturgie de la collection, si elle existe. Une dramaturgie du recueillir.

Il y a par exemple cet intermède : on lance une musique ; un homme et une femme, chacun face au public, commencent à danser un ballet du genre de La fièvre du samedi soir. Or la jeune femme se met à parler sans cesser de danser. On s’aperçoit peu à peu que ce qu’elle a à nous dire est empêché par le rythme de la danse, mais elle persiste et va jusqu’au bout de son propos tout en continuant d’être cette fois non plus une danseuse, mais une personne haletante et secouée, qui réfléchit à son sort pendant qu’elle est complètement traversée, enchaînée, empétrée d’un mouvement auquel elle ne peut pas s’opposer et qu’elle ne peut pas interrompre. Ses idées mériteraient qu’elle s’assoie et s’explique posément, mais non, il faut danser et parler, comme la cigale, l’hiver, devant la fourmi et ses réserves closes.

 

Nadir Legrand, Judith Davis, Claire Dumas, Simon Bakhouche, Mélanie Bestel

 

Chacune de ces saynètes recèle une idée et un humour subtils. Il y a encore ce couple qui semble faire sa réunion hebdomadaire pour régler sa vie commune selon les principes du « management », parce que les systèmes d’organisation où ils se meuvent au bureau a manifestement déteint sur leur psyché : la jeune femme, cependant, est intriguée et demande à son compagnon pourquoi, dans la nuit du jeudi au vendredi, il la prend sauvagement. Quant à lui, il tombe des nues, il ne se savait pas cet gorillité nocturne. Le jeudi après-midi, il présente ses comptes de résultats à son patron. Les deux personnages font le lien et ils se regardent un peu perplexes. Et puis elle ajoute (parce qu’il veut s’excuser) : « Mais non, c’était… c’est plutôt bien ! »

Il y aurait encore d’autres scènes à pointer qui ont autant de sel. Pas d’ironie, pas de causticité. Un spectacle structuré comme au cirque, filage de numéros de comédiens sensibles. Une collection dramatique dont on sort réflexif et plutôt allégé, cependant qu’on a traversé le petit enfer de nos vies en réduction.

 

Au Théâtre de l'Atelier du 19 mars au 4 mai 2019

La légende de Bornéo, par le Collectif l'Avantage du doute. Conception, écriture et interprétation : Simon Bakhouche, Mélanie Bestel, Judith Davis, Claire Dumas et Nadir Legrand.

 

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