En s’appuyant sur près de 200 entretiens réalisés en Île-de-France, le collectif de chercheurs donne à voir la diversité des choix résidentiels et invite à reconsidérer la notion de centre.

Le constat est connu : le coût de la vie à Paris atteint de tels sommets qu’une partie toujours plus large de la population francilienne s’en trouve évincée. La classe moyenne, vaste catégorie souvent invoquée mais rarement définie, se trouverait progressivement reléguée en marge de la vie urbaine. Mais ces ménages vivent-ils systématiquement le départ de la capitale comme une contrainte ? Les qualités prêtées au centre-ville disparaissent-elles une fois passé le périphérique ?

Dans « Quitter Paris ? Les classes moyennes entre centres et périphéries », les sociologues et urbanistes Éric Charmes, Lydie Launay et Stéphanie Vermeersch, assistés de Marie-Hélène Bacqué, livrent la synthèse de 200 entretiens menés dans cinq territoires d’Île-de-France. Les ménages interrogés disposent d'un revenu annuel situé entre 22 180 et 46 108 euros par unité de consommation, une fourchette haute à l'échelle nationale qui permet toutefois de recouvrir une palette large de situations résidentielles. De Paris à Châteaufort, les témoignages recueillis donnent à voir la diversité des dilemmes auxquels sont confrontés ces ménages, qui partagent, malgré les apparences, de nombreux points communs.

 

La force centrifuge parisienne

La première tendance de fond soulignée par les chercheurs est bien celle de la « bataille du centre » qui se joue dans l’arène du périphérique. Déjà vidée de ses habitants modestes, la capitale voit une part grandissante de sa classe moyenne forcée de s’installer à ses franges. Les chiffres sont évocateurs : depuis plus de dix ans, la population de la capitale a décru, là où celle de ses départements adjacents suit une courbe ascendante. Et cette hémorragie ne concerne plus seulement Paris, mais aussi certaines des communes limitrophes, à l'image de Pantin ou Montreuil, que les franciliens interrogés écartent progressivement du champ des possibles.

Pour comprendre comment ce glissement est vécu par les ménages concernés, les chercheurs se sont intéressés à la rue des Martyrs, dans le 8e arrondissement de Paris, au pied de la Butte Montmartre. Ses habitants y vantent la présence de commerces ouverts à toute heure, l’intensité des relations sociales, la possibilité de se déplacer à pied ou encore la dimension symbolique d’être « là où ça se passe ». Fort de ces nombreux attraits, mais aussi de la proximité avec Montmartre, le quartier se « boboïse », selon les termes employés par les riverains. Un processus aux contours flous, qui se traduit concrètement à travers l’évolution de la typologie des commerces et l’augmentation du prix des loyers. Preuve de cette mue, l’ancien quartier populaire qui l’englobe est désormais désigné sous le nom de « SoPi », pour South Pigalle. Un surnom directement emprunté aux diminutifs des districts new-yorkais, qui trouve un écho chez une population branchée et cosmopolite.

Face à ces mutations, les chercheurs constatent que la classe moyenne interrogée se voit contrainte d’adopter des stratégies de « résistance » pour se maintenir dans le quartier. Les entretiens donnent à voir d’importants sacrifices, allant de compromis sur la surface du logement au report de projets parentaux. A l’exception des ménages bénéficiant d’un héritage, l’accession à la propriété devient aussi un horizon inatteignable. Dans ce contexte, un accident de parcours suffit à provoquer un départ de l’arrondissement, voire de la capitale. Une décision sous contrainte décrite comme un « exil ».

 

Aux portes de Paris : les « déplacés »

Lorsque les compromis deviennent intenables, la petite couronne devient la destination privilégiée de ce que les sociologues nomment « les déplacés ». L’émergence de cette catégorie au sein de la classe moyenne constitue le deuxième fait marquant identifié par les chercheurs. Ce groupe hétéroclite de professeurs, cadres, professions intellectuelles supérieures ou intermittents du spectacle est étudiée à travers l’exemple de la ville de Noisy-le-Sec, en Seine-Saint-Denis. Dans cette commune de l’ancienne « banlieue rouge », l’arrivée de ces classes moyennes est perçue comme une aubaine par la municipalité, confrontée à la paupérisation de certains de ses quartiers, selon un « ensemble de représentations sociales qui font des classes populaires un problème et des classes moyennes la solution », notent à juste titre les auteurs.

Si les ménages interrogés ne vivent pas nécessairement cette arrivée comme un « exil » de la capitale, ils évoquent un panel de lot de consolations qui fait écho à une forme de regret. « Quitte à aller en banlieue, faut que ce soit facile d’accès, qu’on ait le centre-ville tout près, les transports faciles, qu’on puisse rayonner si on change de boulot, etc… et si possible une maison » décrit ainsi Karine, installée à Noisy-le-Sec depuis six ans. Plus frappant, les sociologues tirent aussi des entretiens menés plusieurs stratégies visant à se distinguer d’une certaine idée de la banlieue, dépeinte par la présence de tours et de pavillons d’alignement. L'acquisition d’une maison ancienne et « authentique », qui fait souvent l’objet de réaménagements intérieurs, revient dans les témoignages.

Les « déplacés », victimes de la gentrification au cœur de la capitale, en deviennent ici les acteurs et participent progressivement à remodeler le territoire dans lequel ils s’installent. Alors qu’ils conservent au départ des liens forts avec Paris, la participation à la vie politique locale ou à des associations de quartier leur permet graduellement d’exiger de nouvelles aménités urbaines à même de répondre à leurs attentes. La dynamique collective permet aussi de « consolider une estime de soi mise à mal par l’obligation de quitter Paris, considérée comme la terre d’élection du groupe auquel ils se rattachent », analysent les chercheurs. Cette stratégie n’est pas conscientisée, voire même décriée par les « déplacés » eux-mêmes. Mais face à une diversité sociale parfois subie et incontrôlée, la question scolaire fait office de révélateur. Les « déplacés » s’emploient, à leur corps défendant, à éviter une confrontation sociale et ethnique qui mettrait en danger l’avenir académique et professionnel de leurs enfants, réclamant par exemple l’ouverture de filières sélectives ou recourant à des établissements privés.

 

La banlieue n’est pas que contrainte

Le constat, implacable, de la force centrifuge exercée par la capitale peut facilement aboutir à une lecture en cercles concentriques de la métropole, qui réduirait les espaces périphériques à un lieu d’accueil des populations les plus reléguées. C’est pourtant sur ce point que le travail des sociologues prend tout son sens. « Le centre n’est pas une réalité donnée une fois pour toutes, mais bien un fait social construit, de manière individuelle et collective », rappellent-ils ainsi. La classe moyenne francilienne ne se réduit donc ni aux « résistants » ni aux « déplacés », et le choix de vivre en marge de la capitale peut correspondre à une manière assumée de vivre la métropole, voire à un idéal.

Au Raincy, ville aisée surnommée le « petit Neuilly du 93 », les riverains listent des critères de choix semblables en tous points à ceux évoqués à Paris. « C’est très pratique pour élever des enfants. [Ils peuvent] tout faire à pied », affirme Odile, au Raincy depuis les années 1970. La banlieue n’est alors pas exempte de formes de distinction sociale, tout comme en centre-ville. « J’avais de l’ambition, j’ai choisi Le Raincy parce que ça faisait mieux », explique ainsi Luc, commerçant de 45 ans.

Allant plus loin, les auteurs s’intéressent également aux espaces périurbains, un thème cher au co-auteur Eric Charmes, qui publie en ce début d’année « La Revanche des villages - Essai sur la France périurbaine ». Ces territoires sont définis de manière large, par la prédominance de la verdure, de la maison individuelle et de la mobilité automobile. L’exemple de Châteaufort, commune de 1 300 habitants située à 30 kilomètres au sud-ouest de Paris, révèle que le périurbain peut représenter, pour ses habitants, un espace intermédiaire désirable en soi, un « lieu idéal » entre ville et campagne. Les interviewés se rient des appartements parisiens « riquiqui », assurant ne pas « avoir envie de vivre en ville », tout en conservant la possibilité de s’y rendre occasionnellement.

 

Le périurbain, un creuset de « petits blancs frustrés » ?

Reste une question délicate : le périurbain représente-t-il une manière souhaitable de vivre la métropole ou est-il synonyme de ségrégation sociale et d’entre-soi ? Les auteurs le reconnaissent, la diversité résidentielle reste plus forte dans le centre, alors que certains villages prennent l’allure de « clubs résidentiels réservés à des cadres » par le biais de politiques locales destinées à conserver leur standing.

Mais à l’heure où Paris s’embourgeoise, les entretiens révèlent qu’en centre-ville, tout comme en petite couronne, la mixité reste davantage revendiquée qu’expérimentée. « Les Parisiens rencontrés manifestent […] une peur du reste du monde qui ne les distingue guère des périurbains » constatent les chercheurs, évoquant notamment la crainte de dépasser le périphérique - une véritable « expédition » - ou celle de prendre le RER - qualifié de « très anxiogène ». « Discuter avec les petits commerçants ou croiser des ouvriers d’origine étrangère sur les trottoirs n’entraîne pas forcément des relations allant au-delà de la coexistence », notent-t-ils.

A l’inverse, si les espaces résidentiels des périphéries se caractérisent par une homogénéité importante, les riverains peuvent être amenés à expérimenter la mixité sociale de manière plus prononcée, dans le cadre de leur travail ou de leurs achats par exemple. On y lit ici une des idées fortes des chercheurs, qui souhaitent répondre à ceux qui « mettent en cause » le périurbain estimant que l'expérience de l'altérité y serait amoindrie. Les entretiens menés par les chercheurs conduisent plutôt à penser que l’« éventail de positions morales » possibles et le rapport à la diversité ne sont pas corrélés à l’éloignement de la capitale. Or, l’image d’une lisière périurbaine composée uniquement de « petits blancs frustrés » aurait comme conséquence de disqualifier une manière autre d’habiter la métropole.

La classe moyenne francilienne est donc bigarrée, et les chercheurs nous invitent à la considérer telle quelle. Si Paris disparaît de son champ des possibles de manière alarmante, il lui reste toutefois une myriade d’autres formes de résider autour de celle-ci. Car, les auteurs le rappellent, la classe moyenne conserve une marge de manœuvre. C’est notamment ce qui la différencie des couches populaires, plus durement frappées par cette mise à l’écart des polarités. Et dont on devine en creux les difficultés encore plus vives à résider l’espace métropolitain.