Que peut signifier "la peinture pense"? Eric Alliez ouvre six études de cas pour analyser cette proposition.

"On se demandait comment obtenir des éléments d’analyse du rapport entre visible et dicible. On doutait que les peintres pensent, et aussi que les philosophes voient : "Cet ouvrage n’a d’autre objet que de mettre à jour la pensée à l’œuvre dans la peinture moderne" "   . Que peut signifier que "la peinture pense" ? Éric Alliez ouvre six études de cas pour analyser cette proposition.

 
 
Couleur et modernité 

Au philosophe qui débuterait son enquête sur la couleur par les lois de l’optique de Newton, Alliez propose de réinvestir la Farbenlehre de Goethe. À la couleur comme objet de la philosophie moderne, il propose d’ajouter non pas la "géographie subjective de la rétine" qui extrairait la couleur de son modèle super-objectif pour le déréaliser tout autant dans un modèle hyper-subjectif – "la couleur est ma représentation" – mais une philosophie de la Nature empreinte de connaissances empiriques. Cette connaissance empirique est une cause des remises en question manifestant l’émergence d’un art moderne : remise en question du sujet voyant et de l’objet vu, du réel et de l’irréel, de l’image sur l’œil et de l’image représentée, du transparent et du trouble. De sorte que la peinture puisse être enfin définie comme acte de modernité : "ainsi édifions-nous le monde visible et rendons-nous du même coup la peinture possible, laquelle est capable de produire sur la toile un monde visible beaucoup plus parfait que le monde réel". Pour assurer le triomphe de la couleur sur la forme, il faut profondément modifier ce que l’on nomme couleur : la transformation de la matière par l’œil – les effets – devient aussi décisive voire plus décisive que sa transformation par la main – le coup de pinceau. Alors peu importe qu’un peintre dessine par endroit comme un enfant, car son œil, lui, ne voit pas comme celui d’un enfant, mais transforme le monde.

"L’ennemi de toute peinture est le gris".  À celui qui, pour des motifs avouables ou non, omettrait Delacroix, Alliez rappelle avec précision le talent du "coloriste", celui qui a su projeter ses tartouillades   dans les musées, à côté d’Ingres et de l’académisme de David. Qu’y a-t-il de moderne chez Delacroix ? La couleur, bien sûr, dans l’utilisation des complémentaires rouge-vert, l’utilisation des reflets, mais aussi et surtout les forces engagées dans cette utilisation de la couleur, forces qu’aucune toile ne contient, ou plutôt qu’elle contient toutes, forces explicitement nommées dans son Journal : "un fond tout noir à contenter"   , une peinture "déraisonnable", une "heureuse saleté"   , "composé bizarre et inexplicable de contraire"   . Fantasme delacrucéen ou songe sardanapaléen ? Violence des contrastes déclenchant les puissances de l’imagination, projetant l’hallucination identifiée par Baudelaire dans le cerveau des spectateurs et produisant en art, la bascule du moderne. La barrière de l’œil est ainsi franchie : plus d’image, mais des hallucinations. Tableaux devenus rêves de tableaux : l’opérateur ? La couleur. "Les tons entrent les uns dans les autres comme des soies"   : les demi-teintes ombrant les couleurs locales produisent des effets de liaison entre les objets. La couleur associée à son opposée primaire crée un plus, une résultante : une suggestion, non par contraste, mais parce qu’utilisée à l’intérieur de la couleur elle-même, une diminution de l’effet de contraste. Et du stimulus visuel, nous passons à son effet cérébral. "Au ton local, à la couleur dont on avait retranché toutes les virtualités pour la faire collaborer au principe idéalement séparatif de la ligne-contour, Delacroix impose une délocalisation telle que la peinture dans son ensemble s’en trouve déplacée en faveur des reflets tout en demi-teintes"     On ne peindra plus jamais des choses, mais des effets de choses. Le moderne, c’est cette humanité de l’effet.

 
 
L’espace propre du tableau.
 

Arrière-plan, plan, fond, scène, frontière, perspective… résidu de l’ancien monde : mais décadrage, abstraction, détachement, absence de voisinage, frontalité, architecture plate et absence d’arrière monde…bienvenue dans la modernité : il faut se confronter au plan du tableau. Aussi Alliez provoque-t-il une confrontation suivie entre Manet, Mallarmé, Foucault et Velázquez, à partir du plan-lacune, du plan-piégé, et d’un plan comme invisibilité frontale. "Refus d’envisager la peinture comme une idéale mimèse du monde rapporté à un répertoire théâtralisé de modèles"    : troisième dimension du moderne, instaurée selon Alliez par Manet. La peinture se trouve affirmée dans l’artifice de la construction de plan : artifice qui n’en est pas un, puisqu’il en est la condition logique, donc la loi de nature du tableau. Tableau ? "travail de réalisation topologique dont l’espace est moins le support visuel que la résultante matériel en terme de plan". Les yeux sont des dupes ! Dupes de quoi ? De la perspective, des tons, des contrastes, des plans. Il faut donc montrer la duperie constitutive, l’invisibilité frontale. La distraction de la main, car le coup de pinceau, avons-nous dit, devient moins important que son effet, va servir le recul théorique de l’œil : car l’effet d’optique est un effet de pensée. Avec quoi faire reculer l’optique ? Avec du plan. Absence, silence, distanciation d’une "vision qui n’ouvre ni sur un dedans ni sur un dehors, mais sur la membrane granuleuse, neuronale, sur le canevas mental du tableau" : imagination naturaliste non romantique que Mallarmé nommera impressionnisme, par opposition au réalisme encore prisonnier de la "représentation d’objets réels existants"   . Vérité froide, dépicturalisation, illisibilité des "sujets" : primat du plan, mise en route de la machine abstraite de l’art moderne, beaucoup plus encore que de l’impressionnisme. Tout est nature-morte chez Manet : car tout est plan, ce qui signifie que tout est proposé sous sa loi de composition au plan du tableau, image. Espacement abstrait : l’Asperge (1880) est l’absente du bouquet d’asperge. Plan comme effet de surface où toute chose s’aplatit : d’où les critiques violentes, Manet l’aplatisseur. "L’objet n’est plus "modèle" à copier mais "sujet", à la nudité de ce qu’on voit dans une opération dont le propre n’est pas de se re-présenter"    : moderne ? Oui, peignant non des impressions visuelles, mais des impressions de plan, c’est-à-dire des effets d’abstraction. Peindre des effets, et non plus des choses : mais plus encore peindre des plans. Donc peindre non seulement des phénomènes psychophysiologiques, mais peindre des abstractions sensibles.

 
 
Pulvériser le monde : points, lumière.
 

La question hantera toujours. Qu’est-ce que le modernisme ? Un point où "la facture s’évanouit" totalement devant l’effet ? Mais quel est ce point ? Pissaro dit : "le point est maigre, sans consistance, diaphane, plus monotone que simple, même les Seurat, surtout les Seurat…"   . "Pignochage minutieux" selon l’expression de Signac, division inexorablement vouée à la grossièreté. Quel rapport du pointillisme avec l’impressionnisme ? "Libération de la couleur pure", "contraste simultané" et "mélange optique" formaient les mots magiques : mais le problème, c’est Seurat et son Dimanche. Monet, Renoir et Sisley n’y voient aucune "atmosphère". Aussi faut-il traiter du rapport lumière-couleur, et comprendre les mélanges additifs et soustractifs : sur la palette ou dans l’œil ? Dans l’œil, définitivement. Mais les points-de-Seurat résistent, forment un monde à part, car ils produisent un gris trouble qui retrouve une lumière décolorée, tout en maintenant visible la facture et donc le "mode de production mental de la vision par sommation de sensations"   : est-ce l’effet ? Si M. Schapiro peut affirmer de Seurat qu’il est "le visionnaire du visible", c’est parce que le réel n’est qu’un papier dont nous ne distinguons pas le grain. Nous en avons néanmoins des photos, c’est-à-dire d’hallucinante quantité de détails et de points. Le néo-impressionnisme est le négatif de la photographie, celle-ci vue comme un précisionnisme. Car le monde est toujours déjà image, "image-idée d’un sujet sans subjectivité"   . L’absolument moderne c’est de découvrir ceci, cet artifice du visuel lui-même : faire apparaître les rayons lumineux. Voilà pourquoi Seurat se dit "luministe". "Ce que le tableau retient, ce sont le sondes et les vibrations, c’est la façon dont ils viennent […] cribler les corpuscules du matériau. […] Ce que le tableau  laisse percevoir, ce n’est donc pas la chose en son autorité première, c’est la mémoire inorganique de sa radiation lumineuse". Bravo Alliez, et merci, car il faut bien avouer que Seurat, on n’avait pas compris. Ce que le daguerréotype fait en noir et blanc, Seurat le fait en couleur. Et sans illusion picturale : la facture est là, elle se rappelle toujours, "image pelliculaire d’un dehors cérébral, atomique, microbiologique et moléculaire, renvoyant toute œuvre à quelque chose d’essentiellement flottant, au sens ou la photographie détache l’image de son référent en la soumettant au régime de sa reproductibilité". Le suicide de la peinture aurait été de revenir au naturalisme et à la tradition. "Le dessous est nul ; aucune âme, aucune pensée, rien"   écrit un critique, en fantôme stupide d’un monde trépassé, puisque dans le monde moderne, "dehors" et "dedans" ne veulent plus rien dire – voir la bordure des Poseuses. Reste un théâtre optique fait de pose, de silence et d’ombres. Le point est à la lumière ce que la lumière est à l’image, et l’image encore au mouvement, et le mouvement au réel : ni des parties constituantes, ni des conditions, mais un dangereux animisme, rythmique et magique ; chaque point confèrent à l’œil une fonction digitale. Pulvérisant le monde.

 
 

La musique des couleurs comme révélatrice des sensations.

 

Gauguin affirme que Delacroix n’a pas travaillé "pour la couleur", mais il lui empreinte "la musique du tableau". "Musique" ? Accord non réflexif. Les aplats de couleurs comme musicale réponse ? Les couleurs vibrent alors pour elles-mêmes : "pour elles-mêmes" ? "N’exprimant directement aucune idée"   , "sans servitude du texte", "rien dans un ouvrage littéraire n’en donne une idée"   . Si l’impressionnisme "dessine comme la nature", selon le mot de Baudelaire dans le Salon de 1846, Gauguin synthétise les couleurs, les cloisonne en émotions pures : tout à la fois céramiques et vitraux, ces peintures. Il appartient à "une couleur non-figurative de révéler les sensations" précise Alliez, car Gauguin ne travaille pas l’œil, mais le cerveau. Le rapport visible/dicible est-il aboli ? L’abstraction est obtenue par sacrifice intégral aux couleurs. Tout paysage est énigmatisé par la couleur, il est texture terrestre qui n’est perçue qu’à partir de l’esprit qui s’y incorpore. "Mon centre artistique est dans mon cerveau" déclare Gauguin   . Des boites de couleurs violentes très distantes, construction d’apparitions comme rêves. Exotisme et tropiques en sont-ils les conséquences stéréotypées ? L’Europe : origine de la "timidité d’expression de nos races abâtardies"   . À Tahiti, Gauguin apprend une métaphysique où l’on n’hésite plus : "mon rêve ne se laisse pas saisir […] – poème musical, il se passe de libretto"   . C’est du rapport à l’histoire et à la critique que se libère Gauguin.

 
 
La peinture comme réalisation : clé de la modernité.
 

Cézanne comme mesure exacte des places de la Nature et du Style dans la représentation ? Emblème du moderne ? Quel est cet impressionnisme ? Un impressionnisme supérieur qui met entre parenthèse non pas "l’image intellectualisée" mais "le vécu immédiat", et au profit non de l’effet mais de "la lumière cachée-révélée d’un pur apparaître". Ce n’est pas l’analyse diachronique qui importe, donc, dans l’œuvre – les toiles répétées et répétitives d’une montagne par exemple – mais la synthèse destructive qu’est la composition du peintre. "A chaque toile l’effort est à refaire […] c’est bien que l’on travaille à devenir fort"   . Monumentale recherche d’une nature-tombeau, vers laquelle tous les efforts convergent – réitération de crânes, de montagnes. Le motif est rendu réel par la réalisation : l’image est abandonnée, comme "esprit littérateur" au profit de la réalisation. Cézanne opère un déplacement matériel : ce qui est précisément "penser en peinture", c’est d’abandonner ce vide que sont le motif, la nature, l’image. On ne présente plus de vide, on présente une peinture comme réalisation, nécessairement transitoire, inachevée et inachevable. Cézanne est cette puissance de réalisation   . Le motif disparaît, et ce qui apparaît, c’est la lecture qui module, schématise, harmonise et interprète. "Il n’est pas d’autre voie que de faire œuvre d’abstraction en peinture" : et de mettre en évidence, comme la chair de la peinture, les ruptures de profondeur obtenues par des tâches colorées. "Tout est rapport" : rapport de formes, couleurs, mots. Modulation des choses dans des modulations du plan, différence "sans terme positif". Les choses n’ont pas de valeur optique, mais des valeurs en tant que plans différentiels, différentiant des plans. Le moderne alors ? C’est la construction du tableau d’après "l’expression la plus visible des forces dans le tableau". La sensation qui colore, lorsqu’elle va contre la forme, est tout aussi légitime : le plan n’assure plus seulement l’unité d’un motif (toujours absent), mais l’unité des couleurs et de leur tension. L’unique motif de la peinture devient le plan, ensemble de sensations organisées par une logique. Le naturalisme de Cézanne "ne signifie jamais qu’un effet d’expression directe non des vécus ou du perçu, mais de l’activité qui les rend tels, intus et extra, pour le peintre"   . Voilà pourquoi Alliez parle d’œil-cerveau.

 

Vous l’aurez compris, ici, nous avons beaucoup appris. Et contrairement au mot de Taine – le monde comme "hallucination vraie" – qui sert de leitmotiv, davantage sur la relation entre modernité et couleur que sur la relation entre perception et vérité. Et cette histoire en est une, indéniablement, puisque a minima lisible comme répertoire des sources de la pensée des peintres. Même si le nombre des études, leur inégale valeur ou leurs dispositions fragmentaires ne laissent pas d’interroger. L’absence totale de reproduction des œuvres citées requiert parfois des recherches complémentaires importantes. Avec pour conséquence majeure que cette histoire du rapport entre visible et dicible demeure résolument enchâssée dans le dicible.


* Jean-Clet Martin, co-auteur de L'oeil cerveau, est critique à nonfiction.fr