Si cette lecture de « La nouvelle question laïque » a sa cohérence et sa part de sincérité, elle témoigne souvent d’un parti-pris idéologique contestable qui invalide l’essentiel du propos.

Selon le politologue Laurent Bouvet, la nouveauté qui justifie le titre choisi est le surgissement, depuis une trentaine d’années, d’un islam visible, dont le symbole est le foulard dit « islamique ». Cette histoire, commencée en 1989 à Creil, est bien connue et il est inutile d’en rappeler les moments forts. D’une façon générale, l’auteur considère le rapport à l’islam comme révélateur des désaccords interprétatifs sur ce qu’est réellement la laïcité, tout particulièrement au sein de la gauche. Quels sont les points saillants de son argumentation ?

On a tendance, selon L. Bouvet, à définir la laïcité instaurée par la loi de 1905 comme une laïcité libérale et, ce faisant, à la réduire à un dispositif juridique, la séparation du politique et du religieux. De surcroît, on transformerait le principe, incontestablement central, de la liberté de conscience en liberté religieuse dont elle n’est qu’une simple composante. Mais la laïcité qu’Aristide Briand défendait n’était nullement libérale : elle exprimait un point de vue républicain modéré, et il conviendrait de combattre le glissement (voire la trahison) opéré depuis, sous la néfaste influence du libéralisme anglo-saxon. L’auteur s’interroge : « De quelle manière une telle conception de la liberté, étrangère à la tradition républicaine française, s’est-elle ainsi imposée ? »   .

Nous serions, écrit-il, « sous l’influence des juges administratif et constitutionnel français, eux-mêmes aiguillonnés par des juges européens pour lesquels la liberté religieuse et le modèle tolérantiste sont les références »   . Il existerait donc une compromission de notre modèle par un libéralisme étranger à notre tradition politique. Au centre de la construction idéologique de l’auteur, on trouve donc deux oppositions : celle entre libéralisme et républicanisme et, corrélativement, entre tolérance et laïcité.

Ces dichotomies sont-elles aussi décisives que le prétend L. Bouvet ? Nous nous proposons de nuancer la dichotomie républicanisme / libéralisme politique et de montrer que la laïcité se corrompt à oublier la tolérance. Nous attirerons ensuite l’attention sur l’extrême ambiguïté du discours de l’auteur, plus précisément sur le décalage entre la générosité des intentions proclamées et le rôle que joue sa « laïcité », au mépris de sa véritable signification, dans l’élaboration d’un clivage entre « nous » et « eux ». Enfin, nous donnerons quelques indications sur ce que doit être la laïcité pour être réellement émancipatrice.

 

Républicanisme versus libéralisme

En analysant la citoyenneté comme une responsabilité et non exclusivement comme un ensemble de droits, L. Bouvet se réfère implicitement au modèle athénien. Mais il feint d’oublier que, dans celui-ci, le primat de l’identité citoyenne n’est possible que parce que le corps social est homogène. La citoyenneté étant acquise par la naissance, étrangers, métèques, esclaves et femmes en sont exclus. Aussi la cité grecque est-elle restée fermée, prisonnière d’une conception que, dans le vocabulaire contemporain, nous dirions ethnique. Et si ce rappel jette bien une lumière sur les conflits présents, il ne les éclaire pas dans le sens souhaité par l’auteur.

En outre, pour donner une certaine consistance à sa dichotomie, l’auteur a recours à une version idéologisée assez inconsistante du libéralisme politique, dont la supposée connivence avec le multiculturalisme normatif ne reconnaîtrait que des communautés d’individus au mépris de l’appartenance citoyenne. Mais n’est-ce pas, par une habile stratégie de rétorsion, chercher à éloigner le soupçon sur une conception dont l’ancrage particulariste est difficilement contestable ? En effet, pour L. Bouvet, il y a dans la laïcité beaucoup plus que l’idéal de séparation stricte des ordres de la religion et de la politique. Elle est présentée comme une valeur patrimoniale profondément liée à l’histoire de la France : « Il faut montrer pourquoi la laïcité ne se résume pas au vide créé par la neutralité de l’Etat, mais qu’elle est, au contraire, solidement ancrée dans une histoire et même, osons le terme, dans un substrat civilisationnel »   . Dans cette perspective, et bien qu’il s’en défende, l’islam est, pour l’auteur, étranger à cette histoire et potentiellement rebelle aux principes de la République. Il a beau stigmatiser la « laïcité identitaire », on voit mal ce qui l’en sépare, comme n’a pas manqué de le souligner Danièle Sallenave : « Lorsqu’on lit dans le Manifeste du Printemps républicain l’éloge des notions de nation, d’universalité, de laïcité, on voit bien qu’elles sont convoquées pour une restauration, un combat, où du reste la figure de l’ennemi n’est pas nommée. Mais tout suggère que ce sont l’islam et les musulmans qui sont visés ».  

Et c’est bien l’islam qui occupe la place centrale dans l’argumentaire de L. Bouvet. Un islam obéissant à une logique d’appartenance communautaire et supposé ainsi entretenir un rapport difficile avec les principes de la République. Afin de justifier ce soupçon, une expression est fréquemment utilisée : « islamisation de l’islam ». Elle traduit, en réalité, un phénomène beaucoup plus commun, et moins inquiétant : la présence, de plus en plus visible, dans l’espace public, de signes d’appartenance à l’islam comme conséquence de la croissance de la sédentarité des populations musulmanes.

 

Tolérance et laïcité

Nous l’avons dit, L. Bouvet n’a pas de mots assez durs pour le « tolérantisme », incarnation, à ses yeux, du laisser-aller anglo-saxon, c’est-à-dire du parti-pris en faveur de l’institutionnalisation de la différence. La tolérance serait donc la (fausse) vertu permettant au modèle multiculturaliste anglo-saxon de se substituer à la communauté des citoyens dont la France exprimerait la quintessence.

Dans son sens moderne, tolérer c’est laisser à autrui le droit d’exprimer des opinions que nous ne partageons pas. La tolérance entretient donc des rapports étroits avec la liberté et avec le pluralisme moral. Et, bien entendu, avec la laïcité, d’où l’idée étrange (mais répandue) d’opposer l’une à l’autre. La réflexion sur l’idée de tolérance a en effet permis une autonomisation progressive de l’État moderne en mettant l’accent sur la distinction entre la société civile et la société religieuse. La tolérance que nous devons promouvoir dans la société civile passe donc évidemment par la laïcité de l'association politique. L'État laïque ne reconnaît que des citoyens libres et égaux et n'est vraiment laïque qu'à partir du moment où proclamant la liberté de conscience, il s'engage à la protéger.

La notion s’applique donc dans des conditions parfaitement définies, bien que très généralement occultées dans le débat public : on ne tolère que ce que l’on désapprouve et que l’on a le pouvoir d’interdire. Ainsi, dans le récurrent débat français sur le foulard islamique, les partisans de l’interdiction interprètent généralement la position de leurs adversaires comme valant approbation du port, alors qu’il est seulement question de ne pas interdire ou, plus généralement, de ne pas contraindre. Mais la tolérance n’est ni la résignation ni l’indifférence. Elle exige l’existence de raisons fortes et stables de refuser la conduite tolérée. On peut donc considérer qu’il n’y a pas de tolérance sans une intolérance préalable.

Certes, la tolérance ne donne pas le droit à toutes les idées d’être représentées, mais elle autorise ceux qui les défendent à être entendus en tant que citoyens (et non pas en tant qu’adeptes d’un point de vue intolérant)   . Tout autre position nous placerait « dans un rapport d’antagonisme et d’aliénation vis-à-vis de nos concitoyens, de nos amis comme de nos ennemis »   .

L. Bouvet évite-t-il réellement de se situer dans un rapport d’antagonisme avec les musulmans ?

 

De l’art de brouiller les pistes

D’une façon assez systématique, l’auteur cherche à prendre ses distances avec des thèses et des auteurs qui, en fait, sont, à quelques nuances près, très proches de lui.

Ainsi, lorsque que L. Bouvet discute les thèses de Pierre Manent, on pourrait croire qu’il en désavoue les principaux engagements. Il n’en est rien. Pour résumer le propos de Manent, il fait le lucide constat suivant : « L’idée est bien d’en finir sinon avec la laïcité du moins avec la loi de 1905 ».   Désaccord décisif ? Non. Alors que P. Manent se préoccupe de protéger la Nation, la préférence de L. Bouvet va à la République. Il ne cesse pourtant d’invoquer la première en tant que « cadre de référence et de repérage à cet arrière-plan civilisationnel de la laïcité »   . Et c’est la pensée de Manent qui, mécaniquement, revient sous sa plume pour traduire son propre point de vue : « Pierre Manent le dit à sa manière : “L’expérience française de la laïcité, loin de donner l’exemple d’une vie commune religieusement neutre et d’un Etat simplement protecteur des droits individuels, présente la trinité suivante : l’Etat neutre ou « laïque », la société des mœurs chrétiennes, la nation sacrée” »   .

Dès lors, quand Cécile Laborde qualifie l’idéologie du Printemps républicain de catho-républicanisme, elle voit juste. Dans la même perspective, Danièle Sallenave note que ce qui rassemble la « cathosphère » et les fondamentalistes « républicains », « c’est une idée très dangereuse aujourd’hui pour la paix civile : l’idée que l’islam fait peser une menace sur “l’identité française”. Pour la cathosphère, « nos racines chrétiennes » ; pour les républicains purs et durs, nos “valeurs républicaines” ».   L. Bouvet n’écrit-il pas que la laïcité devient, dans les années 2010, « le nom par lequel on désigne désormais l’enjeu politique de l’identité collective française dès lors que l’on parle d’islam » ?   Ce qui ne l’empêche pas, afin d’essayer de rendre illisible son message, de parler, à propos de la défense de la civilisation chrétienne contre l’islam, d’instrumentalisation politique   .

Autre exemple d’occultation des enjeux : l’oubli de la question coloniale sous la dénonciation de l’indigénisme décolonial. Là encore, il faut être extrêmement précis : nous partageons l’indignation de L. Bouvet contre les penseurs décoloniaux, lesquels sacrifient sans vergogne l’universalisme sur l’autel des luttes des victimes, bien réelles, du racisme. Si l’on peut reconnaître que les études postcoloniales ont posé des questions injustement négligées, nous ne sommes nullement contraints d’accepter l’exaltation communautaire racialiste que l’on trouve chez H. Bouteldja et les Indigènes de la République. En revanche, nous ne pouvons faire l’économie de l’anticolonialisme : se placer sous le patronage d’Edward Saïd ou encore d’Edouard Glissant représente la meilleure façon de démasquer l’imposture de ceux qui prônent aujourd’hui le retour de la race au nom même de l’antiracisme. Ne pas tenir compte des apports des luttes anticolonialistes, c’est se condamner à ne pas comprendre que nous sommes confrontés au moins autant à une islamisation de la radicalité (selon l’expression d’Olivier Roy) qu’à une radicalisation de l’islam (selon celle de Gilles Kepel)   .

 

La laïcité comme « ciment social »

Tout se passe comme si, pour les « républicains », la laïcité constituait, selon le vocabulaire de Gramsci, une sorte de « ciment social ». En effet, nombre de courants idéologiques, éloignés sur bien des sujets, visent à créer, par la défense de la laïcité, une unité contre ce qui menacerait « notre » identité. On a cherché ainsi, durant ces deux dernières décennies, à unir les discours de préservation de l’identité nationale et ceux fondés sur la mémoire des luttes féministes. Ainsi L. Bouvet revendique ce lien avec enthousiasme en évoquant l’appel de 1989 (signé par E. Badinter, R. Debray, A. Finkielkraut, E. de Fontenay et C. Kintzler et publié dans Le Nouvel observateur) qui, écrit-il, lie pour la première fois « de manière très étroite l’argument laïque et l’argument féministe »   .

L’idée que le voile contreviendrait à l’égalité des sexes devient ainsi peu à peu l’argument préférentiel, ce qui ne manque pas de sel lorsque l’on sait la frilosité de la République sur cette question. Soyons bien clair : ce que nous contestons ici est que le principe d’égalité des sexes, auquel, cela va sans dire, nous sommes fondamentalement attachés, serait une dimension essentielle de la laïcité. Il suffit de consulter les débats qui ont conduit à la loi de 1905 pour constater qu’il n’est alors nullement question de renforcer les droits des femmes (ni par l’accès au suffrage universel, ni par la consécration du contrôle de leur droit de reproduction). Mais on peut toujours fabriquer la fiction selon laquelle la laïcisation des mœurs permise par la loi a produit des conséquences émancipatrices pour les femmes. Le rapport causal est pour le moins incertain. Mais, peu importe : les femmes voilées sont supposées être à la fois victimes et complices de la domination masculine à laquelle les femmes non voilées échapperaient. L’émancipation des femmes devient ainsi l’étendard vertueux sous lequel se rassemblent les partisans de l’universalisme à la française.

Bien entendu, nous ne nions aucunement que les filles et femmes voilées puissent être instrumentalisées à des fins prosélytes, au plus grand profit de l’islamisme. Mais peut-on se limiter à cette seule interprétation ? Les travaux sociologiques montrent que le port du foulard obéit à des causalités diverses. Comment ignorer que si l’autonomie des femmes voilées est mise en cause et leurs motivations soupçonnées, on fait jouer à la loi un rôle qui ne peut être le sien ? Le principe d’autonomie, que L. Bouvet invoque souvent, est ainsi devenu, à rebours de la tradition libérale, un impératif non seulement dans la sphère publique mais aussi dans la vie privée, ainsi que l’a souligné Philippe Portier, l’un des principaux adversaires de L. Bouvet   . Cette extension représente une menace pour le droit démocratique, la loi étant alors supposée scruter les intentions et décider qu’elle a le droit d’interdire un comportement qu’elle soupçonne ne pas être librement choisi, se proposant ainsi de protéger les individus contre leurs propres erreurs.

 

Les conditions d’une laïcité réellement émancipatrice

Si la laïcité ne nous contraint nullement à renoncer à nos fidélités singulières, elle nous invite à les suspendre. Ce qui fait communauté, c’est précisément le vide de toute appartenance. C’est encore la supposition qu’il y a, en tout autre homme, la capacité à éprouver le même sentiment que moi. En procédant ainsi, « j’inaugure un mode de pensée nécessairement pluriel, puisque ma pensée est dorénavant incitée à percevoir le réel comme tout autre le percevrait, frappant d’interdit tout point de vue unique ou totalisant »   .

E. Delruelle en tire une importante conséquence : « Sur cette base théorique renouvelée, il est possible de réinvestir certains débats actuels autour du vivre-ensemble, notamment celui qui oppose le laïcisme (« laïcité à la française ») et le multiculturalisme (« laïcité anglo-saxonne ») ». Et il ajoute : « Si les deux “camps” s’opposent symétriquement, on peut soupçonner que c’est parce qu’ils partagent une préconception commune du lien social comme appartenance, croyance, adhésion, le multiculturalisme plaidant pour une pluralité d’appartenances se reconnaissant les unes les autres, le laïcisme plaidant pour une appartenance civique au-dessus des convictions particulières »   .

Comme nous l’avons fait ici même   , E. Delruelle évoque favorablement l’analyse de Cécile Laborde, laquelle fait l’objet, dans l’ouvrage de L. Bouvet, d’un traitement fortement hostile   , alors qu’elle ne peut être comprise sans référence à Philip Pettit et à la notion, républicaine, de liberté comme non-domination (manière heuristique de surmonter l’opposition entre liberté négative, chère aux libéraux, et liberté positive, chère aux républicains), à laquelle pourtant L. Bouvet dit adhérer.   Ce point est important : il indique que, contrairement à l’opposition décisive que construit L. Bouvet, le républicanisme authentique, plutôt qu’une alternative au libéralisme, en constitue une inflexion.

Au-delà, le républicanisme critique de C. Laborde insiste sur la capacité pour le sujet à remettre en cause ses engagements, ses croyances et ses liens affectifs. Libre à lui d’user ou non de cette capacité. L’éducation à l’autonomie est donc ici simplement une des conditions de la non-domination. Cette approche met donc l’accent sur les relations de pouvoir plutôt que sur celles d’identité. La laïcité ainsi comprise apparaît comme l’antidote au poison communautaire. En effet, au lieu de voir un individu comme appartenant à une communauté, elle considère la communauté comme ce qui appartient à l’individu, c’est-à-dire « comme une idée ou une réalité qui ne peut avoir de sens et même d’existence que par l’acte de la choisir et de la faire sienne (de vouloir la faire sienne) ».   . L. Bouvet a beau dénoncer la laïcité identitaire, sa propre conception en est une occurrence voilée.