Une biographie qui use de procédés romanesques pour réhabiliter la dimension sensible de l’œuvre d'Édouard Glissant.

Il faut sans doute replacer ce livre de François Noudelmann dans une constellation d’autres œuvres de son auteur. En 2008, Le Toucher des philosophes approche trois écrivains, Sartre, Nietzsche et Barthes, non pas à partir de leur œuvre littéraire ni à partir du rôle qu’ils ont joué dans la vie intellectuelle et politique de leur temps, mais à travers l’attention qu’ils ont portée à la musique. Une attention importante pour chacune de ces trois figures phares de la pensée moderne, non pas parce qu’elle a fait chez eux l’objet d’une théorie, mais parce qu’elle est avant tout une pratique : François Noudelmann les saisit tous les trois dans l’expérience sensible qu’ils font de la musique – alors qu’il est lui-même musicien. En 2012, Les Airs de famille. Une philosophie des affinités abordait de nouveau des questions philosophiques en partant du domaine sensible et, plus encore, affectif. Il semble bien que ce soit une constante chez François Noudelmann d’approcher la pensée et l’intellect à partir de ce qui lui est d’ordinaire opposé : le sensible et l’affect.

Dès lors, lorsqu’il se frotte au genre de la biographie, il faut sans doute moins s’attendre à un travail d’historien – reposant sur l’objectif travail d’une archive constituée de documents divers, par rapport auxquels l’auteur se positionne en juge – qu’à un travail de romancier.

 

L'irruption de la « fiction »

Cette biographie d’Édouard Glissant se lit comme un roman et mobilise des procédés d’écriture romanesques. Tout d’abord, la subjectivité du narrateur est assumée dès l’avant-propos de l’ouvrage et elle débouche, aux yeux de l’auteur, sur l’irruption de la « fiction » au sein du texte. En effet, François Noudelmann n’a de cesse de rappeler son amitié avec Édouard Glissant, rappelant sans cesse un lien affectif. Celle-ci joue sur la construction même de l’ouvrage. Une ligne de l’intrigue suit l’écrivain martiniquais de sa naissance à sa mort ; les titres des chapitres, en caractères romains, indiquent alors l’empan historique concerné. Une autre ligne d’intrigue, constituée de chapitres dont les titres sont en italique, rapporte, sous la forme d’anecdotes, diverses rencontres de François Noudelmann avec l’écrivain martiniquais. Cette complexité dans la construction du récit nous entraîne aussi vers la fiction : il s’agit moins finalement de suivre une ligne de vie que de la faire résonner avec des petits faits que l’auteur s’attache à rendre signifiants, sur le mode du détail symbolique. Cependant, dire que l’ouvrage use de fiction ne revient pas ici à le condamner ou à l’accuser de mensonge, d’autant moins que l’auteur déclare d’emblée renoncer à toute prétention positiviste. Au contraire, l’enjeu semble justement de construire le propos sur le mode romanesque, presque dans le sens de Barthes, et d’utiliser cette voie, oblique, pour dire une vérité de la figure d’Édouard Glissant. Dès lors, que peut-on retirer de cet ouvrage sur l’auteur de La Lézarde et de Poétique de la Relation ?

 

La mise en acte du concept de "Relation"

Tout d’abord, comme dans un roman, le récit construit sa figure centrale comme un personnage qui se détache comme singularité individuelle d’un contexte sociohistorique qui constitue l’arrière-plan du texte. Et c’est là l’une des réussites de François Noudelmann que de montrer la manière dont Édouard Glissant entre dans les cercles de la modernité littéraire parisienne à son arrivée dans la capitale française, tout en maintenant un lien avec les milieux étudiants antillais, dont il côtoie les mouvements anticoloniaux, dont il s’insère dans des institutions internationales et / ou académiques. Dans la mesure où les sources du biographe sont lacunaires et orales – comme c’est souvent le cas quand on traite d’un contemporain –, il est possible que certains faits appellent à être révisés. Il est par ailleurs évident – le texte ne s’en cache jamais – que l’imagination de l’auteur a joué pour certaines scènes. Il n’en demeure pas moins que l’arrière-plan historique est toujours brossé avec efficacité et que la manière dont Édouard Glissant s’y inscrit et, tout à la fois, s’en détache est restituée avec finesse. À travers ce parcours, on voit aussi se dessiner une mise en acte de la « Relation », ce concept glissantien qui vise à dire l’intrication de différents endroits du monde. Dans la manière dont François Noudelmann nous fait suivre l’écrivain entre sa Martinique natale, le Paris de ses années d’étudiants, le Cuba révolutionnaire, l’Italie de ses vacances ou les États-Unis de son travail académique, c’est en effet différents espaces du monde que, très concrètement, l’intellectuel vient réunir et faire communiquer. Bien sûr le concept glissantien ne dit pas exactement cela, mais son parcours l’illustre et fait comprendre comment l’idée s’est sédimentée dans un parcours de vie.

 

La relecture sensible et sensuelle de l'œuvre d'Edouard Glissant

Car – et c’est sans doute le deuxième point important – l’approche de François Noudelmann est avant tout centrée sur la question de la sensibilité, entrant ainsi pleinement dans les questionnements qu’il explore depuis plusieurs années. De là vient l’accent mis sur le goût de Glissant pour la nourriture et son appétit. C’est aussi la raison qui pousse le biographe à insister sur les intrigues amoureuses qui ont jalonné la vie de l’écrivain. Plutôt que d’expliquer l’œuvre, où il reste bien peu de traces de ces épisodes vécus, le biographe construit ainsi un romanesque. Ce faisant, François Noudelmann vient incarner la figure de Glissant, ce qui n’est pas sans effet tant son œuvre est souvent lue comme hermétique et difficile d’accès justement parce qu’elle a la réputation d’être trop abstraite, désincarnée. Même si finalement importent peu la nature précise de sa relation avec telle amante ou son goût pour telle pizzeria new-yorkaise, l’intérêt de cette biographie est de nous amener à une relecture de l’œuvre qui reconsidère sa dimension sensible, voire sensuelle, une dimension essentielle depuis les recueils de poèmes jusqu’aux essais.

 

La quête de reconnaissance

Et même si l’on n’épuise pas l’œuvre en la considérant à partir de la soif de reconnaissance de Glissant qui s’origine à l’enfance selon François Noudelmann, on peut cependant reconsidérer cet aspect. En effet, le poème Les Indes en reprenant le récit de la conquête des Amériques aspire aussi à une reconnaissance, collective et nouvelle, de ces espaces ; Le Discours antillais vise à une revalorisation d’une parole tue ; le roman Sartorius se construit sur l’idée d’un peuple caché que le texte littéraire vient révéler aux yeux du monde. Cette dynamique de reconnaissance habite donc l’œuvre, même si elle ne s’y dévoile pas directement. Il est vrai que le texte de François Noudelmann reste très implicite sur les liens à établir entre la matière des œuvres de Glissant et les épisodes qu’il raconte de sa vie. Mais c’est peut-être cette même logique romanesque qui préside à ses ellipses : le livre appelle plus à une relecture de Glissant qu’il ne la produit, constitue davantage une médiation vers l’œuvre qu’une interprétation de celle-ci