Dominique Bona revient sur les biographies qui l’ont rendue célèbre, proposant ainsi une autobiographie en creux et en éclats.

« J’étais nue, complètement nue, au milieu de gens nus, sur le pont d’un bateau, écrasé de soleil, au large de Majorque. » Cet incipit très sensuel pourrait être celui d’un roman, genre que l’académicienne Dominique Bona a aussi pratiqué avec succès, même si c’est celui de la biographie qu’elle a finalement élu et qui lui a valu la plus grande reconnaissance. C’est ainsi qu’elle a obtenu le grand prix de la biographie de l’Académie française en 1987 pour son coup d’essai sur Romain Gary, qui fut donc aussi un coup de maître et inaugurait une longue série : les sœurs Hérédia, Gala (femme d’Éluard puis de Dalí), Stefan Zweig, Berthe Morisot (Goncourt de la biographie en 2000), André Maurois, Camille et Paul Claudel, Clara Malraux, Yvonne et Christine Rouart, Jeanne Voilier avec qui Paul Valéry eut une liaison passionnée durant les sept dernières années de sa vie, Colette enfin en son fameux chalet de la rue Cortambert.

 

Le travail du biographe

Dans des chapitres à l’écriture sensible et délicate, elle évoque ses recherches, ses découvertes, des anecdotes. Alors que « seul le romancier passe pour un écrivain » et que Proust a rendu inutile le recours à la vie de l’auteur pour comprendre l’œuvre dans son fameux Contre Sainte-Beuve, Dominique Bona montre que le biographe a « la même propension que le romancier à vivre d’autres vies que la sienne » et aime voir paradoxalement dans la biographie « la forme la plus extrême du roman ». Elle ne se plie pas à la méthode anglo-saxonne qui accumule les documents et prétend à l’exhaustivité. Les vies, même racontées et changées en destins, gardent leurs secrets, leurs mystères, leurs points d’interrogation. En admiratrice de Zweig et Maurois, elle sait qu’il faut élaguer et se garder de tout dire. Elle se refuse aussi à inventer, à ravauder le tissu du réel par les fils de l’imagination, comme elle s’en explique dans le très beau chapitre intitulé « Les promesses amoureuses non tenues ». « Parmi ces divers scénarios imaginaires, dont le déroulement parallèle peut donner le vertige, un surtout me laisse des regrets : c’est une rencontre qui a réellement eu lieu mais comme une occasion manquée, l’esquisse d’une aventure qui n’a pas été. J’ai vraiment failli écrire, telle une belle uchronie, ce chapitre dont je me sentais frustrée : l’histoire d’amour de Camille Claudel et de Claude Debussy. »

 

La passion de la liberté

Ce qui attire la biographe dans les vies qu’elle raconte, c’est le caractère passionné des héros et héroïnes auxquels elle rend hommage, comme en témoigne ce paragraphe sur sa lecture, l’été de ses dix-huit ans, du roman de Romain Gary, Les Racines du ciel : « Dès le premier chapitre, j’ai été transportée, envoûtée : vocabulaire de la passion. Je ne sais trop comment le dire pour être fidèle à ce moment, dont l’intensité ne s’est jamais reproduite – au moins dans un livre. Et j’ai presque honte de l’avouer, tant cette déclaration me paraît impudique, de l’ordre du secret et de la confession. Mais elle est pourtant vraie : Gary a changé ma vie. » Et elle ne manque pas de rappeler l’origine du pseudonyme de cet auteur dont le prénom de naissance fut un programme : Roman. « Gary, ce nom de guerre, dont Lesley Blanch détestait les sonorités yankees, lui venait d’une romance russe bien connue : Gari, Gari, brûle, brûle, mon amour. »

 

L'importance des figures féminines

Les figures féminines paient souvent cette liberté au prix fort, comme le montre le très émouvant chapitre sur Camille Claudel, « La passion de Camille », où la biographe fait le récit de sa visite à l’hôpital psychiatrique de Montdevergues, à cinq kilomètres au sud d’Avignon, où la sculptrice a passé presque trente ans : « On m’a enfermée avec les folles ». « Le biographe est un voyeur », note Dominique Bona à propos de cette visite, et elle ajoute : « J’étais venue à contrecœur. Sans doute parce que Camille Claudel avait mené pendant trente ans une vie de recluse, derrière les hauts murs du silence et du secret, ma venue me paraissait impudique, presque offensante. Elle était tout autant nécessaire, incontournable : je devais entrer ici. Je devais voir. Non pour établir un diagnostic de plus, encore moins pour juger, ni répartir les fautes, mais pour le courage de voir. »

C’est un détail tout à fait significatif qui l’a poussée à raconter la vie de Berthe Morisot, après avoir regardé les portraits de Berthe peints par Édouard Manet : « Pas une seule fois, sur ces onze portraits, Manet n’a représenté Berthe en train de peindre. On ne la voit jamais devant un chevalet, une palette ou un pinceau à la main. Le peintre, obsédé par son regard, si plein d’un profond mystère, n’a accordé aucune place, par là aucune importance, dans sa personnalité, à ce qui était pourtant sa raison de vivre : la peinture. Car Berthe Morisot est avant tout une artiste. »

Un bel hommage est rendu à Colette, présentée comme « une libératrice » dans le chapitre sur « Les maisons fugitives » : « Je ne suis pour elle qu’admiration. Mais j’ai aussi une dette à son égard. Elle m’a aidée à prendre conscience que le bonheur, qu’on croit être un don rare et précieux, est au contraire facile, à la portée de chacun. » C’est également la liberté qu’elle met en évidence dans son portrait de Clara Malraux en « épouse insoumise ».

Le lecteur sera sans doute sensible aux liens tissés entre toutes ces vies, notamment dans les beau chapitre « Les âmes errantes » et à cette façon si intelligente et incarnée de présenter l’histoire littéraire. Si Dominique Bona n’a proposé de biographies que de personnes mortes, elle sait aussi écrire avec beaucoup d’émotion sur la vie de ses contemporains et leur rendre hommage, comme elle le fait avec Simone Gallimard, qui fut son éditrice au Mercure de France qu’elle dirigeait, à Michel Mohrt, « l’ami faulknérien et breton » ou encore à François Nourissier. Toute cette vie de rencontres se lit avec grand plaisir et l’envie de lire ou relire les nombreuses biographies de Dominique Bona, sans pour autant oublier ses romans, même si elle semble avoir renoncé à poursuivre dans cette voie.