Oliver Cousin interroge la place de la rationalité économique dans le travail.

Olivier Cousin vient de faire paraître Pourquoi la rentabilité économique tue le travail   . Il a accepté de répondre à nos questions afin de présenter son livre à nos lecteurs.

 

Nonfiction : Les travailleurs se plaignent des contraintes que la rationalité économique fait peser sur leur travail. C’est par exemple le cas des deux populations que vous avez interrogées, l’une de techniciens et d’ingénieurs travaillant à l’ingénierie des véhicules chez un constructeur automobile, l’autre de médecins travaillant à l’hôpital public. Leurs plaintes recouvrent à la fois des aspects symboliques ou relatifs aux valeurs et des aspects concrets qui renvoient à une dégradation de leur travail. Elles désignent comme coupables des changements d’organisation et la mise en place et la diffusion d’instruments de gestion, qui ont installé cette rationalité aux commandes. Pourriez-vous expliciter ces points pour nos lecteurs ?

Olivier Cousin : Cette plainte, traduction d’une méfiance à l’égard de la rationalité économique, touche une très grande partie des personnes qui possèdent un métier. C’est à dire des femmes et des hommes qui s’appuient sur des savoirs techniques et pratiques et sur une représentation souvent précise de ce qu’il faut faire. Or, très souvent les dimensions économiques sont absentes dans l’apprentissage d’un métier. Par exemple, pour reprendre les univers étudiés, les techniciens et ingénieurs s’attendent à résoudre des problèmes techniques, ils imaginent devoir relever des défis nécessitant de mobiliser un savoir spécifique. Les médecins hospitaliers pensent qu’ils vont soigner des patients, ce qui suppose de puiser dans un savoir médical complexe. La réalité du travail est sensiblement différente, car ce qui est souvent absent des représentations d’un métier c’est le contexte dans lequel il se déroule. Les métiers s’exercent dans des organisations et se confrontent à des exigences économiques qui bien souvent prennent la forme de contraintes. Ainsi, un technicien ou un ingénieur pour relever un défi technique dispose de plus ou moins de temps ou de moyens. Ces contraintes perturbent le travail concrètement et symboliquement. Elles agissent d’une part sur les conditions de travail : avoir un équipement plus ou moins adéquat ou avoir plus ou moins de temps… D’autre part, elles peuvent heurter l’idée que l’on se fait du travail et qui est un des aspects majeurs du rapport au travail : lorsque l’on parvient à se reconnaître dans ce que l’on fait, lorsque l’on peut en être fier. Cette idée que l’exigence économique abîme le travail, nous l’entendons très régulièrement et dans de multiples occasions à travers l’expression : « ce n’est pas du travail », c’est-à-dire quand ce que je suis obligé de faire m’oblige à mal le faire.

 

Vous expliquez toutefois que ces contraintes économiques ne sont pas irréversibles, qu’elles doivent composer avec d’autres contraintes ou exigences, voire qu’elles peuvent être neutralisées dans un certain nombre de situations, où elles ne seraient pas opérantes ou contreproductives, ou encore que celles-ci peuvent être accommodées de différentes manières. Là encore pourriez-vous expliciter un peu ces points ?

Au départ de cette enquête, il s’agissait de saisir la réalité et la nature de l’économie du point de vue des salariés. Cette question paraît a priori très complexe et laisse imaginer que les individus maîtrisent les lois de l’économie. En réalité, elle est beaucoup plus accessible qu’il n’y paraît, car elle a une traduction très concrète. Pour les salariés, l’économie s’incarne dans l’exigence de rentabilité et se matérialise par des moyens, des budgets, des délais, ou des objectifs de performance. Surtout, dans un premier temps, ce sont ces dimensions qui semblent guider et orchestrer en totalité le travail. Pour bien comprendre, on peut ici utiliser une métaphore. Un salarié quand il doit effectuer une tâche a devant lui une étagère sur laquelle repose plusieurs boîtes. Chaque boite renferme un des éléments permettant la réalisation du travail. Ainsi, pour accomplir mon activité, je puise dans une boite qui contient du savoir technique, que j’ai probablement appris dans ma formation ; une autre se compose des savoirs pratiques et des manières de faire, que j’ai acquis progressivement ; une autre contient les cadres juridiques, les règles et les normes à respecter ; une autre encore comprend des règles de l’art qui agissent comme des repères symboliques puissants me permettant de revendiquer mon métier ; une derrière enfin concentre les cadres économiques dans lesquels je vais pouvoir exercer mon travail et se manifestent par des moyens, par des délais et/ou par des objectifs (D’autres boites existent, bien entendu.). Spontanément, les acteurs décrivent cette dernière boîte comme la plus importante, c’est à dire comme celle qui s’impose aux autres et oriente leur activité. C’est pourquoi, l’économie dans un premier temps abime le travail, parce qu’elle exerce une pression qui le dénature au moins en partie. Quand les moyens ne suivent pas, ou quand les délais se raccourcissent, domine un sentiment de mal faire son travail. Quand seul le résultat compte, le risque est grand que le travail en pâtisse. Si cette première lecture domine, il n’en reste pas moins vrai que les jeux d’équilibre entre les boites sur l’étagère peuvent se modifier. C’est la raison pour laquelle l’économie est une dimension réversible, sans disparaître de l’étagère. Dit autrement, dans le cadre du travail marchand, les logiques et les contraintes économiques demeurent. Mais, il existe de nombreuses situations où la raison économique est en concurrence avec les autres dimensions composant le travail. Cette réversibilité peut redonner de l’oxygène au travail, en rendant possible ce qui a priori ne l’était pas. Par exemple, pour reprendre le cas des ingénieurs et techniciens de l’automobile, quand les normes européennes de pollution changent, pour s’y adapter, ils peuvent bénéficier de marge de manœuvres plus importantes. Les budgets peuvent se desserrer et les motoristes en charge de ce domaine subir une moindre contrainte dans l’exercice de leur travail, ou plus exactement avoir à relever principalement un défi technique. Ainsi, cette réversibilité, peut être la conséquence de l’articulation des différentes dimensions composant le travail — les boites sur l’étagère — ou le fruit de l’action des acteurs qui au nom d’une des dimensions contestent la toute puissance de la logique économique.

 

Ce que vous abordez ensuite est plus original et consiste dans les effets malgré tout bénéfiques que ces travailleurs peuvent trouver à l’introduction d’une telle rationalité, qui les aide à cadrer l’activité en disant ce qui est raisonnable ou pas, les incite à s’interroger sur les finalités de celle-ci, ou encore à porter un regard critique sur des comportements et modes de fonctionnement.

C’est, dans le cadre de l’enquête, l’aspect le plus inattendu. Les deux premiers éléments évoqués, l’économie qui abime et le caractère réversible de cette contrainte, soulignent un même jugement d’illégitimité à l’égard de l’emprise de la rationalité économique. Elle est très largement pensée comme un corps étranger, qui soit écrase tout, soit est un objet de luttes plus ou moins sourdes et permanentes. Encore une fois, parce qu’elle n’est que très peu présente initialement dans la représentation de l’exercice d’un métier. Or, cette perception change sensiblement quand l’économie acquiert un autre statut. Non plus quand elle trace les frontières entre le possible et l’impossible, mais entre le raisonnable et l’irraisonnable, quand elle permet de mettre fin au travail. C’est une approche morale qui est ici mobilisée par les acteurs. Concrètement disent par exemple les ingénieurs et les techniciens, la rationalité économique leur rappelle la finalité de leur travail qui n’est pas seulement de fabriquer des voitures mais aussi de les vendre. S’ils ne se réfèrent qu’au premier point, le risque est de faire de la technique pour la technique, comme ils le disent, de ne pas parvenir à fixer des limites au travail car le désir de perfection peut les entrainer dans une dérive techniciste. Par contre, quand ils ont en ligne de mire que l’enjeu est de mettre sur le marché un véhicule servant au déplacement quotidien d’automobilistes, la rationalité économique permet de mettre fin au travail. Elle fixe la limite du raisonnable. Les médecins hospitaliers ont le même type de raisonnement quand se pose la question des équilibres propres au système de santé. Ils vivent très mal au quotidien les contraintes budgétaires, mais ils savent aussi qu’ils ne peuvent ignorer les enjeux du financement de la sécurité sociale. C’est pourquoi ils peuvent émettre des critiques face à une médecine techniciste où la tentation est grande de vouloir multiplier les examens. Quand l’économie prend ce visage, elle change de sens et acquiert de la légitimité. Elle rappelle ce pour quoi on travaille.

 

Considérée sous cet angle, expliquez-vous, l’économie entre dans la composition du travail et oriente sa finalité. Si elle contrarie et bride souvent le travail, elle lui donne en même temps un sens pluriel et une finalité collective. « En s’imposant d’abord comme une contrainte, elle agit comme un révélateur donnant au travail tout son sens et toute sa finalité expressive. ».

C’est je crois un aspect essentiel dans le rapport au travail. L’illégitimité de l’emprise de la rationalité économique aux yeux des salariés rappelle l’attachement au travail. Quand ils se plaignent, ce n’est pas seulement parce que les tâches à effectuer peuvent être pénibles, fatigantes, générer de la souffrance ou ne pas avoir de sens. Ce qui est aussi en jeu c’est l’image du travail, la place qu’on lui accorde et à laquelle on reste très attaché. Finalement, très peu de personnes sont indifférentes au travail, et ne l’abordent que sous un angle purement instrumental. Bien entendu, le salaire est au cœur des préoccupations, mais il ne recouvre pas tout le travail. Comme de nombreuses études l’ont montré, la dimension expressive du travail irrigue l’ensemble des attentes et des représentations. Curieusement même, tout se passe comme si ce qui l’entravait ne parvenait jamais à altérer sa forme idéale. Il y a une forme de résistance qui perdure malgré tout et qui alimente la critique du travail. C’est pour cela, je crois, qu’il faut prendre en compte le travail dans toute sa complexité, comme il ne faut pas limiter la rationalité économique à un seul aspect. Il ne s’agit pas d’en minimiser la portée, mais de pointer qu’elle n’est pas univoque.