Entre foi et politique, le portrait d'un Dijonnais haut en couleur.

Jean-François Bazin, journaliste et ancien président du Conseil général de Bourgogne, nous régale d'une biographie du chanoine Kir, sous-titrée La vie fantasque d’un homme politique en soutane. Ce prêtre, qui fut maire de Dijon de 1945 à 1968 et donna son nom à un fameux cocktail, est effectivement un personnage truculent. L’auteur brosse le portrait de l’un des derniers élus portant soutane, cher au cœur des Dijonnais, célèbre pour avoir donné son nom à une boisson mondialement connue et pour le pacte d’amitié entre sa ville et Stalingrad.

 

Un jeune prêtre militant

Félix Kir est né en janvier à Alise-Sainte-Reine d’Anne Lapipe et Jules Kir, barbier de campagne. En octobre 1891, le jeune Félix Kir, qui a presque seize ans, entre au séminaire Saint-Bernard de Plombières-lès-Dijon. Il reçoit son ordination de Monseigneur Le Nordez.

Félix Kir vit la Loi de Séparation comme un déchirement. Lors de la Querelle des Inventaires, en 1906, les vicaires Kir et Richard ferment la porte de l’église Notre-Dame de Dijon sur la cheville du malheureux agent Lachaux. L’abbé Richard est arrêté, mais pas Kir. Le maire socialiste Henri Barabant envoie le personnel municipal forcer les portes de l’église et ordonne aux pompiers de disperser l'attroupement des catholiques, venus protester à coup de lances à incendie.

L’attitude de Félix Kir est jugée « des plus critiquables » par le commissaire central Dreyfus. Le prêtre sera poursuivi pour « délit de messe », affaire mineure et sans conséquence note Jean-François Bazin. Kir écrit : « À qui donc la faute si quelquefois la religion s’est trouvée transplantée sur le terrain de la lutte politique ? Aux politiciens ! On nous dit : pourquoi sortez-vous de la sacristie ? On nous a fait sortir de la sacristie pour fouiller nos placards, compter nos vêtements, expertiser nos essuie-mains »   .

L’auteur édulcore quelque peu le militantisme de son personnage qui applique assidûment la politique intransigeante de Pie X. Ce dernier poussait à l'affrontement. Il pensait en effet que l’Eglise devait se ressourcer dans le combat, malgré les efforts de conciliation d’Aristide Briand, ministre de l’Instruction publique et des cultes. Sous l’impulsion de Rome, l’Église de France refuse de déclarer les messes. Clémenceau, président du Conseil, reste ferme : en décembre 1906, il demande aux parquets de relever les infractions à la loi de 1901 sur les associations. Ainsi est institué un « délit de messe ». Félix Kir a certainement appliqué les injonctions du Saint-Siège et refusé la déclaration préalable. L’État finit par céder et la déclaration préalable est supprimée dès 1907. En 1910, à l’âge de 35 ans, il est nommé curé à Bèze, commune de mille habitants où une usine est installée. Il y restera jusqu’en 1924.

Jean-François Bazin évoque le climat de l’après-Séparation où une génération de prêtres se lance dans un apostolat de reconquête grâce au patronage et aux sociétés de gymnastiques. Au gré de ses sermons, il parle d’agriculture, de questions sociales, des atomes, des molécules. L’auteur note que Kir n’est pas attiré par Le Sillon   , trop intellectuel pour lui.

Il édulcore néanmoins le militantisme politique du chanoine. Les élections législatives de mai 1906 ont considérablement affaibli les conservateurs. Elles consacrent en revanche la victoire des radicaux-socialistes qui deviennent le premier groupe politique de l’Assemblée et une nette progression de la SFIO, un an seulement après sa naissance. L’Église, qui a payé en termes électoraux l’intransigeance de Rome vis-à-vis de la jeune République, se heurte aux revendications sociales de la gauche. En mai, la CGT lance la première grève nationale pour la journée de huit heures. La loi du 13 juillet 1906 institue le repos dominical. En octobre le gouvernement Clemenceau créé un ministère du travail.

Félix Kir fait partie de « ces curés de choc » qui, à l’instar de l’abbé Gayraud, portent la contradiction aux socialistes. La nomination du responsable local de la Libre-pensée à la tête des Marsouins de la Bèze atteste d’un esprit de conciliation. Félix Kir n’est pas un intellectuel et se tient à l’écart des querelles politiques et théologiques qui traversent l’Église comme la controverse moderniste   . Il n’est certes pas sillonniste, mais pas maurrassien non plus. Puis il est happé par la guerre et mobilisé à l’infirmerie militaire.

Il est de nouveau mobilisé en 1924, dans le combat politique cette fois. Il soutient la droite lors des élections législatives de mai 1924. Ses réparties ne brillent guère par leur hauteur de vue. Une voix féminine l’interrompt : « Je croyais qu’à cette heure les poules étaient couchées ». Pourquoi un prêtre parle-t-il de la famille ? « Si je ne me suis pas marié, c’est pour ne pas être cocu comme toi ».

Son zèle est apprécié de sa hiérarchie qui le promeut curé doyen de Nolay, commune de 1300 habitants, peu christianisée et qui vote à gauche. Mais la greffe ne prend pas. Il entre vite en conflit avec le maire parce qu’il juge trop élevé le loyer du presbytère, s’entend fort mal avec les conseillers d’arrondissement. En 1924, il fait paraître un ouvrage intitulé Le problème religieux à la portée de tout le monde. « Le titre de votre livre en détermine bien l’esprit et la portée » note dans la préface Monseigneur Landrieux, évêque de Dijon. Le contenu de l’ouvrage est au niveau des réparties dont le curé est coutumier. L’homme descend-il du singe ? « A-t-on jamais vu un homme dont le grand-père était un singe ? ».

 

Nommé à Dijon

En 1928, l’évêque de Dijon, Monseigneur Pierre Petit de Juleville, le promeut directeur pour les Œuvres d’hommes. C’est le tournant de sa vie. Il part s’installer à Dijon. En 1931, il devient chanoine honoraire. Il anime un hebdomadaire intitulé Le Bien du peuple de Bourgogne et collabore activement à la très conservatrice Fédération nationale catholique du général de Castelnau. Il porte la contradiction aux socialistes qui consolident leur assise en Côte-d’Or. Il rend les parlementaires responsables de la crise économiques, prône le protectionnisme, propose de « liquider le marxisme une bonne fois pour toutes » et de « ralentir l’immigration ».

Le Bien du peuple paraît depuis 1896 sous les devises « Dieu, patrie, famille » et « La croix et la charrue ont fait la France ». En 1914 la revue est devenue Le Bien du peuple de Bourgogne. Le chanoine possède à ce titre une carte de journaliste. Il salue « l’éclaircie du 6 février » et traite Léon Blum de « menteur et propre à rien », les grévistes de 1936 de « poignée de loustics ». Le nouvel évêque de Dijon, monseigneur Guillaume Sembel, arrivé en 1937, lui voue sa confiance et le surnomme « le clairon diocésain ». Félix Kir approuve l’arrestation des parlementaires « moscoutaires » et prêche l’épuration des socialistes et des communistes. Il soutient pleinement le Maréchal Pétain, l’interdiction du PCF, de la franc-maçonnerie et des syndicats.

Jean-François Bazin note que s’il a adhéré à l’Union nationale des combattants, il n’est membre d’aucun parti, s’oppose au colonel de La Rocque et aux ligues fascisantes. On aurait aimé en savoir davantage sur ce point. Il est certain que Félix Kir est très conservateur et qu’il fait partie de cette droite de combat très antiparlementaire.

Le chapitre consacré à ses activités pendant la guerre est relativement flou. Les Allemands l’emprisonnent pendant 58 jours et, en 1943, la Gestapo fouille son appartement sans rien trouver. En janvier 1944 deux miliciens entrent chez lui et lui tirent dessus. Il survit à ses blessures et à un interrogatoire de la Gestapo qui veut savoir s’il a fait passer des lettres au Maroc.

« Des gens oui, des lettres jamais » répond-t-il. Il se réfugie en Haute-Marne. Jean-François Bazin note qu’il n’appartient à aucun réseau de Résistance. On aurait aimé en savoir davantage sur ses activités pendant la guerre et ses rapports avec la Résistance et la collaboration. Lors du procès des deux miliciens en juillet 1946 le chanoine refuse de pardonner, ils seront exécutés.

 

Le député-maire

A la Libération Monseigneur Sembel, qui avait appuyé le régime de Vichy et interdit aux aumôniers de rejoindre le maquis figure sur la « liste violette » des évêques à remplacer, établie par Georges Bidault. Il ne doit son maintien qu’à l’intervention du chanoine.

Félix Kir ne dirige plus de journal mais écrit dans Le Bien public, quotidien dijonnais ancré à droite. Jean-François Bazin écrit que « les gens de gauche respectent le résistant ». Il refuse d’entrer au MRP et se baptise républicain indépendant. En 1945, il est élu maire de Dijon grâce à une alliance avec les gaullistes (bien qu’il n’apprécie guère le Général de Gaulle). En septembre 1945, il est élu conseiller général du canton de Dijon-Ouest sur une liste de droite avec 60% des suffrages exprimés. Il sera député jusqu’en 1967 et maire jusqu’à son décès en avril 1968. Le chanoine est élu sous l’étiquette du CNI, Centre national des Indépendants. C’est peut-être l’une des raisons de ses succès électoraux. Il bénéficie certainement de l’appui de notables vichystes qu’il rassure en raison de sa fidélité à l’Église et de la protection que lui doit Monseigneur Sembel. Il a su vraisemblablement se ménager le PCF comme en témoigne le (quasi-)jumelage entre Dijon et Stalingrad.

Félix Kir adhère au Monde Bilingue, association de villes jumelées qui cherchent initialement à rapprocher les communes françaises du monde anglo-saxon qui devient en 1956 la Fédération mondiale des villes jumelées qui se tourne notamment vers les pays de l’Est. Le maire marie successivement Dijon à York (1953), Dallas (1957), Mayence (1958) et envisage le jumelage avec Stalingrad, suscitant le scandale de la droite dijonnaise, du gouvernement et de Rome. A défaut de jumelage, le maire conclut un simple pacte d’amitié avec Stalingrad en septembre 1959. Il rencontre Khrouchtchev le 18 mai 1960 à Paris, mais sa hiérarchie lui interdit d’assister à la visite officielle du dirigeant soviétique à Dijon en mars 1960. Il s’incline. Le 9 septembre 1964, il rencontre Khrouchtchev à Moscou   .

Le numéro 13-14 de Cités-Unies (novembre 1959), revue de la Fédération mondiale des villes jumelées affiche la photo du chanoine en couverture. Le numéro est consacré aux vingt ans de la déclaration de guerre. Au printemps 1959, Félix Kir, président délégué de la Fédération mondiale des villes jumelées a prononcé l’Appel des Villes du Monde. Il y affirme que, pour abolir définitivement la guerre il a jumélé sa ville avec Dallas, Kankan (Guinée), Mayence, Stalingrad et Tananarive : « Le jumelage a pour but de mettre en relation les classes populaires. Pratiquement – et l’histoire est là pour le confirmer – ce sont les masses populaires qui sont capables de maintenir la paix. En effet, ce ne sont pas les chefs d’Etat, puisque ce sont eux qui déclarent la guerre ».

Il invite les maires du monde à adhérer à la Fédération mondiale des villes jumelées. Il jumelle Dijon à Skopje en Yougoslavie (1961), à la ville communiste de Reggio d’Emilie en Italie (1963), à Cluj en Roumanie (1965) et à Pécs en Hongrie (1966).

Le Monde Bilingue était à l’origine une organisation atlantiste. Elle reçoit le soutient de Guy Mollet, chef du gouvernement, lorsqu’elle devient Fédération mondiale des villes jumelées sous l’impulsion de progressistes (Pierre Cot) et de gaullistes de gauche (le Général Billotte) suite à l’entrée de la RFA dans l’OTAN en 1955. Le pacte d’amitié Dijon-Stalingrad déchaîne un scandale. Le SPD et la SFIO interdisent à leurs membres d’adhérer à la Fédération mondiale des villes jumelées, qui perd sa subvention. Dans ses Mémoires, son principal dirigeant Jean-Marie Bressand affirme que grâce à l’intervention du chanoine Kir, Edmond de Rothschild verse à l’association une somme en mesure de compenser la subvention perdue. Le pape Jean XXIII mène à la même époque une discrète stratégie d’ostpolitik sous l’impulsion de Giorgio La Pira, maire de Florence de 1951 à 1957, puis de 1961 à 1965. L’engagement du chanoine Kir en faveur de la coexistence pacifique est certainement jugé excessif à Rome. Les jumelages avec l’Est ne sont pas dénués d’arrière-pensées politiques : en 1962, le désistement du candidat communiste permet au maire de conserver son siège de député face au candidat gaulliste Robert Poujade. Paul VI poursuit la politique de rapprochement avec l’Est en vue d’y améliorer le sort des catholiques. L’année 1967 confirme les intuitions de Félix Kir. En septembre 1967, l’UNESCO accueille à Paris le VIe congrès de la Fédération mondiale des villes jumelées où Giorgio La Pira dénonce  « les impérialismes, les racismes et fascismes sans cesse renaissants qui nous rejette vers la guerre et les exterminations massives », comme le rappelle aussi le journal du PCF d’Argenteuil, La Renaissance, en date du 16 septembre 1967. L’allusion à la guerre du Vietnam est transparente.

Le maire ne s’est pas contenté d’engager une politique extérieure. Il a également beaucoup construit : centre hospitalier universitaire, habitat social dans le quartier des Grésilles, lac artificiel qui porte aujourd’hui son nom. Son œuvre parlementaire en revanche est modeste.

 

De Kir au kir

Jean-François Bazin consacre plusieurs pages au fameux vin blanc-cassis que le chanoine n’a pas inventé mais qu’il sert abondamment à l’hôtel de ville. Dès le début des années 1950, la métaphore se répand : les Dijonnais donnent le nom de leur maire à la fameuse boisson et le chanoine ne fait rien pour les en empêcher. La personnalité et le portrait du chanoine sert à populariser le vin blanc-cassis, qui s’exporte jusqu’aux Etats-Unis ou au Japon. En 1955, le chanoine autorise tous les liquoristes de sa ville à utiliser son nom. Les conflits juridiques se poursuivront bien après sa mort pour utiliser un nom qui fait vendre, mais ceci est une autre histoire.

La biographie de Jean-François Bazin nous brosse le portrait d’un prêtre engagé et zélé qui applique jusqu’à la Deuxième guerre mondiale les ordres de Rome et de l’Église française. C’est un conservateur convaincu qui porte la contradiction à la gauche mais se méfie de l’Action française. La guerre l’a profondément bouleversé, et s’il reste l’élu de la droite locale, son assise est suffisamment forte pour nouer un pacte d’amitié avec Stalingrad au sein de la Fédération mondiale des villes jumelées sous influence communiste. On aurait aimé en savoir davantage sur ses rapports avec la résistance locale pendant la guerre.