À cette question, peu osent même seulement tenter de répondre. Tandis que les premiers insistent à un rythme annuel sur les déficits de court terme, ce que pointent réellement les seconds sont les déséquilibres à long terme (vers 2030-2050).
Cependant, les données habituelles du débat sont biaisées. Elles se résument à des arbitrages entre trois coefficients principaux que sont le taux de cotisation, l’âge du départ à la retraite et le niveau des pensions, à quoi s’ajoute une série de dispositifs annexes chargés de régler des problèmes qui vont parfois au-delà des missions "théoriques" d’un système de retraite .
Dans une proposition récente, Antoine Bozio, économiste à l’Institute for Fiscal Studies et dont la thèse sur le sujet des retraites a été récompensée par l’Association française de sciences économiques (AFSE) l’année dernière, et Thomas Piketty, que l’on ne présente plus, proposent d’élargir les problèmes à prendre en compte, et de leur donner une solution simple et équilibrée. Décrite dans un document de 70 pages environ, lisible même pour le non spécialiste , cette proposition s’inspire de la réforme suédoise votée en 1994 et progressivement mise en place depuis 1998. T. Piketty en avait en fait déjà donné les grandes lignes dans sa tribune mensuelle à Libération en novembre dernier, et un article dans le Monde a permis de publiciser cette proposition, immédiatement suivi par un débat animé sur la blogosphère. Une exposition pédagogique supplémentaire a été mise en ligne sur le blog Ecopublix, qui réunit une dizaine de doctorants et jeunes docteurs en économie, dont Antoine Bozio, sous le pseudonyme de Petitsuix !
L’avantage majeur de la réforme proposée est sa clarté concernant les grands principes à conserver tout en changeant radicalement les moyens. Le principe du système par répartition reste central : ce sont les actifs d’aujourd’hui qui payent les retraites de leurs aînés. Le principe d’équité horizontale ("à contributions égales, retraites égales"), que la complexité du système avait mécaniquement supprimé, est restauré. Enfin, argument majeur, la réforme assurerait une lisibilité du système qui est totalement absente aujourd’hui.
En effet, prenant acte du caractère incompréhensible du système et de son inadaptation aux mutations des carrières, A. Bozio et T. Piketty proposent de trancher le nœud gordien plutôt que de le dénouer : les différentes caisses seraient supprimées au profit d’un "compte individuel de cotisation" unifié. Chacun abonderait un compte "notionnel" de droits à la retraite en versant des cotisations d’environ 25% du salaire. Cela signifie que le compte n’est pas réellement constitué de capital, comme le serait un système par capitalisation, mais que les droits qu’il représente sont immédiatement traduisibles en une pension bien définie, contrairement au système complexe des annuités avec décotes éventuelles qui caractérise notre régime de retraites actuel. Au cours du temps, un taux d’intérêt garanti est affecté à ce compte, ce qui permet de valoriser les premières années de cotisation autant que les dernières. Il s’agit là de rendre évident le fait, souvent oublié, que les cotisations retraites ne constituent pas un impôt mais une épargne (virtuelle) forcée, justifiée par les difficultés du marché à gérer du capital sur le très long terme, alors que par le système par répartition (pour peu qu’il soit à l’équilibre financier), l’État garantit les droits accumulés par chaque génération.
Les droits étant désormais fondés sur les revenus au long de la carrière et non sur sa période finale, la notion de "taux de remplacement" est supprimée, point que critique Emmanuel du blog Ceteris Paribus, dans un excellent commentaire par ailleurs favorable à cette proposition. Notons ainsi que, contrairement à une idée reçue, un système de compte individuel peut être plus équitable que l’actuel, qui exige un certain âge de départ à la retraite, même pour ceux ayant commencé à travailler à 16 ans. Autre avantage notable, à l’heure où les carrières se font de plus en plus heurtées, les problèmes posés actuellement par la mobilité professionnelle (entre cadre et non-cadre, privé et public, ou internationale) seraient automatiquement réglés par cette caisse unique. Enfin, la liquidation des droits se fait à un âge déterminé par l’individu lui-même, avec une pension dépendant directement des droits accumulés au cours de sa vie professionnelle et son espérance de vie à ce moment là. Une information régulière des salariés sur le niveau de leur "compte notionnel" est prévue pour mettre un terme au sentiment d’opacité qui frappe le système actuel. Certains auteurs ayant tracé un lien direct entre l’incertitude des Français face à leurs retraites et le manque de prise de risque, la restauration de l’intelligibilité du système n’est pas un menu détail.
Il ne s’agit là que des grandes lignes du rapport, et la blogosphère s’est chargée d’approfondir les questions, les dirigeant surtout sur la faisabilité politique d’une telle réforme : dans le système bismarckien où nous nous situons, les différents corporatismes accepteront-ils le principe d’une caisse unique ? Les fonctionnaires, qui y perdent, ne risquent-ils pas de constituer une force de blocage ? Face à ces objections soulevées par Arthur Goldhammer et Emmanuel, A. Bozio oppose le fait que chaque catégorie y trouvera aussi des avantages.
Il est évident que le jeu des administrations et des politiques amènera des évolutions du système. Mais en lançant cette proposition originale pour une réforme, ces économistes ont sans aucun doute ouvert le champ des possibles.
* À lire également sur nonfiction.fr :
- une critique du livre d'Augustin Landier et David Thesmar, Le grand méchant marché (Flammarion), par Patrick Cotelette.
- une critique du livre de Guillaume Duval, Sommes-nous des paresseux ? (Seuil), par Rémi Raher.
- une critique du livre de Gøsta Esping-Andersen, Trois leçons sur l'État-providence (Seuil), par Gérôme Truc.
- Une critique du livre de Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance. Comment le modèle social français s'autodétruit (Éditions rue d'Ulm), par Nathalie Georges.
- Une critique du même livre, La société de défiance. Comment le modèle social français s'autodétruit (Éditions rue d'Ulm), par Olivier Blanchard.
- Une critique du livre de Edmund S. Phelps, Rémunérer le travail (Economica), par Thomas Audigé.
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Crédit photo : Marc Torres / Flickr.com