La rue qu’est-elle qu’un simple support passif d’actions diverses, essentiellement de passage, ou peut-elle engendrer des actions spécifiques, voire des poétiques de la ville ?
En 2017, un colloque qui s’est tenu en Côte-d’Ivoire, à l’université Félix Houphouët Boigny, est venu insuffler un air frais dans les réflexions habituelles portant sur la rue et la topographie urbaine, toujours pensées à l’aune de l’Europe. Les Actes – qui tiennent compte par exemple de la question de la rue dans les projets urbanistiques de la Côte d’Ivoire – en sont donc désormais publiés, poussant à renouveler les conceptions de la spatialité de la rue jusqu’à la question plus centrale de la sociabilité « de » et « dans » la rue .
Cette dernière, comme élément structurant de la forme urbaine, n’est pas seulement un axe urbain voué à la circulation (des personnes et des marchandises), et on ne peut se borner à affirmer de la ville qu’elle rassemble un ensemble de rues, sans préciser comment et selon quel dessein. De nombreuses autres catégories de lecture sont encore nécessaires pour comprendre de quoi il retourne lorsqu’on évoque la rue. D’autant que si on connaît assez bien la « route », notamment du point de vue littéraire (Kerouac...), la « rue » est souvent demeurée dans l’ombre, quoique de très nombreux personnages ne cessent de la parcourir, dans la réalité, dans la littérature, au cinéma comme dans la science fiction. Et que dire des manifestations de rue, des pouvoirs qui se redistribuent grâce à « la rue » (employée comme métaphore), ou des scènes de rue dans les lieux publics par conséquent ? Dès lors la question se pose de savoir si la rue est seulement passive, un simple support pour des actions diverses, essentiellement de passage, ou si elle peut engendrer des actions spécifiques, voire des poétiques de la ville (Pierre Sansot).
Ces Actes de colloque consacré à la rue, par conséquent autant à la physique de la rue (trottoirs, façades bordantes, couleurs, textures, place dans la ville) qu’à la mise en scène dans la rue (de soi, du rapport aux autres, de la foule, de l’espace public), encouragent ainsi à dépasser les seules topographies. Les organisateurs du colloque ont préféré s’intéresser aux fables de l’espace concernant la rue. Et parmi elles, aux fables littéraires telles qu’on les trouve, par exemple, chez Honoré de Balzac, dans Ferragus, quelques temps avant les transformations haussmanniennes (rues déshonorées, rues nobles, rues honnêtes, jeunes rues, etc.). Pourquoi ce passage littéraire ? Parce que les romanciers ne se contentent pas de décrire des tracés : ils prennent en compte des usages, des manières d’être et de faire.
Espaces de la rue
Parlera-t-on d’espace de la rue ? Le terme paraît suspect à beaucoup parce que trop large, et difficile à différencier dès lors qu’on pense aussi aux avenues, boulevards, passages, allées, esplanades et squares qui les embellissent ou qui les croisent. Espace urbain, sans doute, la rue est plutôt un espace de stratification de sens, lié à l’aménagement urbain, aux lieux de mémoire (comme l’accomplissent les noms des rues), aux monuments rencontrés dans les rues et aux rues qui sont aussi des monuments (la Galerie royale de Bruxelles, les « passages » de Walter Benjamin…). Les rues renvoient aussi aux populations qui s’emparent d’elles, par déplacements et trajets, par vues utilitaires ou conviviales, quand ce n’est pas pour manifester.
Que se passe-t-il quand, à la faveur d’une guerre, une rue fréquentée disparaît et que la reconstruction déplace les repères ? Charles Baudelaire l’affirme autrement : « la forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel » (Tableaux parisiens). Cela revient aussi à remarquer que ce sont les jambes (du promeneur, de l’habitant, du passant) qui donnent la vraie mesure de la rue. Et si l’on devait proposer une synthèse des usages de la rue, il faudrait évoquer les lieux de rencontre, les relations sociales qui s’y tissent, les peurs et les angoisses qui s’y exposent, la violence qui y éclate, ce qui revient non moins à rappeler qu’une rue s’appréhende par les figures et les sons, par les codifications et les dérives, par les défauts de la société aussi : les SDF sont sans domicile, mais pas sans rue, et ils y fabriquent même des abris de fortune, pour échapper à l’inhabitable et à l’insalubre des taudis.
Mais on peut étudier aussi le cas des noms de rue postcolonisation (comme par ailleurs celui du bouleversement des rites de circulation imposés par la planification occidentale dans les sociétés dites traditionnelles). Comment se reconnaître dans les désignations du colonisateur, qui n’a donné aux rues de la ville que les noms des « grandes figures » coloniales (en l’occurrence, cela nous vaut dans l’ouvrage une passionnante étude du cas d’Abidjan et de sa séparation d’avec Treichville). Il faut renommer les rues et trouver d’autres supports de la mémoire collective et administrative (nouvelle). Mais il faut encore s’y habituer. Puissance sémiotique et puissance sémantique se croisent ici. Parfois, d’ailleurs, les nouveaux pouvoirs en profitent pour détourner la rue de son sens conventionnel.
Arpenter la rue
Avant d’arpenter cette base de la planification urbaine qu’est la rue, il faut s’y propulser. Parfois le seuil des immeubles devient un bon point d’observation avant de se lancer. C’est le cas de Gervaise (dans L’assommoir de Zola) qui capte d’abord la vie de la rue avant l’élan, sans doute pour mieux en maîtriser ou en vérifier les codes. Parfois aussi, il convient de se diriger vers les rues fréquentables ou infréquentables, selon ses objectifs, et selon une hiérarchie urbaine socialement marquée qui peut aussi passer par la dénonciation du harcèlement (des femmes) dans la rue, comme on le voit moins dans des romans classiques que dans des romans contemporains plus attachés à la dénonciation de cette situation. C’est dire si la rue n’a pas uniquement une fonction circulatoire : elle devient attraction ou répulsion autour des interactions sociales.
Mais la rue peut aussi être l’objet d’une surveillance scrupuleuse. On sait bien quel contrôle étroit de l’espace public est imposé par les régimes autoritaires (qui peut aller des interdictions aux blocages et à la surveillance vidéo). Ce qui ne peut empêcher cependant de constater aussi dans les régimes libéraux une certaine colonisation de la rue par le commerce, mais aussi par la vidéo-surveillance. Ce pourquoi il est nécessaire d’étudier de près les géométries de l’espace organisées grâce aux rues, par les techniciens de l’urbain, les sociologues et les politiques. L’exemple de la commune de Cocody (Abidjan toujours) est patent. L’étude porte sur l’organisation de l’animation de la Rue-Des-Jardins dans cette commune, réaménagée en 1970 selon des normes spatiales propres à des quartiers de haut standing. Au demeurant, ce qui est intéressant dans ce cas, c’est que l’étude montre les changements qui échappent à la planification urbaine.
Mais la rue ne se borne pas à cela. On y expérimente le monde, le rapport aux autres... On y apprend à sortir de soi comme on sort de chez soi. Ce qui importe d’autant plus que des villes contemporaines nous font rencontrer des rues qui ne sont pas enfermées dans le modèle ancien de la ville, par exemple à Los Angeles, où l’on peut rencontrer 224 langues différentes dans la rue.
Littératures de la rue
La rue est un enjeu important de la narration littéraire : elle est la matrice de nombreuses narrations, multiples et contrastés, conduisant le héros au bonheur comme au malheur. Ne devient-elle pas parfois une métaphore de la narration même (tortueuse, linéaires...) ? N’oublions pas que Pérec propose de la rue des travaux pratiques (Espèces d’espaces). Edgar Poe observe la rue d’un café (L’homme des foules), la Nadja d’André Breton est suivie dans la rue par son auteur, le Paysan de Paris se perd dans la capitale, etc. Ces mises en scène de la rue ne concernent pas uniquement la littérature européenne. La littérature africaine s’en empare aussi, si on lit Alain Mabanckou ou Evains Wêche, ou encore Paule Constant et son roman sur les investisseurs en Afrique. Le motif de la rue – et parfois des romans portent la rue en titre (Rue Darwin de Boualem Sensal, La rue 171 de Pierre Kaganou, La Rue d’Ann Pétry, Rue Cases-Nègres de Joseph Zobel, La rue Gît-le-Cœur de Vitezval Nezval), s’associe sur le plan littéraire à de nombreux autres phénomènes : la politique, la sexualité, la foule, la solitude et la multitude. Elle devient alors un lieu d’exposition des mœurs, de mise en scène de la vie quotidienne, un territoire des insurgés... au point qu’on pourrait croire que la rue est le lieu de naissance de l’homme démocratique. Les romans du XVIII° siècle sont en effet moins diserts sur ce plan que ceux du XIX°. La Bruyère comme Marivaux en sont encore à dénoncer les embarras de la rue, alors que Balzac et d’autres rendent compte des pratiques diverses de la rue, des enfermements des unes (les femmes) et des expansions des autres (les révolutionnaires).
La représentation de la rue devient centrale au fur et à mesure des développements urbains. La rue se fait lieu d’embouteillage (ou d’autres obstacles : boue, accident...) permettant (ou non) au héros de conduire son train. Elle devient espace de rencontre au hasard des pérégrinations (qui joue un rôle déterminant chez Marivaux), elle passe ensuite pour un espace permettant au héros d’aller à son but. On peut y suivre les pérégrinations de personnages, mais elle peut devenir le lieu de l’ostentation, là où l’on se montre et se fait voir (de Marivaux à Balzac et Zola notamment), ou encore celui de la promenade solitaire. En somme elle n’est plus uniquement lieu de passage, mais le lieu de tous les possibles.
Prendre Balzac à témoin, n’évoque pas uniquement le Paris pré-Hausmann : cela évoque aussi un contexte européen. Pour autant, ces Actes nous ouvrent aussi aux questions posées, et réfractées en littérature, dans les médinas (ici celle de Sousse est explorée, profondément ancrée dans l’idéologie arabo-musulmane, depuis la conquête de la ville par une tribu venue d’Arabie Saoudite), ou à Katmandou (sous le coup de l’élargissement des voies de circulation et de l’approvisionnement en eau potable, etc.). Ces regards portés sur des rues d’ailleurs sont autant d’occasions de signaler les travaux littéraires conduits autour de l’urbanisation africaine ou de la critique de la modernité dans les ouvrages. Les œuvres de Jules Vallès, pour revenir sur un de leurs modèles, résonnent de ces critiques émises dans la rue – des rues qui résonnent de La Sociale – comme les signes sonores envahissent L’assommoir de Zola. N’oublions pas que Vallès, après plusieurs échecs, fonde un journal intitulé La Rue, qu’après son exil il écrit à Londres des chroniques intitulées La Rue à Londres, et qu’il publie sous la signature de Jean La Rue. Son écriture repose entièrement sur le pouvoir de cette dernière. Vallès réaménage le topos de la rue en lui assignant une fonction d’incubateur d’une pensée sociale – comme le montre par exemple Arouna Coulibaly. La rue devient « peuple », lieu indispensable de la guérison des problèmes soulevés dans la société.
Éloge de la rue
Victor Hugo a lui-aussi su faire de la rue une scène qui contient l’image d’une époque : la rue acquiert chez lui un sens symbolique, elle allégorise l’histoire. De même les frères Goncourt ont pu écrire à propos de Germinie Lacerteux : « ce livre vient de la rue ». Sous un autre angle, la rue est conçue chez Victor Hugo comme espace de la liberté. Bien sûr, on pense d’abord à Gavroche, mais il y a aussi Jacques Vingtras. Encore s’agit-il d’une « liberté individuelle ».
Or, il est d’autres rues qui réalisent cet espace de liberté : celle des révolutions, des espaces démocratiques d’exercice de la parole. Parfois on sait que « la rue » est l’autre nom du « peuple ». La rue est le lieu de la contestation, de la liberté d’expression, des mises en question du gouvernement. La rue des barricades est de celles dont on peut faire l’éloge, parce que le prix du sang qui y coule consacre l’idée de République. Ici, l’homme de la rue a pris le pas sur le Grand homme. Le roman démocratique y trouve son lieu. Même si la rue peut aussi recevoir les activités louches – en temps d’occupation notamment –, les mouvements clandestins y reviennent toujours (ainsi que le montre Patrick Modiano).
Finalement, si le poète peut soulever tout un univers à partir d’un mouchoir qui tombe (Guillaume Apollinaire), le thème de la rue, entre espace traumatique et espace d’espérance, entre danger et promesse d’humanité, entre misères humaines et ostension, entre insertion sociale et domination, peut bien passer pour un bon fil conducteur dans l’analyse d’une période historique, d’une géographie ou, plus largement, d’une société. Le théâtre interactionnel de la rue, comme en parle Guy Larroux, permet de relever et d’analyser les signes du lien, verbaux ou non verbaux.