Un certain cinéma en a fini avec les utopies politiques qui fondaient, par exemple, celui d’Eisenstein : plutôt qu’à des espoirs de changement, il s’attache à montrer ce qui se perd.

Avec son film Que viva Mexico ! (1930), Eisenstein entendait célébrer une révolte de péons, pétri de l’espoir que le pathos du peuple massacré serait promesse de révolution. Dans ce sens, il représenterait « la politique » au cinéma. Or c’est exactement à l’inverse de ce cinéma-là que s’intéresse Olivier Cheval, docteur en Lettres et Arts et auteur aux revues Trafic et Débordements, qui s’intéresse ici à « l’impolitique » du cinéma. En guise d’ouverture au Partage de la douleur, Olivier Cheval oppose à l’entreprise d’un Eisenstein celle d’un Jean-Luc Godard, dont le film Passion (1982) regarde le monde à partir de l’ultime défaite de Solidarnosc contre le pouvoir soviétique en Pologne : ce second film constitue l’exemple retenu pour introduire à ce que serait l’« impolitique » du cinéma. Par ces deux exemples et concepts mis en rapport, on mesure l’écart entre l’art dit « politique », qui suscite l’espoir, et l’art dit « impolitique », qui témoigne pour ce qui se perd en l’offrant à la vue du spectateur.

Plus précisément, dans chacun de ces cas, il est question d’examiner comment le sujet – finalement qu’il soit celui du film ou celui du réel – se soustrait, de nos jours, aux mécanismes du pouvoir, tout en exposant le spectateur à la puissance passive du film, c’est-à-dire en lui donnant les moyens d’une « autre politique » (l’impolitique). Cette dialectique propre au cinéma examiné est appuyée sur les analyses des philosophies de Georges Bataille et Roberto Esposito, non moins que sur une culture artistique qui a le mérite de coïncider avec le propos (Elias Canetti et Goya, Eisenstein et Le Greco, Pedro Costa et la lumière baroque, Béla Tarr et les figures de l’Ecce homo…), même si l’impression peut d’une certaine dérive peut parfois dominer. Le livre donne pourtant à voir une belle superposition de mémoires d’images, et surtout de l’iconographie chrétienne ou de celle de la douleur, qui se trouvent reprises, renversées ou déconstruites par ce cinéma. La superposition de ces iconographies prend la forme de jeux inter-filmiques comme inter-artistiques, et l’exemple du grand historien d’art Aby Warburg n’est jamais loin, avec son Atlas Mnémosyne, et surtout la dernière planche de ce projet gigantesque, véritable rébus dont l’auteur tire aussi une exposition des dangers auxquels expose le pouvoir politique lorsqu’il est renforcé par les instruments issus de la religion (ce qu’on appelle aujourd’hui le pouvoir théologico-politique).

 

Art

Par les développements engagés, c’est toute la question artistique qui vient en avant, dans le cadre de ce monde contemporain. L’art doit-il consoler du réel ? L’examen de Que Viva Mexico et notamment des séquences de la mise à mort des péons révoltés (pour cause de viol de la fiancée d’un des paysans par le maître d’une hacienda) montre comment le réalisateur joue du rapport entre le commun et l’individuel, comment le signe des yeux révulsés, remarqué par Eisenstein chez Le Greco, remplit, dans le film, un rôle symbolique : le corps collectif de la paysannerie opprimée est ultimement défait en trois têtes séparées par la mort. Mais le supplice a semé le vent de la révolte, annonçant, sans doute, les luttes d’indépendance à venir.

Mais justement, revue depuis l’année 1982, la promesse communiste n’a pas été tenue. Tel est le propos de Passion, de Godard, ce film que l’on peut aussi étudier en rapport avec Tout va bien, de 1972, du même réalisateur, lui qui s’oppose, cette fois, à La Grève d’Eisenstein, autour de l’enjeu : opération spontanée versus avancée épique de l’histoire. En 1982, l’espoir soulevé par Solidarnosc s’est amenuisé. On discute de la survie de l’exigence du commun à l’heure de l’échec du communisme réel. Le film de Godard, montre l’auteur, pose, d’une autre manière, la même question politique : que reste-t-il du commun quand sa grande aventure historique nommée communisme est sur le point de s’effondrer ?

En un mot, l’art peut-il devenir la mesure de la dévastation du monde, à défaut de le sauver ? Et l’auteur de pousser plus loin une analyse qui insiste sur la fonction de la figure dans les films, par différence avec la fonction (classique) de la représentation. En rapport cette fois avec les films de Joao Pedro Rodriguez (Mourir comme un homme), Pedro Costa (En avant, Jeunesse !) et Béla Tarr (Les Harmonies Werckmeister), pour les principaux exemples étudiés. Ici, par des réalisateurs qui ne peuvent être définis comme des cinéastes politiques, ce sont d’autres thématiques qui viennent en avant, celles de souffrances irréductibles à la clôture politique. Du côté des films : destructions de bidonvilles, mise en cause des lois naturelles de la filiation, saccage d’un hospice et irruption subite de l’immémorial (la mort en Christ levé de son tombeau), etc. Plus largement, en décrivant des faits sociaux dans les milieux réels (notamment dans le cinéma du réel), des marginalités sexuelles, la survie de clandestins, des populations rurales, il n’est plus question de poser le problème de la représentation au cinéma en vue d’un futur meilleur. En effet, chacun sait désormais que ce n’est pas parce qu’on montre des jalousies, des discriminations, la pauvreté et l’exclusion au cinéma que l’on a une chance de les voir s’estomper et disparaître, dans le réel.

C’est d’ailleurs en ce point que l’auteur rencontre les analyses de Jacques Rancière – le cinéma doit consentir à n’être que la surface où cherchent à se figurer les expériences sociales, sans changer le monde –, tant celles qui concernent le nouage du politique et de l’esthétique, que celles qui concernent, par exemple Béla Tarr et Pedro Costa. Le cinéma, comme tous les arts, n’a pas (ou plus) la vertu dénonciatrice. La politique de l’art ne peut (plus) se résumer à l’exposition des causes et des effets de la domination en vue d’indigner le spectateur. La politique de Costa serait plutôt un art du partage, écrit Rancière. Ce que l’auteur conteste. Il se focalise sur ce qui est impartageable dans la position du personnage du film de Costa. Cet élément, qui passe ici pour tragique, c’est l’insertion de l’impossible au sein d’une pensée qui a toujours voulu définir l’art politique comme création du possible. Ce qui lui permet de conclure que « L’histoire seule peut rédimer les souffrances des vaincus. L’art, lui, peut seulement exposer le scandale d’une souffrance jusqu’à son point d’impossibilité, par un mouvement d’exténuation du réel qui le presse jusqu’à sa dernière extrémité pour u fait entrevoir l’exigence d’un renversement ».

 

Impolitique

On peut se demander alors si l’impolitique du film ne devient pas surtout la part de la spectatrice ou du spectateur. Quoi qu’il en soit, les figures mises en scène dans un film obligent ces derniers à s’interroger. Mais que signifie « impolitique » ? puisque l’auteur défend une « impolitique du film ». Il ne s’agit pas d’autre chose que de l’exploration de la puissance du cinéma à faire en sorte que la souffrance des opprimés et des marginaux ne signe pas leur défaite, leur isolement et leur repliement sur eux-mêmes, mais devienne le lieu d’un partage, d’une colère, d’un désir de justice.

L’auteur le précise autrement : « L’impolitique est au politique ce que l’impuissance est au pouvoir, si tant est qu’on reconnaisse à l’impuissance sa puissance, celle du pâtir, de l’affection et, pour reprendre un vocable bataillien de la communion. La beauté est impolitique en tant qu’elle exalte simultanément la puissance de l’impouvoir et l’impuissance du pouvoir face à cette puissance-là. » C’est bien là que revient la part des spectateurs en quelque sorte placés devant la souffrance de Tonia (Mourir comme un homme de Joao Pedro Rodriguez), la douleur de Ventura (Pedro Costa, En avant, Jeunesse !), ajoutons, celle de Marguerite aussi (Margueritte Duras, La Douleur), etc.

N’est-ce pas ce qu’on retrouve dans la confrontation entre la manifestation déclenchée par le prince et le vieillard nu dans Les Harmonies Werckmeister (film qui fait aussi l’objet d’un très beau rapprochement avec Le Cuirassé Potemkine : la bascule d’une procession de deuil en scène de révolte est inversée en une émeute qui devient procession de deuil) ? Ce point d’exténuation de l’impuissance la retourne en son contraire. La puissance désarmante (au sens littéral) transforme l’émeute sauvage. L’impolitique est une manière de faire intervenir une puissance de la figure dans le champ de la fiction. L’impolitique en art figure sans représenter. Elle refuse de réduire l’art à la clôture politique. Il y a donc une négativité de l’impolitique – un excès sur la signification politique immédiate des partis et des mots d’ordre - qui la rapprocherait alors des traces archaïques d’un imaginaire théologique (ici, encore une fois, le vieillard nu en patriarche biblique exposé dans une baignoire qui fait signe vers un tombeau de l’iconographie picturale classique de la christologie).

Où l’on retrouve la culture artistique de l’auteur qui ne cesse de reconstruire les connotations iconographiques des figures relevées grâce à des séries d’allers et retours entre les films cités et des tableaux. Cette culture croisée vise moins à piller le fonds anthropologique européen qu’à trouver des ressources mythiques pour la puissance passive des corps à subir, endurer et conjurer la violence. Thème bataillien, encore une fois.

 

Douleur

L’auteur y revient, il est vrai, sans cesse et rythme son ouvrage en renvoyant les images les unes aux autres (sur le modèle cité ci-dessus d’Aby Warbug) : séquences, sculptures, peintures, etc. Le lecteur peut d’ailleurs les répertorier et travailler lui-même à constituer une sorte de collection destinée à soutenir une pensée à poursuivre (et l’auteur sans doute y songe, espérons-le !). Une collection qui serait consacrée moins à des situations de violence, comme certaines ont été répertoriées ci-dessus, qu’à des figures de vies qui ne se résolvent pas à la violence du pouvoir, sans pour autant se rallier à un Parti. Tels sont, d’ailleurs, les dernières figures étudiées dans l’ouvrage, à partir des films de Steve McQueen (Hunger) ou d’Apichatpong Weerasethakul (Blisfully Yours), entre autres. Le travail impolitique de ces films fonctionne comme un lent tressage d’une façon d’opposer, à la violence policière ou militaire, non pas des formes de lutte ou de résistance active en bonne et due forme organisées, mais des manières d’échappées communautaires. Elles sont figurées par des usages archaïques de l’espace et du temps, par des commerces clandestins, par des relations extraites de toute contractualité administrative. Formes saturées de symboles chrétiens chez le premier et économie du soin chez le second.

On aura compris que la douleur peut se partager sans devoir se soumettre à une doctrine, à un parti ou une organisation quelconque. Elle peut aussi se partager sans que chacun ressente la même douleur ou que tous fondent la même chair (quasi au sens chrétien du terme). La douleur, au cinéma, devient machine à réinventer l’espace d’une hétérotopie. Plus exactement, l’impolitique du film prend la forme de la figuration d’une résistance passive des corps en l’absence de fin et d’un ailleurs qu’il s’agirait de postuler. Elle fait droit au silence des vaincus, en valorisant leur pouvoir de soulèvement, mais sans les soumettre à ce en quoi tel ou tel auteur/réalisateur (au demeurant pas de réalisatrice dans cet ouvrage !) veut croire à tout prix : le peuple, la lutte des classes, le grand soir. Un certain réel s’imposerait-il désormais dans l’extinction des espérances antérieures.