Chronique d’une folie annoncée, où le véritable fou n’est sans doute pas celui que l’on croit, mais bel et bien notre société dans laquelle tout un chacun souffre d’une pathologie moderne.

Moi, fou est le deuxième tome de la « trilogie égoïste »  d’Antonio Altarriba et Keko après le Moi, assassin, grand prix de l’ACBD   en 2015, et dont le troisième tome, Moi, menteur, est attendu pour 2020. Bien qu’il soit possible de lire les volumes de manière totalement indépendante, on ne saurait que conseiller de lire Moi, assassin avant de démarrer et de sombrer dans le récit de Moi, fou. Plusieurs personnages du tome 1 font une apparition, ainsi que des échos à certaines cases qui permettent de relier les récits entre eux, même s’ils ne sont pas directement connectés. Ces caméos et ces références laissent supposer que des fils finiront par se dénouer dans le tome 3.

Le scénariste, Antonio Altarriba est un universitaire, écrivain, essayiste et donc scénariste de bandes dessinées, notamment récompensé pour le premier tome de son diptyque biographique sur sa famille et la guerre civile espagnole : L’art de voler (2009) et L’aile brisée (2016). Son compère, José Antonio Godoy Cazorla, dit Keko, est un dessinateur et illustrateur madrilène dont l’œuvre fut rapidement remarquée avec la publication en solo de La isla de los perros (L’île aux chiens, 1986), La protectora (2011) et, bien entendu, ses collaborations avec Antonio Altarriba : El perdón y la furia (Le pardon et la furie, 2017), Moi, assassin (2014).

Ángel Molinos, qui emprunte ses traits à Antonin Artaud, est le personnage principal de cette intrigue qui conduit le lecteur sur les sentiers de la folie. Le protagoniste, dramaturge ayant renoncé à l’écriture et converti en psychologue, travaille désormais pour Otrament, l’Observatoire des Troubles Mentaux, filiale de l’entreprise pharmaceutique étatsunienne Pfizin. Il est chargé de créer de nouvelles pathologies mentales dont les traitements chroniques permettent un enrichissement considérable de l’entreprise. Troublé par des cauchemars de plus en plus oppressants, qui renvoient à un passé qu’il pensait enfoui, et par l’arrivée de Narciso Hoyos, un collègue qui remet en cause les pratiques peu scrupuleuses d’Otrament, Ángel Molinos se voit peu à peu gagné par la folie au beau milieu d’une intrigue entremêlant conspirations, menaces, manipulations et autres crimes.

Le fou comme miroir de notre société

Cette folie annoncée réserve bien des surprises au lecteur alors embarqué au cœur d’un thriller politique, économique et social où les cliffanghers et les rebondissements sont nombreux, comme si ce jeu de pistes était tissé pour nous perdre dans les méandres de l’esprit du protagoniste, là où réalité et folie se rejoignent indistinctement. La trame la plus évidente est une critique acerbe du système néolibéral et, plus particulièrement, de l’industrie pharmaceutique qui exploite le mal-être individuel et la multiplication des troubles psychologiques pour générer chaque fois plus de profit au détriment de la lettre du serment d’Hippocrate. Cette dérive s’incarne dans le personnage de Martín, directeur d’Ortament et chef de Molinos, inspiré de Martin Shkreli qui s’est enrichi à la tête d’une entreprise pharmaceutique en multipliant par 55 le prix du médicament utilisé contre le paludisme et le sida   . Cette toute-puissance de l’intérêt économique sur l’intérêt de la personne renvoie à la marchandisation du monde actuel qu’il soit matériel ou immatériel. Les phobies et les folies ne sont finalement qu’un symptôme d’un monde devenu fou où le profit règne en maître.

Pour autant, la tolérance et le rejet de l’autre apparaissent comme la toile de fond du récit qui devient, de fait, une profonde réflexion sur l’altérité et l’exclusion. Face à la normalité et l’aseptisation de notre société, tout ce qui est distinct nous effraye et nous trouble. La pathologie psychique n’est que prétexte pour mettre au ban de la société des personnes dont le comportement ne correspond pas à la norme imposée. Ce Moi, fou devient finalement un éloge de la folie au nom de l’autre et de la différence. Peut-être que n’est pas fou celui que l’on croit l’être ?

En outre, au-delà de la question sociétale et des enjeux économiques, les deux premiers tomes ont comme fil rouge un questionnement sur l’art, sur ses absurdités, sur sa perversion par le marché (comme en témoigne le personnage de Jeff Koons interprétant son propre rôle de papier), mais également ici sur sa proximité avec la folie qui ne serait autre que le génie dont les grandes références sont Vincent Van Gogh et Le Don Quichotte de Miguel de Cervantes.

Du point de vue graphique, le dessin de Keko et son utilisation des aplats noirs soutiennent à la perfection les errances du protagoniste dans sa psyché. Les séquences illustrant les cauchemars angoissants de Molinos sont sans aucun doute les plus impressionnantes et oppressent le lecteur comme s’il était lui-même pris dans les tourments du personnage. Les taches de rouge, unique couleur présente dans Moi, assassin, – figurant le sang, la furie et la passion –, cèdent la place au jaune incarnant la folie qui s’immisce progressivement et de manière insidieuse dans le quotidien d’Ángel. Ces touches de jaune attirent l’attention du lecteur sur les éléments signifiants dans les cases et dans les planches dont le découpage irrégulier renforce également la puissance du récit. L’art de Keko rappelle la maestria du Sin City   de Frank Miller que nous pouvons rapprocher, sans prendre trop de risques, de ces bandes dessinées du « Moi »  où le personnage principal se retrouve en difficulté, en crise et mène une profonde réflexion sur son existence. Un « Moi »  qui sera amené à définitivement basculer ou non dans la folie… Finalement, « parmi les fous, on craint d’être fou »(Horace)