À la Comédie-Française, Thomas Ostermeier met en scène un Shakespeare troublant et sensuel.

Sur la scène de la salle Richelieu couverte de sable blanc, deux grands singes évoluent parmi quelques rochers en carton-pâte, des reproductions de palmiers et un trône couvert d'une peau de bête. Un étroit couloir de sable, où les personnages peuvent aller et venir, se poursuivre et se donner à voir, prolonge la scène à travers le parterre. Ce sont les rivages de l’Illyrie, où Viola échoue après un naufrage. Ce pourrait aussi être une île, lieu de toutes les utopies.

Mais de hauts murs blancs encadrent l’étendue sableuse. Ils dissimulent la cage de scène aux yeux des spectateurs et produisent une sensation d’enfermement. Le lieu de tous les possibles est étrangement clos. Les personnages qui s’agitent, vêtus de manteaux, pourpoints, polos ou corsets, mais jambes nues, en culotte ou caleçon, évoquent des enfants jouant dans le bac à sable de quelque jardin. Et c’est bien de cela qu’il s’agit : de jeu, ce jeu à la fois théâtral, poétique et sensuel qui est au cœur de la pièce de Shakespeare et du spectacle de Thomas Ostermeier.

 

Georgia Scalliet (Viola / Césario)

 

Troublante sensualité du travestissement

Une tempête, un naufrage et une jeune fille, Viola, échouée en Illyrie : ainsi commence La Nuit des rois. Viola (Georgia Scalliet) se travestit en Césario pour entrer au service du duc Orsino (Denis Podalydès). Ce dernier l’envoie auprès de la froide Olivia (Adeline d’Hermy), qu’il aime éperdument, loin de se douter que c’est le messager et non le message qui touchera le cœur de sa belle. Après bien des errements et tous les plaisirs du renversement carnavalesque, parmi les fous et autres clowns, l’arrivée de Sébastien (Julien Frison), frère jumeau de Viola, assure le retour à l’ordre attendu : Olivia épouse Sébastien, en qui elle retrouve un double de Césario (Viola), et le duc demande la main de Viola, qui obtient ainsi le mariage.

Le retour à l’ordre n’est cependant qu’un jeu de plus, une concession aux normes de la culture commune qui ne fait pas oublier tout ce que la liberté débridée du carnaval – et du théâtre – a permis de suggérer. Par le biais du travestissement, Viola s’est engagée dans une intense valse du désir, entraînant à sa suite d’autres personnages : Olivia s’éprend de Césario (Viola), qui aime Orsino, qui aime Olivia.

Mais le désir, multiple et protéiforme, ne cesse de circuler d’un personnage à l’autre, comme en témoignent les scènes très réussies qui mettent en présence Césario (Viola) et Olivia. Ces deux rôles d’exception sont confiés à des interprètes de choix. Adeline d’Hermy (Olivia) est remarquable dans le rôle d’une femme qui refuse tous les hommes, sauf précisément celui que joue une femme. D’abord d’une distance presque excentrique, dissimulée derrière de larges lunettes noires, les cheveux couverts d’une dentelle sombre, Olivia accepte peu à peu de se découvrir et de s’exposer. Dans la vulnérabilité de son dévoilement, elle émeut quand elle s’enflamme et découvre à son tour les tourments d’un amour non réciproque.

Georgia Scalliet donne à Césario (Viola) une virilité d’une grande douceur et des élans passionnés qui semblent s’ignorer eux-mêmes. C’est peut-être quand son personnage se trouve face à Olivia qu’il est le plus touchant, surpris par son propre désir, dans un mélange fascinant de pudeur et de sensualité mêlées.

 

Adeline d'Hermy (Olivia) et Georgia Scalliet (Viola / Césario)

 

Les identités, qu’elles soient sociales, psychologiques ou biologiques, sont brouillées. Chacun en vient à ignorer quel est l’objet de son désir, mais aussi à ne plus savoir qui il est lui-même. Peu importe : l’essentiel est d’être en état de désir, c’est-à-dire en vie.

C’est ce vers quoi tend le dénouement, tel que Thomas Ostermeier le met en scène. Si Olivia aime Sébastien, elle est toujours aussi éprise de Viola. Le duc désire tout autant sa nouvelle épouse que l’ancien objet de son amour. Viola, partagée entre Olivia et Orsino, trouve aussi en son frère un alter ego qu’elle aime peut-être autant comme son autre que comme son semblable. Les couples formés se dispersent et les partenaires s’échangent, tandis que les baisers passent de lèvres en lèvres.

Certes, le mariage assure la pérennité d'un ordre culturel perçu comme une norme. Mais dans le même temps, il ne saurait empêcher les personnages de s’abandonner aux troublants plaisirs de la sensualité, résistance délicieuse aux règles qu’impose leur société.

 

Italianité de Shakespeare

Tout au long du spectacle, un contre-ténor (Paul-Antoine Bénos-Djian et Paul Figuier, en alternance) et un théorbiste (Clément Latour et Damien Pouvreau, en alternance également) divertissent et enchantent la cour d’Orsino. Ils interprètent des madrigaux et des airs italiens du premier XVIIe siècle, choisis dans un répertoire un peu plus tardif que la pièce de Shakespeare.

Cette proposition est doublement signifiante. Elle permet d’explorer d’autres modalités du trouble identitaire et sexuel, en musique. La tessiture aiguë du contre-ténor était celle des castrats et demeure aujourd’hui plutôt associée aux femmes et aux enfants. En outre, comme sur les scènes d’opéra italiennes ou sur la scène élisabéthaine, le genre du personnage et celui de l’interprète ne coïncident pas nécessairement. Dans la mise en scène de Thomas Ostermeier, la nymphe du somptueux Lamento della Ninfa de Claudio Monteverdi est ainsi interprétée par un homme. La berceuse « Oblivion soave » fait surgir Arnalta, rôle travesti écrit pour un ténor bouffe, dans le célèbre Incoronazione di Poppea. D’autres airs sont issus d’opéras qui jouent eux-mêmes du travestissement. Ainsi, dans La Calisto de Francesco Cavalli, Jupiter se métamorphose en Diane pour séduire Callisto.

Toutefois, l’intérêt de cette association théâtrale et musicale n’est pas seulement thématique. Certes, il s’agit, pour donner à entendre cet « aliment de l’amour » [« food of love »] qu’est la musique selon Orsino, de choisir des airs qui jouent du travestissement, dans une pièce construite sur ce même procédé. Mais la proposition est aussi stimulante en ce qu’elle rapproche les pièces de Shakespeare et le théâtre italien de la même époque. Elle rappelle ainsi l’italianité (anachronique ou non) de Shakespeare.

 

Dancefloor et jarretières croisées

Dans La Nuit des rois, le trouble est aussi lié au mélange des genres et des registres, qui contribue à donner à la pièce de Shakespeare toute sa saveur. Mais l’équilibre à trouver est subtil et les scènes comiques, en particulier, posent de redoutables difficultés. En l’occurrence, le spectacle échoue plus d’une fois à faire naître le rire franc et spontané qu’appellent les scènes les plus farcesques.

On s’amuse, mais sans éclat, à deux notables exceptions près. La première est une soirée de débauche menée tambour battant par Sir Toby Haut LeCoeur (Laurent Stocker) et son ami Sir Andrew Gueule de Fièvre (Christophe Montenez). Ils jouent comme des enfants, sans règles et sans limites, adeptes d’un humour régressif, d’une vulgarité d’autant plus drôle qu’elle est excessive. Les acteurs rivalisent d’exubérance et d’insolence, sur le couloir de sable surélevé au milieu du dancefloor que pourrait devenir le parterre si les spectateurs se laissaient entraîner dans le délire des personnages.

 

Stéphane Varupenne (Feste), Laurent Stocker (Sir Toby Haut LeCoeur) et Christophe Montenez (Sir Andrew Gueule de Fièvre)

 

La seconde exception est une irruption délirante et fantasque de Malvolio (Sébastien Pouderoux), vers la fin du spectacle. Piégé par Maria (Anna Cervinka), l’intendant d’Olivia croit en toute bonne foi pouvoir séduire sa maîtresse s’il associe, au sérieux ringard de sa coupe au bol, le ridicule achevé de bas jaunes retenus par des jarretières croisées et surmontés d’un énorme phallus doré. Le comédien ose tout, le personnage ne doute de rien et la réussite est totale : tant d’outrance et d’inconscience suscitent autant le rire que la stupéfaction.

 

Le ridicule ne tue pas, les peines d’amour non plus et tout n’est que jeu : « Le monde entier est une scène, / Et tous les hommes et les femmes seulement des acteurs », comme le rappelle un autre personnage shakespearien   . Pourtant, à la fin du spectacle, quand la cage de scène nue apparaît dans l’éclatement du décor, les personnages désemparés découvrent le corps pendu de Malvolio. Si tout n’est que jeu, le trouble et l’émotion, quant à eux, sont bien réels. À défaut d’en avoir tenu compte, la fête s’achève dans le drame.

 

La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez de William Shakespeare, traduction d’Olivier Cadiot, mise en scène de Thomas Ostermeier, avec la troupe de la Comédie-Française.

Du 22 septembre 2018 au 28 février 2019 à la Comédie-Française, salle Richelieu.

Spectacle diffusé en direct au cinéma le 14 février 2019 à 20h15, avant de nouvelles diffusions les 3, 4 et 4 mars 2019, en partenariat avec Pathé Live.

Crédits photographiques : Jean-Louis Fernandez

Notre page THÉÂTRE