La réédition de « Situations, V » invite à méditer l’exercice de l’« intellectuel universel » qui s’attache à mettre en forme les moments du présent pour en faire des événements.

Le Ve volume des Situations de Jean-Paul Sartre a été édité pour la première fois en 1964. Il regroupait des articles, souvent devenus célèbres, publiés par le philosophe-libelliste entre mars 1954 et avril 1958, le plus souvent dans la revue Les Temps Modernes (TM). Ce cadre chronologique a pour conséquence que les articles qu’il réunit proposaient une interprétation à chaud de nombre d’événements historiques majeurs : la mort de Staline et le post-stalinisme, l’indépendance du Vietnam, la guerre d’Algérie, l’Affaire Audin, celle d’Alleg, les événements de Hongrie…

D’une manière générale, le dernier ouvrage de François Dosse, La saga des intellectuels français : 1944-1989, peut servir d’excellente introduction aux Situations de Jean-Paul Sartre. L’historien y fait d’ailleurs parfois allusion directement à tel ou tel des articles qui les constituent. Quant à la réédition de ce Ve volume, elle invite très utilement à méditer, à bonne distance, l’exercice de commentaire de l’actualité de celui qui apparait désormais comme la figure par excellence de l’« intellectuel universel ».

Ce que Sartre entendait par « situations » désignait des moments d’épreuve dans l’acte de comprendre et de découvrir un pan de l’histoire. Ces événements qui prennent toute leur consistance dans leur propre présent exigeaient donc, pour bien les comprendre un demi-siècle plus tard, un grand effort de mises au point, de précision des faits historiques et du contexte intellectuel : c’est précisément ce que propose Arlette Elkaïm-Sartre dans cette nouvelle édition revue et augmentée, qui permet de mesurer à quel point certains de ses textes méritent d’être entièrement relus et retravaillés (en particulier celui sur Gorz), même si d’autres inspirent plutôt un inévitable sentiment d’éloignement (par exemple « Les communistes et la paix »).

Cette réédition permet en outre de saisir la force qu’a pu prendre à l’époque la « guerre de l’écrit », à travers laquelle Sartre dessine non seulement l’oppression coloniale, mais aussi les rapports politiques à l’ère post-stalinienne, la place du PCF dans la politique de l’époque, enfin quelques préoccupations artistiques éminentes (concernant Alberto Giacometti, Le Titien, la censure de La Reine de Césarée de Robert Brasillach et Le Balcon de Jean Genet, voire Kateb Yacine).

 

Plusieurs parcours simultanés

À propos d’écrit et de son corrélat, la lecture qui le met en mouvement, il n’est pas indifférent de remarquer que les recueils d’articles offrent aux lecteurs plusieurs entrées dans la matière présentée. Et ici, d’autant que le rédacteur, Sartre, s’investit pleinement dans son temps, n’hésitant pas à citer ceux qu’il prend à témoin ou à parti. Sartre euphémise peu ses propos.

En ce sens, le lecteur est conduit à suivre d’abord la pensée de Sartre d’article en article (chronologiquement), revendiquant décisivement l’idée que « l’homme est à faire ». Les faits cités par l’auteur ne résultent jamais uniquement des individus. Ils sont toujours réfléchis à partir du rapport de l’individu à ce qui se trame au cœur des conflits. En quoi les articles de ce volume jouxtent bien les recherches préparatoires à la publication de la Critique de la raison dialectique (1960). Ce qui n’empêche pas Sartre de rappeler constamment la mise en œuvre nécessaire du doute que chacun doit avoir à l’égard de soi-même, jusqu’à la figure du Traître.

Mais on peut ensuite brasser les propos de Sartre sur un mode plus sociologique. On peut par exemple explorer le champ de connaissance-reconnaissance des personnes au centre duquel se trouve placé l’auteur. Ainsi, Jean Kanapa et Pierre Naville, très éloignés de Sartre, sont largement écrasés sous la plume du libelliste, tandis que Pierre Hervé, malgré son éloignement, est la cible de flèches moins écrasantes. A l’inverse la somme des articles permet de dégager un réseau d’affinités électives (qui varient avec les années) : Maurice Merleau-Ponty, Albert Camus, Aimé Césaire, mais aussi Claude Bourdet se retrouvent ainsi sans surprise le plus souvent du côté des amis et alliés. On dégage aussi un groupe des collaborateurs, autour des TM : Marcel Péju, Claude Lanzman, André Gorz (alias Michel Bosquet), etc. Enfin, les artistes font l’objet d’une attention toute particulière : notamment Giacometti et Henri Cartier-Bresson, auxquels on pourrait associer Le Titien par un anachronisme assumé.

Le lecteur peut enfin s’atteler à un tout autre parcours, non moins efficace pour comprendre les positions de Sartre, en relevant les modalités de la polémique intellectuelle. Ainsi de celle qui oppose Sartre à Pierre Naville, mais aussi de celles qui définissent son rapport complexe aux communistes (puisque la notion de « compagnon de route » est tout de même insuffisante à expliquer ce qui a lieu entre Sartre et le PCF). A leur sujet, le phrasé paraît léger, mais il est souvent légèrement assassin. Certes, l’auteur indique qu’il a pris l’habitude des agressions à main armée. Mais il insiste non moins sur le fait que le ton courtois de la camaraderie doit être maintenu, même dans les discussions les plus vives, ou sur l’idée selon laquelle on peut toujours estimer son adversaire, et admirer son courage et l’efficacité de ses propos (à l’adresse de Claude Bourdet). Néanmoins, il est bien clair que « nous n’avons pas en tout le même point de vue », et qu’il faut radicaliser les critiques si nécessaire. En tout cas, dans la polémique, il est un interdit : se servir du physique de l’adversaire (fût-ce par photographie interposée). Ni le physique ni les attitudes ne font rien à l’affaire conceptuelle.

 

Le rôle de l’intellectuel

Sans en établir la théorie dans ces articles (on sait qu’elle prend forme dans d’autres écrits), Sartre fonctionne comme l’intellectuel dont il a dessiné les traits et dont il ne cessera de se faire le héraut. Il suffit d’observer comment, d’article en article, il est question de réveiller une France muette, voire des militants subjugués. L’intellectuel, qui parle toujours à la première personne du pluriel (« nous »), ne supporte pas que « nous nous taisions » (affaire Alleg), et il décide de secouer les citoyens passifs en dénonçant les imperceptibles abandons par lesquels « nous » finissons par accepter l’inacceptable. À l’encontre de cette attitude, il est du devoir du même intellectuel de faire valoir ceux qui nous « épargnent le désespoir et la honte » parce qu’ils parlent. C’est grâce à eux que « nous » retrouvons un peu de fierté.

Il s’agit, dans ce cas, de la colonisation et de l’Algérie. Rappelons, avant toutes choses, que la revue TM prend des positions de pointe dans la contestation de la guerre d’Algérie. Sartre cristallise alors sur sa personne, à cette occasion, la haine des fervents de l’Algérie française. Le 1er novembre 1954, la revue prend position pour l’indépendance de l’Algérie. Et au long de nombreux articles, elle dénonce l’oppression coloniale, économique et idéologique, et la violence propre à la réduction de l’autre – le colonisé – au rang de sous-humain. La revue a déjà amorcé l’idée, reprise et amplifiée par Sartre, selon laquelle la colonisation est un véritable système oppressif, réduisant l’humain à la bête.

C’est en ce sens que Sartre, à l’instar de toute la revue, multiplie les analogies entre l’occupation allemande et le comportement des colons en Algérie. Multiplication d’autant plus féroce que la France se réclame sans cesse des Droits de l’homme. Cela est particulièrement sensible dans le geste de publier le recueil de dépositions et de documents sur « nos » méthodes de pacification de l’Algérie – geste écrit qui était destiné à un grand quotidien, mais qui a été refusé par ce dernier. Sartre en a fait la lecture : une « lecture particulièrement insupportable ». Puis, il se charge d’en diffuser le contenu. Enfin, il analyse la situation qui a conduit à ces faits, tout en en déduisant des leçons : sur la manière d’étouffer des cris pour « assurer notre repos » (de colonisateurs), sur nos « consciences troubles », sur les mensonges diffusés. Plus précisément aussi, il replie ces mensonges sur les lecteurs, ceux qui acceptent de lire ces documents, en soulignant que ce qui s’accomplit en Algérie, « nous » le dédouanons rapidement dans « des indignations digestives ». En un mot, les colonisateurs sont « deux fois coupables ». Et Sartre de terminer en souhaitant faire échouer les entrepreneurs de la « démolition nationale ».

Si tout cela est connu, ce qui est sans doute plus sensible, aujourd’hui, c’est le type de rhétorique mise en œuvre, les figures de style qui s’imposent à lui. Cette rhétorique se distribue en éclaircissements, ironie et accusations. Outre l’indignation, elle est marquée au sceau de positions qui épousent la cause tiers-mondiste. La remarque vaut pour l’article portant sur le livre d’Albert Memmi, Portrait d’un colonisateur. Sartre relève que ce livre ne raconte pas : il met plutôt en forme une expérience, sous mode d’un exposé qui suit la découverte des faits. Néanmoins, l’auteur ne peut saluer cette expérience sans « chicaner » un peu Memmi « sur l’ordre adopté ». Memmi n’a pas assez travaillé sur l’ordre ou l’appareil colonial, là où une impitoyable réciprocité rive le colonisateur au colonisé. Autrement dit, il risque de manquer l’essentiel, dans son portrait : le refus de l’assimilation de l’indigène par la Métropole, la soumission du colonisé par la violence et le racisme : « le racisme est déjà là, porté par la praxis colonialiste », comme abaissement du colonisé pour se grandir et lui refuser la qualité d’homme.

L’article portant sur l’« affaire Henri Alleg », qui fait suite à la publication du livre La Question par les Éditions de minuit, relève de la même option. Non seulement c’est « un livre à déconseiller aux âmes sensibles », mais c’est encore un livre qui renvoie à nouveau à un parallèle entre les tortures pratiquées rue Lauriston par la gestapo et la torture en Algérie. Le tortionnaire est-il seulement un sadique courbé sur des loques de chair ? Pas nécessairement. Et quoi qu’il en soit, c’est un humain dont la responsabilité est souveraine et plénière, d’autant que la torture, qui n’en finit pas, est une vaine furie. Elle est née de la peur. Son objectif ne vise à rien d’autre qu’à briser la victime par sa trahison même.

 

L’homme pétrifié et réifié

Les éléments auxquels nous venons de référer sont tirés, entre autres, d’un article de mars 1956 : « Le colonialisme est un système ». Il reprend une intervention effectuée lors d’un meeting pour la paix en Algérie, organisé salle Wagram, à Paris, le 27 janvier 1956, sous l’égide du Comité d’action des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Algérie. L’article démonte les mécanismes politiques et économiques du colonialisme et appelle au combat contre ce « système ». Sur toute la question, plus largement, Sartre pense que les peuples qui luttent pour leur émancipation sont porteurs d’un horizon salvateur. Ils révèlent une vigueur polémique et un courage peu courants à l’époque. Ajoutons, ce qui n’est pas commenté dans ce volume, que la vie du philosophe était directement menacée pour le contenu de ces écrits : son appartement de la rue Bonaparte fut plastiqué à deux reprises par l’Organisation Armée Secrète (OAS).

En revanche, aucun lecteur, après l’étude de ce volume, ne peut plus se demander pourquoi l’usage de la mention « situations ». Il convient, à ce propos, de rappeler d’abord les mots de l’article de Sartre sur la liberté cartésienne (article qui n’est pas dans ce volume). Sartre pose la question : « À propos de quelle situation privilégiée avez-vous fait l’expérience de votre liberté ? » Et il répond que cette expérience ne se réalise que dans l’épreuve de l’acte de comprendre et de découvrir ce qui s’accomplit sous « nos » yeux.

Évidemment, pour déployer ces manières de dire relatives à des situations, il est aussi possible de se plier à des manifestes. Ce sera d’ailleurs, sur la question de l’Algérie, le manifeste des 121, un peu plus tard par rapport aux articles de ce volume. Il n’en reste pas moins vrai que les évocations de la réprobation de la guerre, de ses buts avoués et inavoués, de ses procédés tortionnaires, et d’une éventuelle insoumission, impliquent un peu plus, pour justifier le terme « situation ».

On l’observe à l’évidence pour l’article Le fantôme de Staline (article qui pourrait prendre place à côté de ceux de Karl Marx et – au futur – de Jacques Derrida sur les fantômes). Cet article condamne simultanément le stalinisme, l’intervention soviétique en Hongrie et la position du PCF. Quoi qu’on pense de la perspective déployée par Sartre à l’égard de Staline d’abord (hors de ce volume) puis à l’égard du post-stalinisme (dans ce volume), les lignes de clivages ne sont pas aisées à présenter en public. La position de compagnon de route du PCF non plus, à l’heure de la Hongrie, du Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR), de la lourde tâche de soutenir David Rousset dans sa dénonciation des camps staliniens, mais aussi et simultanément, de la défense de l’URSS qui serait restée, de toute manière, « du côté des forces qui luttent contre les formes d’exploitation ».

Ce qui est en jeu, outre la situation concrète, c’est aussi le rapport de Sartre au marxisme, rapport sur lequel il revient d’un article à l’autre (surtout autour de Naville). Le problème n’est pas d’en défendre les principes, qui, proclame Sartre, ne sont pas en danger, mais de leur rendre vie en cherchant l’expérience là où elle se trouve encore : dans les disciplines scientifiques et philosophiques.

Mais c’est aussi l’élaboration d’une écriture qui se défend de toute métaphysique, au profit de l’établissement des faits, de la consultation de l’histoire, et de l’analyse : de quoi le stalinisme est-il né ? Réponse : d’une double contradiction, notamment de l’incapacité à assumer le rôle de la personne dans le groupe… à tous les échelons de la hiérarchie. Mais c’est aussi une écriture qui pratique peu la citation, comme il en va habituellement dans les ouvrages des intellectuels. La rhétorique de Sartre, afin de mieux dénoncer l’homme pétrifié, consiste à interroger, poser des questions qui dérangent les lieux communs : « à qui fera-t-on croire que les Soviétiques ont voulu, en Hongrie, défendre le socialisme hongrois ? », et « Faut-il alors appeler socialisme ce monstre sanglant qui se déchire lui-même ? »

 

Les arts

Il faut encore faire au moins allusion aux articles de ce volume consacrés aux arts ou plutôt aux artistes. Ils sont essentiels, tant dans l’histoire de la pensée de Sartre que pour les artistes en question et pour les considérations esthétiques qu’ils envisagent.

Commençons par Alberto Giacometti. Ce qui intéresse Sartre dans ce cas, ce sont les rapports peinture-sculpture, la place du vide et de l’individu dans ses œuvres. Sartre décrit certaines d’entre elles, brièvement, et s’interroge sur la notion de distance chez l’artiste : « il est distance, c’est vrai : mais après tout, c’est l’homme qui a créé la distance et celle-ci n’a de sens que dans l’espace humain (et donc pas entre les choses) ». Pour insister sur le vide, la question est de savoir comment Giacometti peint le vide. Les tableaux sont pleins à craquer depuis longtemps. Or, Giacometti commence par expulser le monde du tableau. Ses personnages sont tout seuls, perdus dans un cadre. Voilà le point de départ. De cela, Sartre tire des conséquences esthétiques importantes.

Quant à Henri Cartier-Bresson, il intervient ici dans le cadre d’une critique d’un ouvrage portant sur la Chine publié par l’agence Magnum en 1955. Les photos de Cartier-Bression, écrit Sartre, ne bavardent jamais. Elles ne sont pas des idées : elles nous en donnent. Et l’auteur de réfléchir avec brio sur le sens du pittoresque dans le regard du spectateur. Le pittoresque assigne les personnes et détourne le regard. Or, les portraits de Cartier-Bresson ne représentent pas d’abord des eunuques, des paysans ou des marchands chinois, mais des vies, des vies qui exultent ou se défont. En dénouant les assignations, restent des hommes qui se ressemblent en tant qu’hommes, des présences vivantes et charnelles qui n’ont pas encore été assignées à leurs appellations contrôlées. Finalement, Sartre relève avec pertinence la manière dont le commentaire, dans les ouvrages de photographie, formatent le regard. On finit par vouloir voir des chinois, des eunuques, etc. Après cela bien sûr, nous ne parlons pas leur langue, et nous n’avons pas leurs mœurs : « Cet homme qui vient vers vous, vous devez savoir sur l’heure si nous verrez en lui d’abord un Allemand, un Chinois, un Juif ou d’abord un homme ».

L’étude intitulée Le Séquestré de Venise, qui porte sur Le Tintoret (bientôt appelé « Tintoret la Foudre »), développe un troisième plan esthétique. Le travail est inachevé, ce qui nous prive sans aucun doute de développements éventuels sur l’espace, la couleur, le trait chez ce peintre : sa manière de construire les lignes de fuite, la perspective profane, cette perspective qui constitue une violence que la faiblesse humaine fait subir au petit monde de Dieu, mais aussi la nouvelle place qu’il confère au spectateur. Pour Sartre, qui prend exceptionnellement en charge un classique, il ne s’agit pas de le juger, mais de savoir si son époque se retrouvait en lui sans malaise. Et de lier à la république aristocratique de Venise, cette technocratie, au plus grand peintre du siècle, écrit-il, à la sombre fierté plébéienne… Le Tintoret naît dans une ville bouleversée. Il a respiré l’inquiétude vénitienne (à la suite de Lépante), elle le ronge, il ne sait peindre qu’elle.

Avec Le Titien, l’art, c’est la force qui l’arrache à sa condition natale, et le milieu qui le soutient, c’est sa dignité. Mais à l’époque la peinture devient « folle ». Elle a cessé d’être un sacrifice religieux, elle se rationalise. Elle demeure cependant un service social. De là l’analyse des rapports de cet artiste et de sa ville. Ainsi se présente une sorte de biographie existentielle d’un peintre soumis à la concurrence féroce de ses collègues, et qui s’impose par surprise, et sous l’adversité se change en lui-même. Sartre se concentre sur les jeux économiques concernant les œuvres, la concurrence absolue, et la volonté de Titien de devenir le champion du libéralisme artistique, en diminuant les coûts de ses œuvres, quitte à corrompre des serviteurs et à faire le siège des fonctionnaires publics de la Scuola San Rocco.