À travers un essai ambitieux, érudit et stimulant, l’économiste britannique Kate Raworth propose une refondation du savoir économique pour répondre aux enjeux sociétaux et écologiques de notre temps.
La traduction française du best-seller de Kate Raworth, Doughnut Economics (2017), sous le titre La Théorie du donut, était espérée. Les éditions Plon n’ont pas tardé à la proposer, ce qui constitue en soi une bonne nouvelle.
À l’instar de Tim Jackson , Raworth appartient à une famille d’économistes écologiques théoriciens de l’après-croissance. Ni adeptes de la croissance verte, ni défenseurs de la décroissance, ces économistes se disent « agnostiques » en matière d’évolution du PIB, cet indicateur (imparfait) qui, chaque année, est scruté de près par les décideurs. L’enjeu est d’imaginer un monde où la croissance a peu d’importance mais où le bien-être social, économique et politique se trouve réconcilié avec les équilibres écologiques. La particularité de Raworth est de représenter ce monde futur sous la forme d’un « donut », du nom du célèbre beignet américain.
Comme tous les donuts, le donut dont il est question est constitué de deux cercles concentriques. Le cercle intérieur représente le « fondement social » : le seuil minimal à atteindre pour satisfaire les besoins humains fondamentaux. Le cercle extérieur représente le « plafond écologique » : la limite supérieure à ne pas dépasser pour respecter les équilibres écologiques essentiels. Entre ces deux frontières se trouve « l’espace juste et sûr pour l’humanité », qui prend alors la forme d’un donut.
Poursuivre comme objectif l’intégration dans le donut, au-dessus du seuil de satisfaction des besoins premiers et en-deçà des limites écologiques, implique non seulement une révolution dans nos manières de produire, de consommer, de distribuer les richesses, mais aussi et surtout dans nos manières de concevoir le monde. Raworth avoue qu’elle n’a ni « mesure spécifique » ni « solution institutionnelle » clé-en-main pour réaliser ces changements, mais elle propose « sept manières de faire évoluer les mentalités » pour remplacer les idées d’hier par celles de demain.
Son ouvrage s’adresse en premier lieu aux économistes et aux étudiants en économie, pour leur faire prendre conscience des schèmes mentaux dans lesquels ils sont enfermés. Il concerne également tous les citoyens avides de comprendre le monde dans lequel nous vivons, et aspirant à relever les défis du XXI° siècle. L’effort de pédagogie est réel, le vocabulaire rarement technique, et les exemples sont nombreux. Tout lecteur sensible aux questions économiques et écologiques n’aura pas de peine à lire et apprécier La Théorie du donut.
Les dessins plutôt que les mots
La singularité de l’ouvrage de Raworth est d’insister sur le rôle des images, des dessins, des représentations dans l’inconscient des économistes, mais aussi des décideurs, et plus largement de tous les citoyens. La courbe du progrès que l’on souhaite voir aller plus haut, ou le graphique offre-demande appris par tant d’étudiants, sont deux exemples de représentations visuelles si ancrés dans nos mentalités que l’on n’aurait pas idée de les remettre en cause. Pourtant nous dit Raworth, il est nécessaire de « désapprendre » et de « réapprendre » l’économie à partir de nouvelles images, de nouvelles représentations. Le donut est un exemple. Les « boucles de rétroaction », plutôt que les schémas linéaires, en sont un autre, tout comme les « réseaux de flux » plutôt que les courbes en cloche.
En dessinant le monde autrement, nous nous trouverons plus à même d’envisager l’impossible. Libérés de nos schèmes de pensées, nous deviendrons capables d’imaginer le monde de demain. Si nous parlions d’« organisme du marché » plutôt que de « mécanisme du marché », cela ne changerait-il pas la façon de concevoir la politique économique ? Et si la fiscalité portait sur les ressources non-renouvelables plutôt que le travail, les entreprises ne chercheraient-elles pas à maximiser la « productivité des ressources » plutôt que la « productivité du travail », ouvrant la voie à une production plus favorable à l’emploi ? En suscitant des questions dont le lecteur a peu l’habitude, Raworth interpelle, oblige à réfléchir, et c’est là son grand mérite.
Sept principes fondamentaux
Les sept principes qui doivent guider le nouveau raisonnement économique sont les suivants. (1) Changer d’objectif économique, en remplaçant la croissance du PIB par l’accès à « l’espace juste et sûr » du donut. (2) Réinsérer l’économie dans les dynamiques sociales et environnementales. (3) « Cultiver la nature humaine » en sortant du modèle de la rationalité égoïste. (4) Ne pas considérer que l’économie est une mécanique mais parler de « système complexe » et évolutif. (5) Raisonner en termes de distribution de la richesse et non du revenu. (6) Sortir de la logique « linéaire » et promouvoir une « économie circulaire » et « régénérative ». (7) « Être agnostique en matière de croissance ». Nous proposons ici de nous arrêter sur trois de ces principes, qui interrogent en particulier le rôle des acteurs économiques, ainsi que leurs interactions.
Le principe 2 a pour ambition de ré-encastrer, comme l’aurait dit Polanyi , l’économie dans les enjeux sociaux et environnementaux, en dépassant les représentations ordinaires de l’économie sous forme de « flux circulaire », afin de prendre en compte non seulement la circulation de la monnaie, mais aussi l’existence de flux matériels et énergétiques, dans des rapports sociaux qui ne sont pas seulement des rapports d’échange symétrique, mais aussi, et surtout, des rapports de pouvoir, de coopération voire de conflit.
Le principe 3, inspiré à la fois de la psychologie évolutionniste et de l’économie comportementale, remet en question la figure de l’homo-œconomicus, être rationnel et égoïste au centre des raisonnements classiques. L’être humain possède une diversité de facultés intuitives, émotionnelles, liées à des réflexes ou des habitudes sociales, qui conditionnent ses comportements plus que tout calcul rationnel omniscient. En matière de transition écologique, le changement ne viendra pas (uniquement) de mesures incitatives (fiscalité, récompenses), mais aussi de leviers « heuristiques » portant sur d’autres dimensions de la nature humaine : les « normes sociales » et le mimétisme sont parfois plus efficaces que les taxes et subventions pour faire bouger les choses.
Quel rôle doivent jouer les entreprises ? Le principe 6 ne se contente pas de promouvoir l’économie circulaire, comme on en trouve trace dans certains travaux d’économie industrielle. Il appelle à reconsidérer les finalités de l’entreprise, au-delà, ou en substitut, de la maximisation des profits. Sur le terrain environnemental, les entreprises ne devraient pas seulement réduire leurs impacts, ni même les rendre nuls, elles devraient donner plus qu’elles ne reçoivent, c’est-à-dire veiller à avoir un bilan environnemental positif : produire plus d’énergie qu’elles n’en consomment, recréer plus de biodiversité qu’elles n’en détruisent, etc. Le monde économique deviendrait ainsi généreux et régénérateur.
Passé, présent, futur
Dans son souhait de refonder l’économie, Raworth fait preuve d’une connaissance certaine des théories d’hier et d’aujourd’hui. Smith, Ricardo, Malthus, Sismondi, Mill, Veblen, Marshall, Keynes, Schumpeter, Hayek, Samuelson, Ostrom et tant d’autres font l’objet de références et commentaires tout au long de l’ouvrage. On regrettera quelques raccourcis sur la pensée néolibérale, et quelques oublis : les travaux de Jevons sur le charbon, ceux de Walras sur les terrains fonciers, ceux de Boulding sur le vaisseau-spatial Terre. Ces exemples émanant d’auteurs majeurs – Jevons et Walras ont significativement contribué à l’économie néoclassique, Boulding a été président de l’American Economic Association – auraient suscité des questionnements : si des alternatives ont existé même au cœur de la discipline, pourquoi n’ont-elles jamais pris le dessus ? En quoi la situation est-elle différente aujourd’hui ? Pourquoi le projet de Raworth réussirait-il là où les précédents ont échoué ?
Ces questions sont d’autant plus sensibles qu’on retrouve dans La Théorie du donut certains propos déjà lus ailleurs. Le biais mécaniste de l’économie a souvent été dénoncé , et la promotion d’une nouvelle approche ancrée dans la biosphère, avec la mise en évidence de principes à la fois économiques, politiques et éthiques n’est pas sans rappeler le projet bioéconomique de Georgescu-Roegen , évoqué, mais un peu rapidement, par Raworth.
La Théorie du donut bénéficie néanmoins d’un contexte plus propice, avec des individus aujourd’hui en quête de sens face à des contraintes écologiques toujours plus impérieuses. Surtout, en insistant sur le pouvoir des images, Raworth propose une alternative visuelle aux schémas courants, ce qui constitue une véritable force par rapport aux travaux qui l’ont précédée.
On aurait aimé, peut-être, que le souhait de faire table rase du passé soit moins prononcé, car la pensée économique, dans sa diversité, a connu des époques et des auteurs dont les leçons sont utiles pour aujourd’hui, même dans le domaine environnemental et énergétique . Mais on comprendra aisément que le propos de Raworth est d’abord de marquer une rupture, pour libérer l’imaginaire et construire de nouvelles visions du monde.
Se retrousser les manches
Un mot sur la traduction, Laurent Bury relève le défi avec succès. L’écriture est agréable, claire et pédagogique. Les références ont été répertoriées dans leurs traductions françaises. Il n’y a pas d’anglicisme et le vocabulaire technique est transcrit fidèlement. Quelques choix de traduction pourront surprendre (« decoupling » par « dissociation » plutôt que « découplage », « ecosystem services » par « services d’écosystème » plutôt que « services écosystémiques ») mais ils sont loin de ternir un ensemble réussi.
On regrettera en revanche l’absence de préface à l’édition française. Il aurait été intéressant de connaître le sentiment de l’auteure sur le contexte français, d’autant plus que nombre de ses propositions reçoivent ici un écho singulier : plusieurs idées sur la robotisation de la production, ou sur le revenu universel, ont agité la campagne présidentielle 2017 ; la question de la finalité des entreprises a récemment fait l’objet de débats lorsqu’il s’est agi de modifier le code civil ; la nécessité de marier incitations économiques et autres leviers d’action publique est d’une actualité forte au moment où la fiscalité écologique fait l’objet de tant de contestations.
Ce regret ne remet pas en cause la richesse de l’ouvrage. La Théorie du donut fait partie de ces livres qui en appellent à l’intelligence du lecteur, en l’invitant à réfléchir sur les principes fondamentaux de ses raisonnements. C’est un essai qui pose davantage de questions qu’il ne fournit de réponses, et c’est là sa force. Raworth invite les économistes, les étudiants et tous les citoyens à s’emparer du donut, pour devenir acteurs du monde de demain. La route est encore longue, mais mérite incontestablement le détour.