L’Etat doit-il subventionner l’achat de services à la personne ou créer directement les emplois correspondant ?

Clément Carbonnier et Nathalie Morel sont les directeurs de l’axe « Politiques socio-fiscales » du LIEPP de SciencesPo qui vise à fournir à terme une évaluation complète, interdisciplinaire et comparative de ce type d’instruments. Ils analysent dans cet ouvrage les mesures de soutien aux emplois de services à la personne mises en œuvre en France, dont ils donnent une évaluation à la fois très argumentée et très critique. Ils suggèrent en conclusion des aménagements de cette politique qui seraient basés sur l’investissement social, soit le développement et la valorisation des compétences, au lieu de la réduction du coût du travail.

 

De faibles créations d’emplois, de mauvaise qualité, au regard des montants engagés

Depuis le début des années 1990, les emplois de services à la personne bénéficient de différentes incitations étatiques : avantages fiscaux et allègements de cotisations sociales, avec l’idée de contribuer à la création d’emplois pour des personnes peu qualifiées. Ces incitations s’avèrent particulièrement coûteuses lorsqu’on les rapporte au nombre d’emplois créés – qui ne l’auraient pas été si ces mesures n’avaient pas été mises en place – en équivalent temps plein.

Les auteurs se concentrent sur les avantages fiscaux, qui représentent la partie la plus importante de ces incitations. L’évaluation repose ici sur la comparaison des comportements des ménages avant et après un changement de mesures fiscales : soit de modification du plafond des dépenses éligibles à la réduction d’impôt, soit de transformation de la réduction d’impôt en crédit d’impôt, qui permet ainsi aux ménages non imposables d’en bénéficier. Elle doit toutefois également tenir compte de l’évolution du contexte, car la demande de services à la personne a augmenté sur la période considérée pour d’autres raisons que la réduction d’impôt (du fait notamment du vieillissement de la population et de la croissance des inégalités). Elle reprend les principaux résultats d’une méta-analyse   qui synthétise les résultats de plusieurs études et conclut à des effets d’aubaine désormais très importants, qui réduisent d’autant l’effet que l’on peut attribuer à ces incitations.

Au-delà de la charge pour les finances publiques, on peut encore interroger cette politique au regard de la faible qualité des emplois dont ces mesures fiscales et d’autres, comme la simplification des formalités administratives via le chèque emploi-service, font la promotion. L’essentiel de ceux-ci se concentrent en effet autour de deux professions : les auxiliaires de vie, d’une part, et les employés de maison, d’autre part, qui rassemblent près de 770 000 salariées (car il s’agit presque exclusivement de femmes), pour lesquelles la qualité de l’emploi est particulièrement dégradée, et se traduit non seulement par de très faibles niveaux de rémunération (liés notamment au fait qu’il s’agit le plus souvent de temps très partiels), mais aussi par un accès limité à la protection sociale, des conditions de travail préjudiciables à la santé, l’absence de formation et de perspectives d’évolution, des contraintes organisationnelles et temporelles importantes, ainsi que des contraintes relationnelles fortes, sans parler de la dévalorisation symbolique attachée à ces emplois   .

 

Une subvention au confort des ménages les plus aisés

Les auteurs montrent également que cette politique consiste principalement dans une subvention en faveur des plus aisés, dans la mesure où les services subventionnés sont en effet consommés en grande partie par ces derniers. Les services de garde d’enfants ne représentent qu’une part minime du total. La part de l’aide à domicile pour les personnes âgées ou handicapées est plus importante puisqu’elle représente de l’ordre de 40 % des heures prestées. Mais elle est également principalement consommée par les personnes âgées les plus fortunées. Le solde consiste alors dans des services que l’on peut qualifier de confort.

La prise en compte de la partie visible du régime de protection sociale, qui correspond à une dépense directe, qu’on pourrait penser davantage orientée vers les plus modestes, soit ici de l’aide à domicile financée par l’Allocation personnalisée d’autonomie, ou encore, plus globalement, pour la garde d’enfants, de l’ensemble des modes alternatifs à la garde à domicile, corrobore plutôt l’appréciation que l’on peut porter d’un accès très inégalitaire à ces services, qui se vérifie en particulier pour la garde d’enfants. Il est donc faux de penser que les besoins des personnes moins favorisées sont satisfaits par d’autres dispositifs.

Enfin, cette politique, dont on met parfois en avant le fait qu’elle permettrait aux femmes de mieux concilier vie professionnelle et vie familiale, contribue surtout à une polarisation entre les femmes. Ainsi, si elle permet aux salariées les plus qualifiées de se consacrer pleinement à des activités plus productives et mieux rémunérées, elle se paye d’emplois domestiques féminins de mauvaise qualité   .

 

Une incitation à envisager d’autres politiques, dont un financement direct plus important des services sociaux en lieu et place de ces mesures fiscales

L’ensemble de ces constats devrait alors conduire à s’interroger sur des alternatives possibles. Les auteurs montrent, en reprenant les conclusions d’une étude pilote mobilisant la notion de coût d’opportunité, qu’une politique consistant à transférer une partie des réductions d’impôt et des exonérations de charges existantes pour les consacrer au financement direct de services sociaux dans les secteurs de la petite enfance et de l’aide aux personnes âgées permettrait de créer plus d’emplois que ceux générés par les mesures socio-fiscales actuellement en vigueur, tout en faisant la part des emplois qui pourraient être évincés du fait de ces créations dans le secteur privé.

L’orientation de la dépense publique en faveur de l’éducation dès le plus jeune âge et plus généralement, et à tous âges, du développement et de la valorisation des compétences est considérée comme la plus efficace à moyen et long terme. Cette étude montre qu’elle le serait également à court terme, ou tout au moins qu’on disposerait de marge de manœuvre pour réaffecter une part de celle-ci au financement direct de services sociaux, cela sans pénaliser l’emploi, tout au contraire.

De fait, trois éléments semblent empêcher une correcte appréhension de ces données : l’incapacité à intégrer l’importance des effets d’aubaine, peut-être pour partie délibérée chez des acteurs qui en bénéficient, l’absence de réflexion sur la nature des emplois créés et en particulier le fait qu’ils représentent souvent un très faible nombre d’heures, et enfin la difficulté à accepter l’idée que même fortement subventionnés ces services restent trop chers pour une grande partie des ménages.