Spécialiste des milieux sociaux urbains du XVIIIe au XXe siècle, Maurizio Gribaudi propose de prendre au sérieux les questions posées par le mouvement des « gilets jaunes ».

Maurizio Gribaudi est directeur d’études à l’EHESS de Paris. Historien et démographe, il travaille depuis plusieurs années sur la formation des groupes sociaux en milieu urbain. Après avoir étudiés les mouvements démographiques et migratoires entre ville et campagne (dans le nord de l’Italie et en Région Parisienne), il a plus récemment concentré ses recherches sur la formation des dynamiques physiques et sociales de la ville de Paris et des territoires français depuis la deuxième moitié du XVIIIe au XXe siècle.

 

Voici que la France semble, en apparence, s’engager sur les mêmes terrains arpentés par les divers démagogues installés dans plusieurs démocraties occidentales. Dans une dynamique aussi puissante qu’inédite, des messages lancés sur les réseaux par des citoyennes et des citoyens désespérés ont donné naissance à un mouvement national qui fait trembler la majorité gouvernementale et inquiète, à juste titre, la France à la fois humaniste et libertaire, soucieuse du devenir de ce mouvement. Car, derrière la masse indistincte des gilets jaunes, certains croient voir se manifester les sombres figures de la droite conservatrice et des populismes.

Dans un tel contexte il y a effectivement de quoi s’interroger. Sommes-nous inévitablement amenés à emboiter les pas d’Orban, Putin, Trump, Salvini, les Brexitaires anglais ou encore du sinistre Bolsonaro ? Interpellé directement par les manifestants, Emmanuel Macron a livré un message qui se voulait à la fois ferme et rassurant. Ferme par la certitude affichée de n’avoir commis ni « erreurs stratégiques de gouvernement » ni « erreurs de fond » et de ne devoir opérer aucun « changements de ligne ». Rassurant par la promesse de s’engager dans les mois à venir à « réconcilier le peuple Français avec ses dirigeants ».

Pourtant son message est traversé par toutes les apories attenantes à la vision du président comme à celle de la presque totalité des responsables politiques des démocraties occidentales.

 

Démocratie représentative et intérêt général

Parlons de la forme d’abord. Par sa posture, par son langage et les métaphores employées elle s’inscrit directement dans un modèle de démocratie, dite représentative, portée depuis la révolution et jusqu’à nos jours par les forces conservatrices et libérales. Quand M. Macron parle du « peuple Français et ses dirigeants », on entend résonner les mots de l’Abbé Sieyès qui soulignait la nécessité de laisser le fardeau politique aux seuls citoyens « éclairés ». « La très grande pluralité de nos concitoyens, écrivait-il en septembre 1789, n’a ni assez d’instruction, ni assez de loisir, pour vouloir s’occuper directement des lois qui doivent gouverner la France ».

Depuis Sieyès, la démocratie représentative est fondamentalement conçue comme l’instrument politique qui permet d’éclairer et de « diriger » une multitude incapable de défendre ses intérêts, qui seraient pris en compte, selon ses dires, dans le cadre de l’intérêt général. C’est pourquoi on retrouve les mêmes images tout au long des deux derniers siècles, non seulement dans le comportement et les discours d’une pensée libérale et conservatrice, mais aussi, hélas, dans la pensée d’une partie importante de la gauche européenne.

Quand Emmanuel Macron, tout en regrettant de ne pas avoir su « réconcilier le peuple avec ses dirigeants », affirme avec force n’avoir fait ni des « erreurs stratégiques » ni des « erreurs de fond » et déclare qu’il poursuivra imperturbable dans sa ligne de conduite, il s’inscrit directement dans cette forme ancienne de gouvernement des hommes qui érige l’élu à la fonction de transmetteur de décisions et de dispositions, conçues au « sommet », auprès des couches basses de la « pyramide sociale », par les citoyens éclairés.

Faut-il rappeler à Emmanuel Macron et aux autres responsables politiques qui emboitent les mêmes pas dans des scénarios analogues qu’au cours de ces dernières décennies, nous assistons, en France comme à l’étranger, à l’épuisement du modèle de démocratie dite représentative, tout en constatant la résurgence de plus en plus forte et justifiée d’une demande de démocratie directe ?

On le sait, mais on l’avait peut-être oublié. Dès la première république, était présente une autre idée de démocratie, fondée sur la participation active des citoyens qui contrôlent et gèrent directement l’environnement local ; qui élisait ses représentants pour de courtes périodes avec des mandats toujours révocables. Elle s’était exprimée, clairement mais sans pouvoir s’imposer, dans la constitution de 1793, puis elle revient, dès la Restauration, dans l’horizon concret des luttes ouvrières et dans le projet de république démocratique et sociale de 1848 ; elle ressurgit encore pendant la Commune, et se rappelle aux luttes de 1936 comme pendant les maquis de la résistance.

Depuis, le projet de participation directe des citoyens à la décision a réapparu à maintes reprises, de manière sporadique mais insistante, en Espagne, en Grèce et partout dans le monde là où les citoyens ont eu le sentiment d’être délaissés par le pouvoir. Elle se manifeste maintenant avec force à travers la France et s’impose, non à cause d’un manque d’instruction des couches populaires, mais en raison du décrochage des assemblées nationales par rapport aux réalités concrètes qu’elles sont censées représenter.

On connait les origines de ce décrochage. Dès le début du 20ème siècle, avec une accélération croissante au cours des dernières décennies, les parlementaires ont été choisis centralement, par les appareils des partis, et non localement. La figure dominante de l’homme politique ressemble davantage à celle du stratège, grand connaisseur des réseaux politiques, qu’à celle d’un homme ou d’une femme ayant une connaissance profonde et directe d’un lieu, d’un territoire, d’une communauté.

L’éloignement du monde politique des réalités locales est devenu total depuis que les démocraties occidentales ont ouvert en grand la porte à l’action des lobbies. Comme l’a si bien montré la triste aventure ministérielle de Nicolas Hulot, dans les parlements de nos démocraties se tissent désormais de très nombreuses alliances qui relient, dans la plus parfaite opacité et par de liens solides, les représentants politiques avec les acteurs de l’économie de marché et des groupes corporatifs. Le paradoxe étant que, à cours de ces décrochages successifs, le concept de « commun » s’est déplacé de l’horizon concret des citoyens à celui des partis nationaux, et ensuite, à celui des grands groupes corporatifs internationaux.

 

La « modernité » et la voie des marchés

Laissons maintenant l’analyse de la forme pour parler du contenu du verbe présidentiel. Demandons-nous quelles sont, dans le fond, les propositions d’Emmanuel Macron. Quelle serait donc la force d’une « stratégie politique » dont le peuple n’aurait pas su saisir toute l’importance ? On sait qu’elle se voudrait moderne et modernisatrice. C’est bien ce que tous les jeunes élus associés à son équipée continuent à répéter inlassablement.

Force est de constater que, loin d’être « moderne », toute la stratégie déployée par le président et son gouvernement depuis dix-huit mois n’est que l’application pédestre et rigide des théories de l’économie de marché nées il y a trois cents ans et dont nous connaissons maintenant les funestes résultats.

Comme l’a souligné Larry Elliott, le correspondant économique du Guardian, dans une tribune publiée le 26 septembre dernier, Emmanuel Macron reprend directement la vision soutenue par Bill Clinton et Tony Blair dans les années 1990 qui voyait dans la globalisation et l’ouverture des marchés une force naturelle et positive en mesure d’apporter une solide croissance économique et, avec elle, le bien-être social. Or, Elliott rappelle que l’ouverture des échanges au niveau mondial, loin d’avoir un impact positif, a sensiblement ralenti la croissance dans l’ensemble des économies occidentales. Mais elle a aussi permis que les décisions économiques passent dans les mains des acteurs du marché en favorisant les intérêts du capital aux dépens de ceux du travail. De la même manière, l’ensemble des mécanismes institutionnels d’intégration et de collaboration politiques au niveau mondial ont été capturés par les acteurs de la globalisation.

La modernité macronienne s’est engagée tout naturellement dans cette même voie dont les résultats sont sous les yeux de tous. L’abolition de l’impôt sur la fortune, l’introduction du Crédit d'Impôt Compétitivité Emploi (CICE) et la baisse des impôts sur les sociétés ont drainé beaucoup de capitaux vers les grandes fortunes sans aucun retour sur l’emploi et les bas salaires. En revanche, comme le rappelle le syndicat Solidaires Finances Publiques, d’après le rapport 2018 du Crédit Suisse, la France est devenue le cinquième pays abritant le plus de millionnaires, leur nombre ayant augmenté de plus de 280 000 en un an. Et, depuis l’élection d’Emmanuel Macron, selon l’Institut des politiques publiques, les 0,1 % des plus riches ont accru leurs revenus en moyenne de 86 000 euros par an, grâce à la supression de l’ISF mais aussi grâce à l’introduction de la « flat tax », dispositif permettant l’optimisation fiscale (en clair une forme « moderne et plus souple » d’évasion fiscale approuvée par les règles du droit).

On pourrait continuer dans l’énumération de la liste des décisions funestes adoptées ou en voie d’adoption. Rappelons seulement que, face à l’incroyable enrichissement des plus aisés, il y a réel appauvrissement des plus pauvres. Je sais que ces jours-mêmes, tous les soi-disant experts en économie et comptabilité publique s’échinent à démontrer que « statistiquement » le pouvoir d’achat est augmenté, même si le « ressenti » populaire ne suit pas.

C’est un peu comme le froid l’hiver, nous dit-on. Il fait 5 degrés, mais puisqu’il y a du vent, on a l’impression que la température est tombée en-dessous de zéro. L’économie suivrait la même logique. Les plus pauvres de nos concitoyens auraient le sentiment de ne pas pouvoir assurer leurs besoins élémentaires, mais ce ne serait que opinion de l’ordre du virtuel, du ressenti. Ils ne se seraient pas aperçus que le retrait de 5 euros à leurs fiches de paye par le biais des contributions sociales leur a en réalité permis de gagner en pouvoir d’achat. Si, après, ils prétendent continuer à acheter les pommes-de-terre, les œufs, la viande et tout ce dont le prix a entre-temps augmenté par les nouvelles taxes (ne parlons pas de l’essence et du gazole), leur incapacité à réaliser ces achats serait d’ordre psychologique. Et quand bien même le renchérissement de la vie ne serait pas seulement psychologique, il ne faudrait pas y voir un problème pour autant : il faut seulement tenir dur, car le gouvernement pense à nous sur une longueur de cinq à dix ans. C’est bien à ce moment-là qu’on en verra les bénéfices.

Tout cela sans penser à la destruction systématique du territoire et de ses ressources. Dans ce cas aussi, la liste pourrait être longue. J’évoquerai seulement le glyphosate, le nucléaire, les chemins de fer, les plateformes logistiques et les centres commerciaux. Autant de thématiques de la modernité qu’entend aménager La République en Marche. Au lieu de penser réellement à comment favoriser un développement harmonieux du territoire français, dans son ensemble et à toutes les échelles, on le livre à l’agression des lobbies agricoles, du nucléaire, des grands intérêts financiers, des constructeurs et des centaines d’autres intérêts corporatifs. Tout est uniquement pensé en fonction des intérêts des groupes financiers et industriels qui travaillent dans le cadre et dans l’optique de la globalisation. Tout est pensé pour favoriser la circulation, à travers le monde, des produits les plus divers, ce qui implique non seulement une consommation de carbone insoutenable et l’ouverture régulière de nouvelles routes, aéroports, voies à grande vitesse qui marquent et désagrègent le territoire.

 

Permanence d’une classe ouvrière

C’est d’ailleurs dans ces paysages dominés par le ciment, les avions et les camions que plusieurs études de l’IFSTTAR ont pu montrer la présence d’une classe ouvrière, totalement occultée par les catégories statistiques traditionnelles mais bien présente et nombreuse. Une classe ouvrière exploitée par les mêmes mécanismes, mais fragmentée dans une nébuleuse d’activités professionnelles qui articulent, dans un réseau de dépendances réciproques, le transport des marchandises, l’industrie manufacturière, le bâtiment, l’artisanat, le transport des voyageurs jusqu’au nettoyage d’entreprise, ou encore l’agriculture. Elle s’affaire, mal payée, autour des plateformes logistiques, les nouvelles cathédrales en acier et ciment de la globalisation, qui reçoivent et redistribuent les marchandises des grandes structures multinationales du commerce. Edifiées dans un rayon de 50 à 70 kilomètres autour des métropoles et des grandes villes françaises, elles sont parmi les premières responsables des longs trajets de voiture que la masse de travailleurs employés doit s’imposer quotidiennement avec des frais conséquents.

Les voix qui se sont élevées au cours des derniers jours pour accuser de « poujadisme » le mouvement des « gilets jaunes » semblent ignorer la complexité des enjeux qui marquent ce moment historique. Trump, Salvini, Orban, les Brexitaires, Bolsonaro… Tous ces personnages ne sont que les pantins dramatiquement funestes qui chevauchent la vague d’un phénomène plus profond, expression de l’épuisement d’un modèle politique et économique qui s’est totalement vidé de sa substance. Les foules qui ont choisi de les suivre l’ont fait, dans la plupart des cas, dans l’angoisse provoquée à partir d’une expérience concrète et directe de ce vide, de ce que la modernité évoquée par les chantres de la globalisation a signifié dans leurs vies, dans leurs territoires et face à leur futur.

Le mouvement des « gilets jaunes » semble naître sur les mêmes douloureux constats et sur les mêmes angoisses. C’est en y répondant avec des actions concrètes qu’on pourrait ne pas les voir tomber dans les verbiages haineux des extrémismes réactionnaires. C’est en œuvrant collectivement pour construire une société plus juste et réellement démocratique qu’on pourra éviter en même temps les pièges de la globalisation et de l’enfermement nationaliste.

 

Parmi les publications de Maurizio Gribaudi :

Paris, ville ouvrière – une histoire occulté. 1789-1848 (La Découverte, 2015)

1848 – la révolution oubliée, avec Michèle Riot-Sarcey (La Découverte, 2008)

Morphogenèse et dynamiques urbaines, avec Sara Franceschelli et Hervé Le Bras (éditions du PUCA, 2015)