Une exploration de la décolonisation nécessaire des arts à partir des pratiques de nombreux artistes, qui se termine par des propositions concrètes.

L’expression « décoloniser les arts » désigne d’abord une perspective : celle qui consiste à combattre le syndrome de la colonisation des esprits, lié à la colonisation historique mais aussi à toute forme d’exclusive (culturelle, sexuelle, etc.). Elle renvoie aussi à une association : l’association Décoloniser les arts (DLA). Ces deux versions de l’appel à une décolonisation des arts sont destinées à promouvoir la volonté d’ouvrir encore plus largement le débat sur le racisme dans le monde culturel et artistique (français d’abord, puisque le volume s’ancre dans cette langue/culture), afin de ne pas se contenter du discours antiraciste parfois trop empreint de bonnes intentions, d’incitations à la patience et de tendances à folkloriser les différences.

Il est vrai que l’interrogation de notre époque sur la nécessité de rendre des objets aux cultures colonisées jadis renforce d’autant la nécessité de réfléchir à la fois aux formes de l’appropriation culturelle   , à la colonisation des arts et à la colonisation des esprits en rapport avec les absences, dénis et oublis des représentations des personnes racisées, dans les formes de narration et dans les institutions artistiques et culturelles (cinéma, théâtre, danse, musique, arts vivants…).

Mais décoloniser les arts, ce n’est pas chercher des coupables. C’est construire des outils de confrontation et de reconnaissance qui, grâce notamment à des formes artistiques vivifiantes, proposent des voies d’exploration susceptible de décevoir les populismes. Pour faire le point sur la notion centrale de ces propos : la race, il est bon de souligner encore et toujours, comme le font les directeurs de ce recueil, ainsi que des intervenants   , que la race n’existe pas comme essence ou nature distinctive biologique de tel ou tel groupe humain ; mais que des individus et des groupes font l’objet de divers processus de racisation (ou racialisation), liés à des contextes culturels. L’assignation à une « race » doit être déconstruite, sans aucun doute. Il importe ainsi d’analyser cette construction sociale, juridique, culturelle, sociale et politique, qui évolue en fonction des lieux et des temps historiques, et par laquelle certains construisent « l’autre » dont ils ont besoin pour assurer leur pouvoir, en lui assignant une qualité raciale, des stigmates d’asservissement et de discrimination, un véritable marquage social associé à des privilèges et des droits. Le racisme que l’on rencontre encore largement dans nos sociétés est, par ailleurs, depuis de nombreuses années, déplacé d’une certaine conception de la biologie au caractère de la culture, conçue comme arriérée, hostile par nature à tel ou tel élément constitutif de l’universalisme (dont on oublie d’examiner le caractère eurocentré).

 

La part des arts

Le racisme n’est à l’évidence pas le seul fait de quelques individus, prétendument mal éduqués : il renvoie à un véritable système qui peut structurer des États, des institutions, du fait desquels le racisme pénètre profondément la société de référence. Structure-il alors les arts, de la même manière ? Hassane Kassi Kouyaté a raison de poser la question que d’autres répètent en l’étendant des objets artistiques au fonctionnement du champ artistique.

En raison de ces traits, les directeurs de cette édition ont alors demandé à des artistes, membres de l’association DLA, de répondre, à partir de leur travail, à trois questions : (1) décrivez votre pratique artistique dans sa dimension décoloniale ; (2) vous décrivez-vous comme racisé.e et pourquoi ? (3) peut-on et comment dénationaliser et désoccidentaliser la version française de l’universel ? Ici « décolonial » est un terme qui ne se contente pas de renvoyer à des types d’études. Il désigne plutôt des pratiques encore inabouties, puisque même les indépendances se sont attachées à produire l’amnésie de toute l’histoire antérieure, en légitimant une injustice culturelle et économique finalement prolongée. Et plus spécifiquement, un imaginaire qui a largement persisté.

L’artiste Kader Attia souligne la présence encore vive de l’orientalisme et de l’art dit « nègre » dans les imaginaires postcoloniaux, imaginaires qui ne se départissent pas de « l’Arabe sanguinaire et fourbe » et du « Noir anthropophage ». Que l’artiste ait peu de poids sur l’exploitation industrielle est une chose. Il en a néanmoins sur les imaginaires, selon un thème repris plusieurs fois dans ce volume, par exemple par Eva Doumbia qui affirme : « l’art est potentiellement vecteur de transformation sociale, parce qu’il peut contribuer à la modification de l’imaginaire ». En cela – on en retrouve l’idée dans l’ensemble des contributions – l’art peut influer sur la décolonisation des imaginaires, tout en faisant droit à de nouvelles perspectives à partir des cultures en question. Attia veut essayer de démanteler l’opacité du grand récit national des anciens empires coloniaux. S’il est question de « réparer les blessures du passé », c’est qu’il est bien question d’agir sur des aspects physiques et moraux. Il faudrait d’ailleurs renvoyer concrètement à des œuvres d’Attia pour que chacun puisse éprouver de près ce que cet artiste appelle une « réparation ».

 

Féminisme et postcolonial

Marine Bachelot Nguyen travaille, de son côté, à dénicher et faire émerger, sous le présent, les traces et vestiges de l’histoire et de l’idéologie coloniales. Elle prend le temps de revenir sur la diabolisation de l’homosexualité en Indochine, en montrant comment cette dernière s’est construite du fait du régime colonial (français), en particulier dans le rapport avec le genre indéterminé des Annamites. Racisme, sexisme et altérisation participent d’un certain universalisme qu’il importe de déconstruire, et dont la répétition par Nicolas Sarkozy dans son discours à Dakar n’a pas été sans provoquer quelque stupéfaction. L’artiste décrit sommairement ses pratiques et son ironie à l’égard de la condescendance des coloniaux français.

Il est clair, pour en rendre compte brièvement, que les cultures coloniales n’admettent pas les métissages et autres doubles cultures, toujours suspects de traitrises et révoltes potentiels. Mais justement, du point de vue des arts, les sensibilités des artistes racisé(es), leur appartenance à des cultures mêlées, leur connaissance du racisme et de l’histoire coloniale, deviennent des moyens d’élargir les potentiels artistiques, et de faire advenir des récits alternatifs.

Rébecca Chaillon prend la peine de réfléchir pour nous sa formation d’artiste de théâtre et montre comment elle s’y est confrontée à la difficulté d’être féministe au sein d’une pièce dramatique sexiste. Comment s’exposer dans une pièce de théâtre, en assumant s’adresser à un public majoritairement blanc, alors qu’on défend la cause des femmes et la créolité ? Comment décloisonner les esprits dans ce genre de situation, ainsi qu’y revient, par un autre biais, Myriam Dao ?

 

Le monde béat bon enfant Benetton

D’une manière ou d’une autre l’une des questions centrales déployée par ce volume est celle de l’appropriation et de la réappropriation des biens culturels, au sens large de ce terme, comme nous l’avons suggéré ci-dessus. Amandine Gay fait de la réappropriation de la narration, mais aussi de l’esthétique comme affirmation politique de soi, l’un des moments clefs de son travail. Elle conçoit cette réappropriation de manière très large, indiquant que dans l’espace public francophone et dans le cinéma en particulier, « des pans entiers de la société se voient confisquer la parole car on ne leur permet pas de s’exprimer et on parle à leur place ». Des ouvrages récents prolongent ce propos concernant les « minorités ». Le regard surplombant est encore la norme, tant en sociologie, que dans le documentaire ou la fiction. Pascale Obodo insiste, quant à elle, sur les processus d’invisibilisation des personnes racisées, et sur l’expérimentation possible de nouvelles formes artistiques travaillant sur les savoirs, les rites, les héritages ancestraux, voire, ajoute-t-elle, les possibilités thérapeutiques de l’art (la référence à Frantz Fanon est constante dans ce volume).

Il existe bien un héritage d’une histoire coloniale qui pour être passée n’en a pas moins encore des effets bien réels, qui continuent à peser sur la société française contemporaine. Des effets de dépossession et de discrimination (Rébecca Chaillon, Myriam Dao). Nulle part la diversité de la population française n’est présentée. La fermeture des esprits est profonde. Il existe un racisme culturel établi : nul besoin, ici, de restituer les injures racistes citées par Daïa Durimel, le lecteur les imagine bien.

On peut même aller plus loin, et Eva Doumbia a raison d’élargir le débat. Décoloniser le théâtre, c’est aussi se poser la question du rapport scène-salle. Le rapport frontal serait hiérarchisant. Il sépare ceux qui savent et parlent et ceux qui écoutent. Elle montre sur ce plan la différence avec les pratiques artistiques de l’Afrique subsaharienne. On peut s’asseoir en cercle, alors que la « scénographie frontale est liée à une culture de domination ». Elle penche aussi pour une décolonisation de la pratique de l’acteur, évoquant les humiliations sourdes dont elle a été victime (comme femme, noire, actrice), qui doit aller jusqu’au refus de l’uniformisation des phrasés, au théâtre. Karima El Kharrase raconte, à ce propos, son travail sur les langues française et darija (Maroc), sur les liens avec le Maroc, et les dramaturgies décoloniales.

 

Le débat avec la salle pour repenser l’universel

Il ne suffit pas de porter aux oreilles et aux yeux du public ces thématiques décoloniales, les images déconstruites de l’autre porteur à la fois de l’image de l’ennemi et du rêve d’exil, envie, dédain et admiration simultanément. Il faut aussi donner la parole à chacun, autant que possible, non pour la soumettre à une pédagogie qui est toujours celle du maître savant – il parle à la place des autres, et veut reconquérir sans les connaître les « territoires perdus de la République » –, mais pour, en matière d’art, sortir des pratiques didactiques et rouvrir des espaces poétiques de confrontation. Mohamed Guellati rappelle fort clairement qu’il convient de prôner le dialogue dans une époque où l’ignorance, les silences, la culpabilité nous dressent les uns contre les autres. Interroger les frontières structurant la cité, mais aussi les frontières intérieures personnelles, et les principes de domination n’a de signification véritable que si l’on fait dialoguer les spectatrices et les spectateurs. Seule manière, éventuellement, de créer les conditions d’une autre scène, défaisant l’autorité des objets, des lieux et des institutions (artistiques), jusqu’aux commissions, syndicats professionnels et instances décisionnaires qui participent aux nominations d’artistes à des postes (de direction ou non).

Le problème est la dynamique des transformations des assignations et préjugés racistes. Si cet ouvrage pose clairement le problème de la dynamique des transformations des assignations et préjugés racistes, il permet aussi d’approcher et de connaître des acteurs dont les initiatives, les actions, les expériences, contribuent à la décolonisation des arts, dans les écoles, dans les centres culturels, dans les institutions. Enfin, il donne aussi lieu à des réflexions sur l’organisation politique potentielle d’une telle décolonisation, en rendant attentif à la nuance proposée par Amandine Gay : « Devoir « décoloniser les ars » en contexte occidental, renferme le risque de se voir cantonner au rôle de pédagogue durant toute sa carrière ».

C’est sans doute ce pourquoi, la question de l’universel revient sur la fin du volume. En particulier à partir des travaux d’Étienne Balibar (Des universels, 2016). Et la dernière parole revient à Françoise Vergès qui, partant d’une visite du musée de la Marine (Paris) où elle constate que l’évocation des bateaux ne fait aucune place au commerce négrier ou à la traite des Noir(e)s, revient sur une « décolonisation des arts » qui doit passer d’abord par la compréhension des phénomènes et des processus d’effacement qui sont à l’œuvre dans les sphères, ici, artistiques. Elle met d’accent sur les efforts, nécessairement collectifs, qui attendent nos sociétés, effort d’apprendre à voir ce qui est masqué, de développer une forme de curiosité, et de réviser l’éducation donnée jusqu’à présent.