Préjugé, superstition, providence et esclavage sont les thèmes polémiques cardinaux qui donnent consistance au moment qu’on représentées les Lumières françaises dans l’histoire de la pensée.

Il existe bien des exposés pédagogiques concernant la philosophie et la période des Lumières. Qu’il s’agisse de survols de la période dans des magazines, et des problématiques schématisées dans des manuels de philosophie (voire de littérature), de recueils des textes fondateurs ou de partis pris les concernant. Dans une veine strictement philosophique, il est vrai, comme le signale l’auteur de ce volume, que l’ouvrage, de 1932, d’Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, est incontournable quoique vieilli. Il est non moins vrai que d’innombrables introductions et dictionnaires donnent aussi des clefs de lecture des tenants et aboutissants de cette époque, à quelques nuances près, le XVIIIe siècle entier.

L’originalité de ce nouvel ouvrage concernant les Lumières saute vite aux yeux. Il ne se contente pas de citer quelques auteurs principaux ou réputés majeurs, il évite de réduire les Lumières à quelques citations bien connues (même si le titre du volume en emprunte une). Et il prend plusieurs partis : aborder les Lumières en philosophe, se concentrer sur les auteurs de l’Encyclopédie (Diderot, d’Alembert, Helvétius, Volney, de Brosses, etc.) – même si Immanuel Kant n’est jamais loin -, refuser de tenter l’exhaustivité ou l’esprit de système, comme le laisse croire le syntagme toujours employé sous forme d’un ensemble introuvable : les Lumières. De l’expérience des Lumières, il retient quatre thèmes : préjugé, superstition, providence, esclavage. Pourquoi ces quatre thèmes ? Parce qu’ils forment une chaîne polémique cohérente.

 

Préjugé

Ce qui est intéressant dans ce relevé premier, c’est le type d’approche entrepris. L’auteur ne veut pas renvoyer le lecteur à un ensemble de thèses sur les préjugés, mais met en avant une conjoncture argumentative singulière. La question des préjugés relève en effet d’une certaine manière militante et agonistique de philosopher : éclairer, c’est lutter contre le préjugé. Mais elle implique aussi une conception du préjugé que l’on éclaire peu. Un préjugé n’est pas une simple erreur – qui, placée sur le plan scientifique, peut non seulement s’anticiper mais aussi se corriger grâce à la méthode et la rigueur du raisonnement –, ni un jugement (il est « pré-jugé »), ni une vulgarité ou une bêtise (au sens flaubertien). Le préjugé est un propos ou une maxime adoptée sans le savoir et dont on fait usage en toute méconnaissance de cause. Paradoxalement, la défense inversée des préjugés par le philosophie anglais Edmond Burke renforce ce point puisqu’il consacre ces derniers dans la mesure où la raison est insuffisante face à la ferme évidence de la tradition. Néanmoins, le philosophe des Lumières persiste : le préjugé maintient l’esprit passif, il est commandé par des intérêts. Ainsi défini, la philosophie peut prétendre devenir critique du préjugé et, par conséquent, se faire d’emblée politique, au sens où elle conduit le combat contre le préjugé en exposant les connaissances devant tous les humains, sous une forme pédagogique. Encore, pour y aider, les écrivains inventent-ils des personnages favorisant ce combat : l’ingénu, le bon sauvage, le persan, etc.

L’objectif de leur lutte contre le préjugé est en somme que chacun pense par lui-même ! Et Montesquieu de compléter : « Il ne s’agit pas de faire lire, mais de faire penser ». Que chacun s’attache à substituer au préjugé des règles constantes dans la conduite de la vie. Reste à savoir si la critique consiste à substituer des Lumières aux préjugés (au risque de se substituer au prêtre), si elle doit arborer la forme d’un catéchisme (ce fut le cas) ou d’une religion laïque, si elle se satisfait d’être une coalition contre « l’infâme » (l’église chrétienne) sans doctrine commune, ou si elle entre plutôt dans des contradictions constantes avec elle-même. Quoi qu’il en soit, elle requiert une opinion publique, au sens d’une raison du public se portant sur des enjeux d’intérêt public, d’une communication publique des pensées, d’un libre examen des témoignages qui doivent être passés au crible pour devenir recevables – on reviendra.

Si bien que tout impose de chercher le ressort à faire jouer prioritairement pour combattre le préjugé. Le meilleur tient à l’éducation. Helvétius mise sur sa toute-puissance. Et l’on sait que chaque penseur des Lumières propose quelque chose sur ce plan.

 

Superstition

Quel est le préjugé majeur ? La superstition. Et quelle est la superstition la plus répandue ? Le christianisme. Pourquoi est-elle centrale ? Parce qu’en plus d’être un préjugé, elle fait naître les préjugés politiques. Dès lors la critique doit s’exercer partout, parce que la superstition irradie partout. Mais la critique se trouve devant une rude tâche, car elle doit à la fois de neutraliser les idées de Dieu, de création, etc., et exhiber d’autres raisons concernant le monde, la naissance de l’humain, etc. Surtout, elle doit produire une origine profane, écrit Binoche. Encore cette origine peut-elle être diversifiée : origine de la superstition, origine de l’humanité, origine du langage... Et surtout, elle peut ou doit donner une qualité à la chose visée : l’origine de la superstition confine au malheur des humains, mais l’origine du langage, par exemple, renvoie au contraire au bonheur de la cité.

Bien sûr on logera la pensée du « sauvage » dans cette origine. Mais, comme on le sait, il en est de « bons » et de « mauvais ». Toute la littérature des Lumières entrelace ces deux possibilités, qui renvoient d’ailleurs plutôt à des manières de raisonner qu’à des recherches historiques. Il faut prouver de sinistres enchaînements, ou des défaillances, ou des restaurations envisageables. Dans tous les cas, cependant, le raisonnement devient une parade contre la théologie. Il est bien évident que parfois le raisonnement consiste à produire des fantômes hideux (divins ou non, fétiches ou non, auxquels s’attache le « pauvre sauvage nécessiteux ») dont il convient de se détourner. Mais parfois, il contribue à statuer sur l’idée de « progrès » : le « bon sauvage », déjà raisonnable, est bientôt détourné de son orientation originelle. Les Lumières parlent, en vérité, « des » progrès » et non « du » progrès : cette autre expression est plutôt typique du XIXe siècle. Néanmoins, lorsqu’on veut montrer que les progrès sont « naturels », leur reconstitution requiert un montage raisonnable des faits dont les philosophes disposent.

Enfin, un débat s’organise autour de la différence entre la superstition (elle qui engendre des conflits) et la religion (ou la « vraie » foi). La première peut se muer en la seconde, mais la seconde peut parfois récuser la première. Cela ne signifie pas qu’il faille louer la religion, sauf à la faire entrer dans les limites de la simple raison. Mais cela signifie que l’on ne peut attaquer l’une et l’autre de la même manière. D’autant qu’au cœur de cette affaire, il faut encore loger une hypothétique « religion naturelle » – sans révélation, par conséquent – ou encore le déisme – plus relatif à la question divine qu’à la question religieuse. Et pour compliquer le tout, il importe de statuer sur la moralité véhiculée par les textes religieux. Sont-ils tous à rejeter ? En reconnaissant un certain intérêt moral à ces textes, soutient-on les bigots ? Non, si on veut bien reconnaître que cette question engage aussi celle de la cohésion de la cité. Or, aucune communauté ne peut subsister si elle ne jouit pas, en plus des lois communes que même des brigands doivent se donner (argument de John Locke), d’un credo commun qui gouverne les âmes. Voilà qui nous conduit tout droit à la question de la religion civile, nécessaire pour juguler les passions des peuples. Mais Diderot demande : cela vaut-il à Tahiti, insiste Diderot ? Et de cette religion civile, dira-t-on qu’elle menace de déborder vers la « superstition » ?

 

Providence

Qu’est-ce qui gouverne le monde, naturel ou moral ? Et si l’on parlait de « la nature des choses » ou de « l’esprit général des nations » ou de « la raison » ? Alors on aurait supprimé Dieu. Le problème posé par la référence à une providence est que celle-ci attesterait d’une intention suprême. Mieux vaudrait penser le monde naturel et le monde moral en termes de cause efficiente – voire en termes de « flux perpétuel », selon Diderot –, sans cause finale, et par conséquent poursuivre l’éradication de toute téléologie.

Le débat est d’autant plus important que se profile en lui la perspective du mal. À quoi tient-il ? Plus au diable, à cette heure. Alors à quoi ? À la nature ? Mais le tremblement de terre de Lisbonne n’est pas un mal pour la nature. À la dégradation sociale des humains ? Sans doute.

Mais ce n’est pas tout. La question de la providence, ou celle du renoncement à elle, a une incidence sur la manière dont on aborde la dimension de l’histoire, si tant est que l’on s’attache à un tel concept. Qu’entendre par là ? Non seulement qu’il convient de prendre une vue d’ensemble sur une trajectoire effectuée de l’humanité, mais encore que les philosophes ont à s’occuper d’écrire une telle histoire, d’ailleurs en se demandant s’il est nécessaire de rompre avec la référence aux exemples historiques telle qu’on la pratiquait jusqu’alors. Voltaire – devenu le Newton du monde moral, à certains égards – détaille l’approche d’une histoire nouvelle. Il ne prétend pas que les historiens soient exclus des travaux à accomplir : le projet d’une histoire nouvelle signifie plus exactement qu’il faut écrire l’histoire en philosophe, c’est-à-dire en satisfaisant à quelques orientations qui ont pour point commun de viser la même cible : le préjugé, tel que défini ci-dessus. L’histoire doit être impartiale, vraie, utile (au sens d’instructive). Dans le souci d’éviter de retomber dans une histoire ordonnée à une providence, il faut rationnaliser de manière non téléologique le champ constitué par les histoires des nations.

L’auteur ne se fait pas faute de ressaisir les différentes conceptions envisagées, qui ne se réduisent pas à celle de Voltaire, même si cette dernière conception, qui n’abolit pas la providence, a néanmoins le mérite de tenter de briser et de dissoudre le passé, de le traîner en justice et de le condamner. Ici viennent sur la scène de l’histoire : Montesquieu, Rousseau (soutenu par Kant et dont l’appartenance aux Lumières est problématique, quoique sa présence dans l’époque soit active), Condorcet, Diderot, Boulanger, etc.

 

Esclavage

C’est aussi que la perspective historique engage une réflexion politique. Que l’on puise ou non dans l’histoire des considérations sur les régimes politiques, il n’en reste pas moins vrai qu’elle réfère toujours à des cités et à des rapports entre les cités. Dans ce double cadre (celui des cités et celui des rapports qu’elles entretiennent entre elles), un élément passe en avant plan : l’esclavage. De celui-ci on en parle sans cesse. Il est clair que l’infâme Code noir est dans toutes les mémoires. Mais quel traitement lui infliger ? Il devient, au XVIIIe siècle, la face politique du préjugé.

Pour autant, chacun des philosophes cités ne réagit pas de la même manière, ne le censure pas toujours avec toute la vigueur requise, et si certains ne l’ont pas fait du tout, d’autres ne l’ont fait qu’avec certaines arrière-pensées, tandis que d’autres encore le justifient très ouvertement (ainsi de Melon). Et d’ailleurs, l’esclavage ainsi posé débat est-il seulement celui « des nègres ». Certes, globalement, combattant le préjugé, les Lumières ont combattu l’esclavage. Mais, selon plusieurs modalités, d’autant qu’on peut élargir le champ de la notion : il est possible d’être l’esclave de ses préjugés (un assujettissement). Cet élargissement signifie aussi que, dans le même temps, on amplifie le sens de la notion d’émancipation. L’esclavage à l’égard des préjugés implique une chaîne de raisonnement : le préjugé, c’est le renoncement à user de sa raison et la soumission à l’obéissance (ajoute Kant), lequel nourrit la superstition, laquelle à son tour légitime les tyrans, qui s’autorisent l’esclavage d’une partie des humains (Montesquieu, Jaucourt, Diderot, etc.).

Binoche a bien raison de reprendre cet enchaînement pour en parcourir les extensions. Il précise que l’on doit conserver présente à l’esprit la distinction des sens du terme « esclavage », et la subordination causale de l’un à l’autre pour saisir notamment un paradoxe. C’est parce que les philosophes définissent implicitement leur propre activité comme une émancipation intellectuelle et insurrectionnelle qu’ils préconisent explicitement une émancipation politique. Mais la curiosité est qu’ils célèbrent cette dernière à condition qu’elle ne soit pas insurrectionnelle. Ce seraient donc les préjugés qu’il faudrait combattre, non les tyrans. Et la justification en est que les violentes secousses politiques ne font que substituer un tyran à un autre. C’est de toute manière dans l’esprit du public qu’il faut abolir le préjugé, pas dans l’esprit du tyran. Les philosophes des Lumières furent révolutionnaires par l’image agressive qu’ils se donnèrent à eux-mêmes de leur tâche, mais ils ne le furent pas quand ils préconisaient des mesures politiques. Si la raison réclame publiquement la réforme, on se conforme docilement aux lois en vigueur.

Dès lors, on comprend la prégnance rapide du thème de l’espace public, conçu comme espace de confrontation argumentée, et dont notre époque fait encore une référence incontournable, dans les mêmes termes. Dans cet espace public, on aura bien à prendre en compte la question de l’esclavage, en la restreignant (aux préjugés), ou en l’étudiant sous son versant juridique (l’esclavage des colonies et sa spécificité), ou en l’étendant au maximum de ses possibilités : l’esclave, le serf, le nègre, l’épouse, etc.

 

La consistance spéculative des Lumières

Pour conclure son repérage, l’auteur s’attache aux motifs de refoulement des Lumières dans l’esprit de nombre de nos contemporains. Bien sûr, il existe des réticences – c’est le moins – quasi-conjointes à l’époque. Reproche fait à Voltaire de ridiculiser l’infâme en laissant la fureur populaire s’épancher, reproche fait à Rousseau, reproche fait à Condillac et à d’Holbach (le sensualisme)... Mais de nos jours, on parle encore des « errances » des Lumières, relativement au partage des disciplines (rapportable par ailleurs à la division du travail plus largement parlant), à la situation faite à la métaphysique (et à son « retour » post-heideggerien), ou à la différence entre le beau et le sublime (et son usage romantique). Ce sont autant de pistes que l’auteur évoque, en rapportant là-encore son commentaire à son analyse des quatre thèmes cardinaux qui traversent la controverse des Lumières françaises.