Une dénonciation de la tendance rétrograde de l'anarchie moderne, à travers les études de genre, l'éthique animale et la bioéthique.

M. Foucault conclut Les Mots et les choses en affirmant que l'homme est une invention dont l'archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Si les dispositions fondamentales de notre savoir venaient à disparaître ou à basculer, comme ce fut déjà le cas, on pourrait prendre le pari que l'homme s'effacerait du même coup, comme un visage de sable à la limite de la mer. Or, les choses ne se passent pas tout à fait comme prévu : le flot apporte avec lui toutes sortes de créatures tantôt dérisoires, tantôt répugnantes, tantôt monstrueuses, que le jusant ne remporte pas toujours vers le large. Ce sont leurs mouvements convulsifs qui font que le visage s'estompe et devient de plus en plus flou et non le soyeux d'une vague mourante ou l'action paisiblement défaisante de la brise.

Bien entendu, l'homme dont parlait M. Foucault n'est pas l'homme de l'humanisme ancien, renaissant, classique ou des Lumières. Toutefois, la métaphore du visage de sable effacé semble s'appliquer, sans grave distorsion, à la réaffirmation vigoureuse de l'humanisme opérée par J.-F. Braunstein (JFB), professeur de philosophie contemporaine à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne où il enseigne l'histoire des sciences ainsi que la philosophie de la médecine et l'éthique médicale.

Le propos de JFB relève d'un art difficile qu'il pratique avec brio : celui de l'intervention philosophique. Il s'empare de trois débats « connus » du grand public par des sondages où chacun est sommé de donner son avis sur une question dont il a plus ou moins entendu parler. Ces questions sont aussi agitées dans le monde universitaire où des publications savantes et des revues académiques leur sont consacrées. Elles concernent le genre, les droits de l'animal et l'euthanasie. De tels débats, selon JFB, ont une tout autre portée que celle que leur attribuent leurs protagonistes et, à plus forte raison, l'homme du commun : les études de genre débouchent sur la négation du corps ; l'éthique animale, sur l'oubli de l'homme ; la bioéthique et son enthousiasme pour l'euthanasie, sur la banalisation de la mort.

Or pour JFB, derrière les bons sentiments et le politiquement correct, se dissimulent l'élimination de la différence sexuelle, l'animalisation de l'homme, le refus de l'idéal. Se dessinent là les contours, ou plutôt l'absence de contours, d'un monde informe, sans frontières ni limites, où tout est nivelé et indifférencié, monde qui semble invivable à JFB.

 

Que mille genres s'épanouissent

La description de cette révolution anthropologique qui vient débute par une évaluation critique des études de genre. Elle est amorcée par une réfutation des dénégations molles selon lesquelles il n'y aurait rien de tel que les études de genre. Celles-ci existent bel et bien et JFB se propose d'en reconstituer la genèse. Il reconduit le concept - ou peut-être la notion - de genre aux écrits de celui qui l'a mis en circulation, le psychologue et sexologue J. Money. Ce dernier est un spécialiste de l'hermaphrodisme : s'autorisant de son expérience en ce domaine, il a cherché à élucider une question philosophique vénérable, celle des rapports entre nature et culture. Pour lui, il faut opérer un découplage du sexe, comme ensemble d'attributs physiques, et du genre comme processus d'élaboration psychologique de soi. Ce qui est essentiel dans la détermination de l'identité sexuelle est le genre, relevant de l'éducation et de la culture et non le sexe, relevant de la nature. JFB montre que les travaux scientifiques sur lesquels J. Money étaie ses conclusions sont, à tout le moins, fragiles, avec des résultats probablement truqués.

Une fois postulé que le genre est distinct du sexe, l'étape suivante consiste à affirmer que le sexe n'existe pas indépendamment du genre. L'argument est qu'il y a quelque chose d'encore trop normatif dans la démarche de J. Money : celui-ci estime que les comportements sexuels n'ont pas de fondement inné ou instinctif. Mais il ne met pas en question le présupposé fondamental selon lequel il n'existe que deux sexes. Dès lors que l'on prend au sérieux la notion de genre, il apparaît qu'il existe bien plus de deux sexes. Il y en a cinq selon la biologiste et théoricienne des études de genre A. Fausto-Sterling, qui distingue : mâle, femelle, "herm" (hermaphrodite vrai, doté d'ovaires et de testicules), "merm" (pseudohermaphrodite mâle avec testicules, pénis et ovaires) et "ferm" (pseudohermaphrodite femelle avec ovaires, sexe féminin et testicules). Elle confesse que cette énumération est en partie ironique et malicieuse et qu'il s'agit d'une provocation destinée à faire réfléchir. Mais en réalité, c'est le dualisme résiduel de J. Money, et peut-être aussi son adhésion à une forme atypique d'éthique de l'authenticité, que les études de genre postérieures vont prendre pour cible.

Si l'on admet que la sexualité est un fait somatique créé par un effet culturel, il ne reste qu'un pas à franchir pour dire que les corps n'ont pas d'existence signifiante avant la marque du genre. Affirmer le contraire, c'est-à-dire que le sexe a une existence indépendante, c'est adhérer à l'illusion naturaliste selon laquelle la nature est donnée, et avec elle des normes dont elle serait porteuse. En réalité, rien n'est donné, tout est construit et spécialement les prétendues normes de la nature : elles sont, si on les envisage correctement, la réitération de normes hégémoniques, sociales de part en part et qui ont pour effet d'opprimer les minorités sexuelles. Ce qui se dit des sexes peut d'ailleurs aussi bien se dire du corps et telle est la thèse de J. Butler.

La critique de JFB consiste alors à interpréter cette désinvolture à l'égard du corps comme un véritable mépris, semblable à celui que l'on trouve chez les Gnostiques. Il convoque à l'appui de son argumentation un texte étonnant de M. Foucault qui lui permet, du même geste, de retrouver une telle posture également chez les transhumanistes. C'est bien l'utopie d'un corps incorporel qui est à l'œuvre dans les Gender Studies. Les conséquences pratiques de cette utopie vont du ridicule - avec les bathroom wars - au morbide - avec l'invention de l'amputomanie, pathologie où des malades, estimant que telle ou telle partie de leur corps leur est étrangère, réclament et parfois obtiennent l'amputation de celle-ci.

Quiconque a eu à subir une intervention chirurgicale un peu sérieuse ou à subir un traitement médical lourd sait bien qu'il y a une opacité et une matérialité du corps qui résistent aux pouvoirs et aux sortilèges du discours : quelque chose en lui n'est pas constitué par des effets de langage, même performatifs et réitérés. Le corps n'est pas, selon la formule mémorable de K. Hayles, une chose que l'on peut traiter comme un accessoire de mode. L'étrange dialectique qui, selon JFB, commande le développement des Gender Studies, et qui va du dualisme à l'indéfini en passant par l'infini, n'a peut-être pas encore produit tous ses effets et on manque du recul historique nécessaire à leur appréciation complète. Il n'empêche que sa reconstruction de la genèse de ces études semble bien avoir vu un point essentiel.

 

Animal mon semblable

Pour présenter les deux chapitres suivants, il faut considérer de près la méthode de JFB, car elle est subtile. Il est classique d'admettre, à la suite de R.K. Merton, que les sciences visent à étendre la connaissance validée et que celle-ci consiste en un ensemble d'énoncés logiquement consistants et empiriquement confirmés. L'ethos des scientifiques est alors l'ensemble des règles de bonne conduite fondées sur des valeurs, intériorisées par eux et dont ils estiment, sans avoir nécessairement besoin de les expliciter, qu'elles leur permettent d'accroître collectivement une telle connaissance. Or dans les Gender Studies (et peut-être dans d'autres « études » du même genre), ces règles sont massivement violées : celles et ceux qui les pratiquent sont beaucoup trop laxistes lorsqu'il s'agit d'énoncer leurs critères de consistance logique et de confirmation des énoncés.

La preuve en est que les revues où se publient ces travaux se font régulièrement piéger par ce que l'on appelle, de façon réductrice, des canulars   . À cause de la connotation potache du terme « canular », on a tendance à estimer qu'il s'agit de bonnes blagues aux dépens de l'institution universitaire. On a tort. Ces « canulars » révèlent que les critères mis en œuvre par les évaluateurs de ces revues ne leur permettent pas de distinguer entre un article recevable et une parodie de cet article, volontairement dénuée de toute prétention à la vérité, voire de toute signification. Pour dire les choses autrement, ces Studies sont folles en ce qu'elles ont perdu le sens du réel.

Les auteurs dont va parler maintenant JFB sont fous d'une autre façon : ils se fient presque uniquement à la consistance logique pour garantir la vérité des énoncés qu'ils produisent. Pour parler comme JFB, ce sont des raisonneurs aux semelles de plomb, en proie à une sorte de délire argumentatif. L'approche de JFB est certainement à mettre en rapport avec la théorie de la maladie mentale chez A. Comte, comme excès ou défaut de l'élément subjectif. JFB est un grand spécialiste de ces questions, mais il a l'élégance de ne pas entrer dans le détail, ne voulant pas accabler son lecteur de précisions pédantes et misant plutôt sur son intelligence et sur sa sensibilité.

Il est d'autant plus important de faire ces remarques que JFB ne parle pas, dans la partie intitulée « L'animal ou l'oubli de l'homme », des Animal Studies. On n'y trouve mentionnés ni C. Wolfe, ni C.G. Boggs, ni P. Waldau, ni M. Calarco, ni, de manière générale, ceux qui s'inscrivent dans ce champ disciplinaire. Son objet - ou plutôt sa cible, tant le ton est parfois vif - est un groupe de philosophes publiant en éthique animale. JFB soutient deux thèses à leur propos. Il estime en premier lieu qu'ils échouent complètement à saisir ce qui fait que les animaux sont intéressants, à savoir qu'ils évoluent (à tous les sens du terme, peut-être) dans des mondes absolument différents de celui que les humains ont élaboré. Les animaux sont des autres radicaux et l'attitude moralement correcte consisterait à se placer à leur écoute, tout en sachant que l'on n'y parviendra jamais tout à fait. Cette thèse s'accompagne d'une thèse critique : les philosophes qui s'occupent d'éthique animale sont victimes d'une forme insidieuse d'anthropomorphisme. Quelles que soient leurs bonnes intentions, ils sont adeptes d'un humanisme envahissant qui vient plaquer des valeurs humaines (et probablement trop humaines) sur l'ensemble de la nature.

L'ensemble de l'argumentation repose toutefois sur des présupposés quelque peu fragiles. JFB indique lesquels, en écrivant qu'il faut bien se rendre compte que lorsque l'on dit que les frontières entre humain et animal vont être effacées, on annonce simplement qu'on va les déplacer. Mais les « animalitaires » qu'il vise par cette formule n'ont jamais prétendu faire autre chose ! P. Singer, par exemple, a toujours affirmé qu'il ne tenait pas les humains et les animaux pour égaux, mais que l'éthique exigeait l'égale prise en considération de leurs intérêts. Cette exigence n'a rien à voir avec les bons sentiments ou avec la pitié. Elle dépend d'options en amont qui sont les options fondamentales de l'utilitarisme en général (universalisme, impartialisme) ou de la version de l'utilitarisme endossée par P. Singer (possibilité d'élargir les comparaisons interpersonnelles d'utilité jusqu'à des comparaisons interspécifiques d'utilité).

Avec des approches et des dispositifs argumentatifs bien sûr fort différents, c'est une posture que l'on va retrouver également chez T. Regan, G. Francione, M. Nussbaum, W. Kymlicka et S. Donaldson : aucun de ces défenseurs des « droits des animaux » ne cherche à abolir les frontières, mais seulement à les déplacer. M. Calarco   , un auteur en provenance des Animal Studies, aurait pu, moyennant certes pas mal d'aménagements, être invoqué par JFB à l'appui de ses thèses ; mais SFB ne le mentionne pas explicitement et on aboutit souvent à un constat de désaccord radical, sans plus.

 

Misère de la bioéthique ?

Les Gender Studies troublaient la distinction fondamentale entre masculin et féminin. La revendication de droits pour les bêtes effaçait la distinction traditionnelle entre les humains et les animaux. Finalement, l'affirmation selon lesquelles toutes les existences n'ont pas la même valeur brouille la différence, sacrée, entre la vie et la mort. Cette troisième partie du livre est extrêmement polémique et JFB s'en prend surtout à l'impitoyable P. Singer et à ceux qu'il inspire, ce qui peut sembler paradoxal si l'on garde en mémoire ce qui a été dit à propos de la sensiblerie des « animalitaires ».

P. Singer est ainsi critiqué parce qu'il est particulièrement représentatif d'une bioéthique radicalement fourvoyée. Mais on a l'impression que JFB simplifie ici les choses jusqu'à la caricature. Il existe dans le monde « anglo-saxon » des bioéthiques qui n'ont rien à voir avec l'utilitarisme : bioéthique d'inspiration thomiste (J.T. Eberl), bioéthique néo-aristotélicienne des vertus (R. Hursthouse) pour citer des exemples connus. L'approche en termes de capabilités de M. Nussbaum, brocardée par JFB, repose sur une analyse néo-aristotélicienne de la justice sociale et oppose, notamment à la brutalité de P. Singer, l'idée que toute existence humaine, même celle de l'infortunée S. Kittay   est susceptible d'une forme d'épanouissement et vaut la peine d'être vécue. Le comble de la confusion est atteint lorsque JFB fait du H.T. Engelhardt de la première édition de The Foundations of Bioethics un chrétien orthodoxe. En fait, à l'époque où il écrit ce livre, H.T. Engelhardt est un ex-catholique que le catholicisme a rebuté à cause du caractère trop intellectuel de sa doctrine. Il raisonne donc etsi Deus non daretur (comme si Dieu n'existait pas) et tente de préciser ce que pourrait être une éthique laïque procédant de façon absolument minimale, refusant ainsi les ressources de la foi ainsi que toute conception substantielle du bien. Ce n'est que plus tard que H.T. Engelhardt a embrassé la Confession orthodoxe et il est édifiant, de ce point de vue, de comparer la seconde édition de The Foundations of Bioethics à la première !

Bien plus convaincantes sont les analyses de JFB lorsqu'il traite de la question des critères de la mort, qu'il connaît bien. Il montre que cette question est lourde de présupposés axiologiques et que l'aisance avec laquelle certains utilitaristes semblent se prononcer sur les questions d'euthanasie ou d'infanticide révèle la superficialité, voire l'immoralité, de leur démarche. En ce qui concerne la valeur de la vie humaine, JFB semble hésiter entre deux approches. L'une d'entre elle souligne la sacralité de la vie humaine. Elle pourrait être considérée, dans ses grandes lignes, comme kantienne. Les kantiens s'inscrivent dans une longue tradition où le caractère séparé des personnes est tenu pour essentiel. Depuis le salaud au sens sartrien jusqu'au médiocre sans envergure qui impute aux autres la responsabilité de ses propres échecs, il ne manque pas de types humains qu'il est difficile d'estimer. Mais le respect, comme reconnaissance d'une liberté irréductibles à tout déterminisme et à toute comparaison, leur est dû. En ce sens ils sont dépositaires d'une valeur intérieure absolue et leur existence est sacrée.

Toutefois, JFB semble plutôt s'inspirer de wittgensteiniens comme A. MacLean ou R. Gaita. Si on prend au pied de la lettre la façon dont il les interprète, il y a des choses (l'euthanasie, l'infanticide) qu'il ne doit pas être possible d'envisager lorsqu'on est un être humain suffisamment civilisé : essayer même de démontrer que ces choses ne doivent pas être faites est déjà criminel. Mais c'est une autre façon de dire que l'on a affaire à un tabou : le secours des wittgensteiniens est ici ambigu et JFB connaît trop bien A. Comte pour ignorer l'adage selon lequel l'absolu dans la théorie conduit nécessairement à l'arbitraire dans la pratique.

 

Des risques du pamphlet

JFB parle souvent sur un ton qui est celui du pamphlet. C'est s'exposer à des réponses du même genre. Il écrit, par exemple, que l'éthique animale est le fait d'universitaires anglo-saxons reportant leur misère affective sur leur chienchien. Mais il est trop facile de rétorquer que M. Houllebecq, tenu par JFB pour un très grand écrivain à l'écoute du monde, est aussi un misanthrope à toutou, comme L. F. Céline était un misanthrope à matou. JFB déplore aussi, ironiquement, que le livre de P. Singer, Rethinking Life and Death, ne soit pas encore traduit en français, car il est sans doute un des plus ridicules de cet auteur dans sa présomption satisfaite de soi. Peut-être un jour un éditeur relèvera-t-il le défi ; peut-être un jour un traducteur se dévouera-t-il... Mais il est d'ores et déjà possible de recommander à ce traducteur de ne pas rendre « We may not want a child to start on life's uncertain voyage if the prospects are clouded » par « Nous ne voulons pas qu'un enfant commence le voyage incertain de la vie avec ces nuages en perspective »   . L'omission de l'auxiliaire modal « may » change ici le sens du passage, nettement moins dogmatique chez P. Singer que dans la traduction de JFB. C'est plus qu'un détail en ce sens que P. Singer renvoie ici à la liberté procréative des parents et ne se fait pas le défenseur d'une conception autoritaire ou eugéniste de l'avortement.

Il ne s'agit, évidemment, que de broutilles, et les très belles dernières pages, placées sous le patronage de Jean Pic de la Mirandole, indiquent ce vers quoi peut tendre une philosophie restée sage, à savoir un humanisme du surpassement. JFB y fait implicitement sienne une distinction due à E. Panofsky. L'homme n'est pas le centre de l'univers comme le veut une interprétation paresseuse et conformiste de l'humanisme qui est certainement celle de pas mal de ceux avec qui JFB croise le fer ; au contraire, il est placé au centre de l'univers afin que, prenant conscience de la situation qui est la sienne, il se tourne librement vers la direction de son choix. Cosmologiquement parlant, le monde de Pic de la Mirandole est constitué de telle façon que toutes les formes du possible ne sont pas ouvertes au libre arbitre humain. Et, à certains égards, JFB veut mettre en garde contre l'illusion selon laquelle tout ce qui est possible est souhaitable : la réalisation de tout ce qui est possible aboutit à l'indifférenciation généralisée où plus rien n'a valeur de transgression parce que tout est équivalent. On peut simplement regretter qu'un tel humanisme donne parfois l'impression de manquer d'assurance au point de réduire à la démence les thèses de ceux qui ne s'en inspirent pas.