Effarés par la décomposition spirituelle et morale du monde après la Première Guerre, écrivains d’avant-garde et intellectuels d’arrière-garde rejettent en chœur une modernité destructrice.

Rejeter, honnir la modernité, la vomir même, ce n’est pas nécessairement être conservateur : la haine du progrès machiniste et l’effroi devant la décomposition morale d’un monde que les bombes de 14 puis de 39 ont réduit à un champ de ruines ne sont pas l’apanage des réactionnaires. S’il est indéniable que les écrivains et les intellectuels de gauche furent, d’une guerre à l’autre, plus optimistes que ceux que l’on a coutume de classer (un peu grossièrement) à droite, il n’en demeure pas moins que les uns et les autres sont unanimes pour faire ce constat, que le XXe siècle n’a pas tenu les promesses du XIXe, et qu’en réalisant les idéaux romantiques, il en a dénoncé le caractère chimérique, voire mensonger. Oui, l’industrie triomphe, et l’on ne peut qu’être ébloui par l’habileté des ingénieurs : mais l’industrie se révèle inhumaine, et les ingénieurs, en se mettant au service des puissances de l’argent, semblent renoncer à toute espèce d’humanisme.

Les héros de l’ultime ouvrage du regretté Michel Raimond (dont les essais sur Le Roman depuis la Révolution et sur La Crise du roman, parus respectivement en 1967 et en 1985, font encore autorité aujourd’hui), ce sont donc les Antimodernes. Le titre, Le Monde moderne vu par les écrivains français (1920-1950), est à la fois programmatique et trompeur : Le Monde moderne condamné par les écrivains français eût peut-être mieux convenu. Certes, Michel Raimond reconnaît que, jusqu’en 14, c’est l’enthousiasme (sinon l’euphorie) qui domine dans les lettres françaises confrontées aux inventions de la modernité ; et certes, il laisse entendre, parfois, la voix de tel défenseur de la modernité ou de tel adulateur du progrès (le premier Morand, par exemple, ou l’inévitable Marinetti). Mais de Péguy (dont se réclament presque tous ceux qui vilipendent une modernité destructrice) à Keyserling en passant par Berl, Mounin, Berdiaeff, Guénon, Bernanos, Valéry et tant d’autres, c’est d’abord aux inquiets, aux réfractaires, à ceux qui refusent de donner dans le panneau tendu par un progrès qui voudrait faire croire qu’il est synonyme de civilisation, que Michel Raimond donne la parole.

S’il n’abandonne jamais sa vigilance critique, et s’il n’adopte jamais la posture de l’hagiographe, Michel Raimond ne cache pas sa double admiration pour la splendeur des avant-gardes et pour la superbe des arrière-gardes.

Il célèbre ainsi Cendrars, qui, manchot par la faute de la première des guerres industrielles, dut, sans renier pour autant les élans lyriques de sa jeunesse bercée et rythmée par le « broun-roun-roun » du Transsibérien, reconnaître que le moderne n’était pas bon en soi. Et il rend longuement hommage à la verve jubilatoire de Céline, qui trouva dans l’apocalypse moderne le thème par excellence qu’appelait la langue nouvelle que, Frankenstein du verbe, il avait créée en dépeçant l’ancienne.

Mais, à côté des audacieux poètes et des fougueux romanciers que l’on retrouve constamment en première ligne (l’expression, d’ailleurs, est à prendre au propre comme au figuré dans le cas du légionnaire Cendrars) quand il s’agit de combattre la sclérose esthétique, Michel Raimond fait aussi l’éloge, non des frileux et des timorés, mais des fidèles et des loyaux – de ceux qui n’ignorent pas que toujours aujourd’hui triomphe d’hier, et demain d’aujourd’hui, mais à qui une forme de sens de l’honneur spirituel interdit de trahir une cause qu’ils savent perdue. Car c’est cela, très exactement, être d’arrière-garde : savoir ce qui est mort, et l’aimer encore (la formule est de Barthes).

Ce plaidoyer non doctrinaire en faveur de ceux qui décidèrent, sinon de nager à contre-courant, du moins de ne suivre le mouvement du siècle qu’avec du retard, est l’occasion pour le lecteur de redécouvrir des auteurs dont on ne parle plus guère de nos jours, et qui pourtant eussent mérité autant que d’autres d’être mieux considérés par la postérité. Certes, Georges Duhamel n’a pas la légèreté d’un Proust, ou la grâce d’un Gide. Ses Scènes de la vie future (1930), où il s’en prend avec une courageuse virulence à l’American way of life, n’en méritent pas moins d’être relues. Quant à la pentalogie (1920-1932) dont Salavin est le héros éponyme, elle préfigure les romans du malaise existentialiste aussi bien que la littérature de l’absurde.

Un autre écrivain qu’on a plaisir à voir réhabilité, c’est Jules Romains, qui a donné, avec Les Hommes de bonne volonté (vingt-sept tomes publiés entre 1932 et 1946), le roman le plus long de la littérature française, du moins depuis l’âge baroque et Artamène. Jamais Romains ne fut l’ennemi de l’innovation industrielle et de ce qu’il appelait le « génie prométhéen » de l’homme. Au contraire, le train, le paquebot ou l’automobile étaient à ses yeux les plus belles fleurs d’une modernité capable du pire, il est vrai, mais aussi du meilleur. Toutefois, l’auteur d’Hommes, médecins, machines (1959) se montra toujours lucide : et ce qui lui semblait plus que tout dommageable, c’était la désynchronisation entre les progrès techniques et les avancées spirituelles. Sur ce point, il rejoignait d’ailleurs Daniel-Rops, Thierry Maulnier, ou encore Jacques Maritain, qui tous, malgré leurs divergences idéologiques, étaient d’accord pour déplorer la défaite de l’esprit débordé par le délire matériel du machinisme.

On est content, également, de rencontrer sous la plume de Michel Raimond les noms de Benjamin Crémieux (incarnation d’un humanisme inquiet qui eût pu, peut-être, triompher, si sa principale vertu – le sens de la mesure – n’avait été aussi sa faiblesse), de Denis de Rougemont (dont L’Amour et l’Occident (1939) a occulté, et c’est regrettable, les autres essais, dont la remarquable Politique de la personne parue en 1934), ou encore de tous ceux (Romain Rolland, Raymond Schwab, Joseph Lanza del Vasto…) qui crurent découvrir dans l’étude des grands textes de l’Orient (en particulier indien) le remède aux maux de l’Occident.

Bref, quand on referme le livre de Michel Raimond, on est impatient d’en ouvrir bien d’autres. N’est-ce pas ce que l’on attend d’un ouvrage de critique littéraire : qu’il donne envie de lire ?