Galerie de portraits de héros de l'environnement méconnus.

L'héroïsme est une notion un peu surannée, qui semble parfois l'apanage des livres d'histoire ou des récits mythologiques, à moins que le mot ne soit employé ironiquement. La journaliste Elisabeth Schneider propose de remettre au goût du jour ce concept dans un ouvrage publié par les éditions du Seuil en partenariat avec la revue Reporterre, en dressant une suite de portraits de "héros de l'environnement", dont beaucoup ont perdu la vie en tentant de la défendre.

 

Histoire de luttes

Qu'ils luttent contre la déforestation, l'agriculture intensive, l'industrie minière ou pétrolière, ces héros se heurtent presque tous à un ennemi double : l'appât du gain du secteur privé, renforcé, au mieux par la négligence, au pire par la corruption des pouvoirs publics.

Une illustration particulièrement dramatique de ce combat à forces inégales est celle du procès contre la compagnie pétrolière Chevron (anciennement Texaco) à l'initiative de paysans équatoriens, dont le récit occupe le chapitre 4 de l'ouvrage. Texaco a quitté la forêt amazonienne de l'Oriente en 1992, après avoir foré 350 puits sur 20 000 hectares de forêt, et déversé 70 milliards de litres de déchets toxiques dans des fosses, peu sécurisées, entraînant des conséquences sanitaires et environnementales particulièrement lourdes. Les propres audits de Chevron confirment qu'il n'y a pas eu de contrôle ou de mesure prise pour éviter les déversements de pétrole dans l'écosystème. En 1993, un procès collectif (class action) est intenté contre Texaco aux Etats-Unis. Mais Texaco refuse que le procès ait lieu aux Etats-Unis, et en 2002, un juge américain lui donne satisfaction, exigeant comme condition du transfert que l'entreprise s'engage à respecter le verdict qui serait rendu par la justice équatorienne, ce que Chevron accepte. En 2011, le tribunal équatorien reconnaît les dommages et condamne Chevron à payer 9,5 milliards de dollars en travaux de remédiation. Chevron refuse la décision, fait appel, mais la cour d'appel, puis la Cour Suprême de l'Equateur confirment le verdict. Chevron refuse ce dernier verdict et retire rapidement tous ses actifs du pays. Les avocats américains impliqués dans le procès auraient depuis subi des menaces et diverses stratégies d'intimidation. On estime qu'en tout, Chevron a dépensé 2 milliards de dollars de frais juridiques depuis 2001, ce qui fait de ce procès le plus coûteux de l'histoire de l'industrie du pétrole, et celui-ci n'est toujours pas terminé. En attendant, 30 000 Equatoriens vivent dans un environnement particulièrement toxique, sans aucune forme de compensation, et les hectares de forêt détruits le sont de façon irréversible.

Mais la palme de l'héroïsme est sans doute détenue par les militants honduriens et brésiliens, qui luttent dans un contexte politique particulièrement oppressif (chapitres 1 et 5). Au Honduras, plus de 130 militants environnementalistes ont ainsi été assassinés depuis le coup d'Etat de 2009, et au Brésil, on estime le nombre d'assassinats de défenseurs de l'environnement entre 40 et 50 par an. Toutes ces estimations sont par ailleurs sans doute en-dessous de la réalité puisqu'elles ne recensent que les crimes connus (la source principale étant l'ONG Global Witness). Le premier chapitre de l'ouvrage est d'ailleurs consacré à Berta Cáceres, une militante hondurienne faisant partie de la communauté des Indiens Lenca, en lutte contre un projet de barrage sur la rivière Gualcarque, assassinée en mars 2016. Son action, comme celle de beaucoup de héros célébrés dans l'ouvrage, illustre parfaitement cette jonction entre le local et le global, bien loin des accusations de « nimbyisme » dont les défenseurs de l'environnement font parfois les frais. Car comme le déclarait Berta Cáceres au moment de recevoir le Prix Goldman en 2015 : « Donner nos vies pour la protection des rivières, c'est aussi la donner pour le bien-être de l'humanité et de la planète »   , élevant ainsi son combat bien au-delà d'un simple conflit d'intérêts locaux.

Les défenseurs de l'environnement ont en effet leurs défenseurs et leurs récompenses (chapitre 6), en premier lieu le prix Goldman, sorte de « Nobel vert », doté d'une récompense d'environ 200 000 euros et décerné chaque année depuis 1989 à six personnalités dans le monde (une par grande région) qui ont œuvré en faveur de la lutte environnementale. L'ouvrage mentionne également des militants récompensés par le Prix de la Fondation Alexander Soros (philanthrope, fils du milliardaire George Soros). Quand on effectue une recherche sur l'historique de ces prix, il est intéressant cependant de constater que la moitié des récipiendaires n'ont pas de page Wikipedia, et parfois seulement quelques articles de presse qui renvoient à leur mouvement. L'ouvrage d'Elisabeth Schneiter vise donc, en premier lieu, à combler ce manque d'information, une tâche d'autant plus nécessaire que la visibilité des activités est cruciale à une époque où la tendance est à la criminalisation de leurs activités par les Etats.

 

Qu'est-ce qu'un héros ?

Si le ton est clairement panégyrique, tout en cédant parfois à la facilité de l'anecdote biographique, dont l'accumulation peut parfois lasser le lecteur, la personnalisation du combat ne se fait jamais au détriment de la reconnaissance des communautés que ces héros incarnent. L'approche « par héros » trouve d'ailleurs peut-être sa justification la plus pertinente dans les propos d'Alexander Soros : « J'ai pris conscience que tout mouvement qui réussit a besoin de héros qui se battent pour faire respecter des droits, que ce soient ceux des travailleurs (César Chavez) ou les droits civiques américains (Martin Luther King). Le mouvement environnemental aussi a besoin qu'on reconnaisse les héros qui lui sacrifient tout, leur vie même. »   . Cette position est partagée jusqu'à l'ONU, Erik Solheim, directeur exécutif du PNUE (Programme des Nations Unies pour l'Environnement) déclarant en mars 2018 « Ceux qui luttent pour protéger la planète et les vivants devraient être célébrés comme des héros. »   .

Sur une note plus philosophique, il convient de rappeler qu'en éthique, l'héroïsme est l'action superfétatoire par excellence, c'est-à-dire le type d'action qui relève d'une forme de « bonus moral » plutôt que d'un devoir (personne n'a l'obligation morale d'agir en héros). Or les témoignages rapportés par Elisabeth Schneider font presque tous état d'une nécessité de l'action, autant affective que morale. Ou pour reprendre les termes de Chut Wutty, militant cambodgien contre la déforestation qui a reçu le Prix Alexander Soros de façon posthume après son assassinat en avril 2012 : « Même si c'est dangereux, je ne peux pas faire autrement! Si je ne le faisais pas, je ne pourrais plus prendre ma vie au sérieux. »   . La caractéristique commune à tous les « héros de l'environnement » présentés dans l'ouvrage est ainsi, peut-être, qu'eux ne se considèrent pas comme des héros, dans la mesure où leur action leur apparaît comme résultant non d'un choix mais d'une nécessité.

Si l'on peut regretter l'absence de réflexion théorique sur la structuration des luttes, ou le sens de cet héroïsme dans un contexte environnemental, l'ouvrage d'Elisabeth Schneider présente toutefois le mérite, non négligeable, d'introduire un public francophone à une grande diversité de combats environnementaux, souvent oubliés des médias grand public.