À travers l’évocation de la figure de la sorcière, Mona Chollet revient entre autres sur l’indépendance des femmes, les injonctions à la maternité et à la beauté.

Mona Chollet, journaliste au Monde Diplomatique, est déjà l’autrice reconnue de plusieurs essais sur la place des femmes dans la société. Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine et Chez soi, une odyssée de l’espace domestique abordent des thématiques qu’on retrouve au détour des pages de son dernier opus, Sorcières. La puissance invaincue des femmes.

 

Les sorcières, hier et aujourd’hui

L’idée qui sous-tend son livre est la suivante : la chasse aux sorcières qui se déroule entre le XVe et le XVIIe siècle en Europe et en Amérique a forgé une figure stéréotypique de la sorcière, femme vieille, indépendante, sans enfant ; cette image a marqué notre imaginaire et continue à influencer la place des femmes dans la société contemporaine. La chasse aux sorcières a de fait été un évènement majeur de l’histoire sociale du monde occidental. Largement étudié par l’historiographie, que Mona Chollet a lu et reprend ici, on considère aujourd’hui que plusieurs dizaines de milliers d’hommes et de femmes ont été mis à mort pour cette raison – à 80% des femmes. Le caractère misogyne du phénomène ne fait aucun doute, de même que son ampleur.

Cette figure de la sorcière, stigmatisée pendant longtemps, est au contraire remise à l’honneur par certaines branches du féminisme contemporain, qui en font des figures héroïques d’indépendance face au patriarcat. L’historienne peut être sceptique face à toutes les valeurs dont on pare des femmes qui n’ont pas sans doute pas été conscientes de leur portée subversive contre le patriarcat. Pourtant, la réappropriation de cette histoire est un véritable phénomène de société : on trouve déjà des réutilisations de cette figure par le féminisme des années 1970, mais sa résurgence est particulièrement forte ces dernières années, allant du witch bloc des manifestations de 2017 en France, aux versions du néo-paganisme wiccan en passant par les sorts lancés collectivement contre Trump aux États-Unis.

 

Les sorcières comme métaphore

Mona Chollet observe ces réappropriations sans y prendre part. Ce ne sont pas elles qui sont l’objet de son travail, de même qu’il ne s’agit pas non plus de parler de la chasse aux sorcières sous un angle historique. Dans son livre, les sorcières sont une métaphore pour aborder ce qui dérange autour de la place des femmes dans la société. Le livre rassemble quatre grands thèmes qui dérangent nos normes établies : l’indépendance des femmes, le désir de ne pas avoir d’enfants, l’image de la « vieille peau » et l’assimilation de la guerre à la nature et de la guerre aux femmes. Le lecteur ou la lectrice s’y plonge par une multitude de faits marquants et d’observations qui se font écho. Ce n’est pas un livre d’histoire, ce n’est pas non plus un ouvrage de sociologie. Mona Chollet se pose plutôt comme observatrice avertie de notre temps, éclairant ses expériences quotidiennes par le croisement de ses lectures et de ses recherches.

 

Des femmes qui dérangent encore

Une femme indépendante dérange-t-elle toujours aujourd’hui ? On pourrait croire que non, et pourtant… Les deux premiers chapitres de l’ouvrage, qui en traitent directement, sont les plus percutants du livre, sans doute parce qu’ils rentrent en résonnance avec tout le vécu de la lectrice – et aussi du lecteur, mais sans doute différemment. La culture populaire regorge d’injonctions pour les femmes à trouver l’amour, au détriment de leurs rêves et de leur carrière. Il n’y a pas si longtemps, en 2012, Bill Clinton déclarait que le mariage était la « meilleure arme anti-pauvreté ». La société clame moins ouvertement qu’auparavant sa désapprobation face aux femmes indépendantes sans mari – même si le qualificatif de femme « carriériste » ou d’égoïsme n’est jamais loin –, mais la pitié pour les femmes célibataires, qu’elles aient ou non choisi de le rester, demeure très vivace. Mona Chollet nous met ici face à nos propres contradictions, voire aux siennes propres : qui n’a jamais poussé un soupir de soulagement à voir une belle histoire d’amour se terminer par un beau mariage ? Qui n’a jamais essayé de « caser » une amie, qu’elle en ait ou non exprimé le souhait, ou ne lui a pas reproché d’être « trop difficile », « trop exigeante » ? Oui, être une femme seule et indépendante est difficile, parfois douloureux, encore aujourd’hui. Les cas de féminicides commis par un ex-compagnon ou ex-mari qui ne supporte pas qu’on le quitte nous en dit assez sur le degré de violence auquel certains peuvent arriver quand une femme désire reprendre sa liberté. Une femme est faite pour se « fondre » dans une famille.

Et d’ailleurs, qui dit famille, dit enfant. Quoi de plus « naturel » pour une femme que le désir de maternité ? Le refus d’avoir des enfants est sans cesse questionné, sans cesse remis en cause, alors même que ce choix n’est pas nouveau. Mona Chollet rappelle ainsi la hantise de la maternité dans les plantations esclavagistes, mais aussi les recherches aux États-Unis dans les années 1990, qui montrent que les femmes décidant de rester sans enfants viennent en grande partie des classes populaires ou ouvrières : elles ont fait carrière et attribuent leur réussite à leur choix d’éviter la maternité. Les raisons de cette décision sont multiples et difficiles à synthétiser. Mais il est certain que beaucoup viendront la critiquer, l’attribuant à l’égoïsme (revoilà la femme carriériste), à un hédonisme coupable, à un manque de maturité. L’autrice relève que l’argument se retrouve même sous la plume de féministes : il s’agit bien d’un impensé, tant la maternité semble relever du « naturel ».

Pour celles qui décident d’avoir des enfants, la doxa de l’épanouissement que la maternité apporte empêche d’envisager les difficultés, les sacrifices, voire les regrets. « “La société ne tolère qu’une seule réponse des mères à la question de la maternité : J’adore ça” résume Orna Donath   ». Sous prétexte d’amour pour leurs enfants, les mères jonglant entre leurs désirs, leur famille, leur travail, sont inaudibles. Or, empêcher les mères d’exprimer leurs doutes, continuer à voir la maternité comme l’aboutissement d’une vie de femme sans chercher à comprendre les problèmes qui émergent une fois l’enfant arrivé, sont autant d’œillères qui contribuent largement à perpétuer la domination masculine au sein de la famille et dans la société.

 

L’apparence, le jeunisme et le sexisme

Les sorcières sont indépendantes et stériles ; elles sont aussi par excellence des femmes vieilles, ridées… La culture occidentale a dépeint les vieillardes sous des traits souvent bien plus affreux que les vieillards. C’est finalement l’autre face de l’aliénation des femmes à la beauté dont parlait déjà Mona Chollet dans Beauté fatale : rester séduisante sous peine de tomber dans la catégorie des « vieilles peaux ». L’idée d’une « date de péremption » pour les femmes n’est pas nouvelle : elle vient de la crainte de ne pas réussir à enfanter, et plus généralement du fait que toute la société de consommation nous assène sans arrêt que passée 30 ans, une femme n’a plus vraiment d’intérêt : des mannequins qui terminent leur carrière à 30 ans, aux actrices d’Hollywood qui atteignent leur salaire maximal à 34 ans (contre 51 ans pour les hommes), en passant par les différences d’âge dans les couples et les femmes quittées pour des femmes beaucoup plus jeunes – l’exemple de la géographe Sylvie Brunel, séparée après 30 ans de vie commune de son mari Éric Besson, revient à plusieurs reprises.

Alors que faire ? S’acharner à ne pas vieillir à coup de teinture, de cosmétique et autres liftings ? ou plutôt accepter que les femmes aussi ont droit de changer au cours de leur vie, de ne pas rester figées dans leurs vingt ans, fossilisées dans une jeunesse éternelle. Accepter aussi que les transformations du corps des femmes n’enlèvent pas le désir et la possibilité d’une vie sexuelle. Tout se passe comme si, tandis que le corps devenait moins attractif pour les hommes, les femmes arrêtaient magiquement de ressentir du désir, alors que les hommes en vieillissant, au contraire, n’en deviennent que plus désirables.

 

Féminisme, sciences et écologie

Arrive enfin le dernier chapitre, « Mettre le monde cul par-dessus tête. Guerre à la nature, guerre aux femmes », qui lie les transformations économiques du capitalisme, le rationalisme scientifique, l’exploitation de la nature et la soumission des femmes au patriarcat. Force est de constater que c’est le chapitre dans lequel les relations entre l’essai et les sciences humaines et sociales sont les moins réussies. Le problème principal vient sans doute de la reprise de la thèse de Silvia Federici dans Caliban et la sorcière. L’autrice étant universitaire, son texte est souvent considéré sur le même plan que les travaux d’historiens, alors que la thèse qu’elle défend repose sur des aberrations historiques.

Ceci étant, Mona Chollet demeure la plus éloquente quand elle s’attaque à des problèmes éminemment contemporains. Ainsi, l’autocensure des filles, notamment face aux disciplines scientifiques, qui sont sans doute en partie l’héritage du rationalisme des Lumières et de l’exclusion des femmes des sciences. Le livre se termine également par un long passage, particulièrement nécessaire, sur la surmédicalisation du corps des femmes et les violences médicales, particulièrement obstétricales.

Ce livre n’est donc pas à lire comme une enquête sociologique sur le genre ou la condition féminine, encore moins comme un livre d’histoire. Il est néanmoins à mettre entre toutes les mains pour mieux comprendre le vécu de nombreuses femmes aujourd’hui, prises entre des injonctions contradictoires (indépendance ou recherche de plénitude familiale) ou des apories (la recherche de l’éternelle jeunesse n’aboutit jamais qu’à la vieillesse plus ou moins bien acceptée). Les choses sont encore bien loin d’être acquises. Les progrès qu’a connu la condition féminine depuis un siècle n’empêchent pas qu’on cherche, encore et toujours, à permettre à tous et toutes de mener la vie qu’ils ou elles désirent.

 

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