"Un voyage dans les connaissances en train de se transformer". Un entretien avec Edgar Morin, réalisé par Daniel Bougnoux et Bastien Engelbach.

* Cet entretien est en quatre parties (cf. bas de la page pour le renvoi vers les autres parties).


Nonfiction.fr : Le souci d’une éthique est présent dès le début de l’œuvre. À la conclusion de La Nature de la nature vous expliquez que la science telle qu’on la pratique, dans la séparation des savoirs, en même temps qu’elle est une science mutilée est une science mutilante, puisqu’elle produit des effets sur le réel, en cherchant à le dominer. Il y a donc dès vos ouvrages sur la science une considération éthique qui est présente.

Edgar Morin : Incontestablement, puisque fidèle à ce premier mouvement j’ai pensé que la connaissance n’est pas pure mais doit avoir des effets concrets, et je dirais que ce n’est pas seulement une éthique de la connaissance qui se dégage dans La Méthode, mais qu’elle vise à une meilleure connaissance de l’éthique, c’est-à-dire une meilleure façon d’orienter nos actions. Tout ceci est inséparable.

 

L’humanisme aux deux visages

Nonfiction.fr : Vous évoquiez au début de l’entretien l’importance d’Héraclite. Un autre grand penseur s’est inscrit dans le sillage d’Héraclite : Nietzsche. Vous partagez avec lui l’idée que la manière dont nous formulons une vérité dépend en grande partie de la manière dont nous la construisons ainsi que le refus de ramener le monde et la connaissance à un seul principe unificateur. Mais en même temps chez Nietzsche tout ceci aboutit à une forme de désespoir, de nihilisme, dont on ne sort que par l’esthétique, tandis que chez vous la découverte des limites de la connaissance en permet le progrès. Il y a là la formulation d’un espoir, qui conduit à la notion d’humanisme, reposant sur la possibilité maintenue des progrès de la connaissance ainsi que sur ce que vous nommiez votre foi en la fraternité qui nous apparaîtrait ici comme en réponse à la mort de Dieu chez Nietzsche. Quelle place accordez-vous à la notion d’humanisme ?

Edgar Morin : Tout d’abord, je crois que Nietzsche est un penseur de fulgurations et on peut trouver certains aspects désespérants, mais on trouve aussi le "gai savoir" et une joie extraordinaire. À la différence d’Héraclite qui formule les contradictions, Nietzsche les porte en lui. On peut le prendre aussi de façon tonique et non désespérée.

En ce qui me concerne, bien que pendant vingt années la notion d’humanisme a été ridiculisée par  la pensée dominante, je crois qu’elle doit être sauvegardée. Mais il faut prendre des précautions, il y avait deux humanismes dans l’humanisme. On peut distinguer deux sources de l’humanisme européen : une source grecque, les hommes dirigent leur cité, la capacité des humains à s’autogouverner, par la démocratie, avec cette idée que la raison est ce qui doit nous guider en tant qu’humain ; l’aspect judéo-chrétien, Dieu qui a fait l’homme à son image dans la Bible, Jésus fils de Dieu supposé a pris forme et chair humaines, et puis le message fraternitaire dans l’Évangile. On peut dire que c’est une sorte de symbiose entre ces courants antagonistes qui pénètre l’humanisme européen. Mais cet humanisme, je le répète, a deux visages, le premier visage, une fois qu’il est laïcisé profondément – bien qu’il continue sans doute à être irrigué par l’évangélisme – se manifeste chez Montaigne, Montesquieu, dans la Déclaration des droits de l’homme, dans l’idée que tout être humain a droit à la même dignité, à être respecté en tant que tel, quel que soit son âge, sa race, son sexe. Ceci est l’idée profonde de l’humanisme : l’idée d’une communauté humaine, ce que je développe dans Terre-Patrie. Nous avons une communauté de destins, une communauté d’origine, une communauté d’identité à travers nos diversités.

Je poursuis cet humanisme en rejetant l’autre visage, celui qui veut faire de l’homme le maître et le possesseur de la nature. Descartes l’énonce encore avec prudence en disant que la science doit permettre à l’homme de se rendre "comme maître et possesseur de la nature", mais le message deviendra plus impératif avec Buffon, Marx, avec le développement économique, technique et scientifique moderne qui met en marche la maîtrise du monde. Cet humanisme est non seulement arrogant, mais en plus il est devenu absurde puisque la maîtrise de la nature considérée comme un monde d’objets conduit à la dégradation non seulement de la vie, mais aussi de nous-mêmes. Il était fondé sur la disjonction absolue entre l’humain et le naturel, alors que nous sommes dépendants. Nous devons abandonner l’idée d’un humanisme où l’homme prend la place de Dieu. Il ne faut pas nous diviniser, il faut nous respecter.

L’universalisme concret dans la diversité et l’unité de ce par où nous pâtissons

Là-dessus, je reprends le flambeau de l’humanisme, avec ce qu’il comporte d’universalisme, mais en faisant la rupture avec ce qu’il comporte d’universalisme abstrait, parce que du temps où j’étais communiste – communiste de guerre – j’avais une idée d’unité humaine où les cultures, les patries me semblaient secondaires, où la diversité culturelle me semblait négligeable, où il me semblait logique que l’on arrive à un monde athée. Maintenant, ce n’est pas seulement que je pense qu’on ne pourra pas déraciner les religions, je pense qu’il faut un humanisme concret, fait de diversités et d’unité, qui reconnaisse les diversités humaines qui sont des formes de richesse. Par exemple, on dit que ce qui est humain c’est la culture, ce qui est appris, l’ensemble des savoirs, des savoirs-faires, des croyances, mais la culture, personne ne l’a jamais vue, on ne connaît la culture qu’à travers les cultures. Le langage qui a la même structure fondamentale se manifeste par les langues qui sont très diverses.

Je crois que l’humanisme aujourd’hui doit reconnaître les diversités tout en maintenant l’unité. C’est le livre Terre-Patrie qui l’exprime le mieux, avec cette idée d’un évangile de la perdition : je préfère dire soyons frères parce que nous sommes perdus plutôt que soyons frères pour que nous soyons sauvés. Je dis que le fait que nous soyons confrontés aux mêmes problèmes – tout être humain doit vivre les mêmes tragédies, la mort de ses proches, la mort des gens qu’il aime, y compris sa propre mort –, que nous soyons capables d’éprouver les mêmes émerveillements et les mêmes bonheurs, tout ceci me fait dire que nous devons avoir une certaine fraternité. C’est un message plus proche du bouddhisme que du christianisme, cette sorte de compassion : nous pâtissons de la même façon.

 

Préserver la pluralité des cultures

Nonfiction.fr : C’est quelque chose d’assez proche de ce que Jan Patočka appelle la "communauté des ébranlés". Pour lui l’histoire est d’abord problématicité, élaboration commune, et finalement ce qui est le liant de toute humanité c’est l’ébranlement du sens, le fait qu’il soit toujours à construire et à élaborer.

Edgar Morin : J’ai beaucoup utilisé cette pensée de Patočka dans Penser l’Europe pour définir la culture européenne. Ce que j’ai essayé de sauvegarder dans La Méthode c’est la problématicité, l’idée de l’inachèvement inévitable de toute connaissance qui donc la rend problématique elle-même. C’est une idée très importante. Il serait beau que l’on arrive à des symbioses de culture ou de civilisation, parce que la civilisation occidentale a produit des choses uniques, la démocratie, les droits de l’homme, mais elle a aussi des carences très fortes, et en se lançant dans la conquête du monde, avec la technique, le calcul, elle a occulté et sacrifié bien des réalités humaines qui cherchent aujourd’hui leur expression en Occident même, par exemple avec le recours au yogisme, au bouddhisme zen, à différentes formes de spiritualité. Je serais partisan d’une forme de symbiose entre les civilisations – et je ne pense pas forcément les grandes civilisations, mais aussi les petites civilisations –  qui serait le sens enrichi de l’humanisme. Le défaut de l’Occident est de s’être cru propriétaire de la raison et de la vérité et de mépriser comme superstition tout ce qui était autre. Quand on parle de peuples disposant de longues traditions orales sans connaître l’écriture, le mépris consiste à les rejeter dans la superstition, alors qu’ils ont des savoirs-faires, des connaissances médicales. Le sens de l’humanisme, de plus en plus difficile à réaliser, parce qu’on a fait des culturicides, des ethnocides de toutes ces petites civilisations extrêmement riches, serait de reconnaître les arts de vivre qui existent ailleurs.

Nonfiction.fr : Il est parfois difficile de réaliser ces symbioses. Dès lors que l’on découvre une altérité, une autre culture, on peut se demander à partir de quel moment cette découverte n’est pas tentée déjà par l’incorporation qui annule les différences.

Edgar Morin : En réalité, j’ai constaté que l’intégration signifie désintégration. Je l’ai vu chez les Cris du Nord Québec, population à qui la société Hydro-Québec a racheté des territoires, ce qui leur a donné du travail le temps de construire les barrages. La population s’est sédentarisée dans des maisons à l’occidentale et le résultat a été que le lac artificiel qui a été créé a coupé la route aux caribous, ce qui a fait que les hommes ne pouvaient plus chasser le caribou qui était la ressource alimentaire fondamentale ; que les poissons étaient infestés de mercure, ce qui fait qu’ils étaient impropres à la communication. Les hommes, devenus chômeurs des barrages, ne pouvaient plus redevenir chasseurs, les femmes sont devenues obèses à cause de la nourriture occidentale à laquelle elles n’étaient pas habituées, l’alcoolisme a fait ses ravages même chez les enfants. Il n’y a pas de solution logique, on ne peut pas parler de créer des réserves qui enfermerait ce peuple comme dans un ghetto. La voie, c’est ce qu’ont suivi les Indiens du Nord du Canada, qui se sont confédérés. Ces peuples avaient chacun une langue et se sont confédérés, pour sauvegarder leur identité en créant un lobby qui permette de résister aux pressions. De même, au Brésil, il y a un représentant des populations indiennes, amazoniennes au parlement de Brasilia. Il y a des actions qui essaient de laisser dans leurs terres des peuples qu’on veut chasser parce qu’on découvre des richesses minières ou bien pour permettre le développement de l’agriculture massive. La défense des territoires est devenue pour eux une chose importante, car ils n’ont pas de lobby, ils n’ont pas d’État national, ils ne peuvent pas se défendre et ce sont des associations comme Survival international qui les défendent en essayant de parler de ce qui arrive. C’est un problème tragique, sans solution, mais il y a quand même une voie de sauvegarde et de maintien : il y a des cas où ces peuples jouissent de leur territoire en tant que chasseurs ramasseurs et rallient même certains blancs occidentaux à leur mode de vie.


* Propos recueillis le 10 avril 2008 chez Edgar Morin, par Daniel Bougnoux et Bastien Engelbach.


Cet entretien est en quatre parties :