Destiné au public américain, cet essai offre de nombreuses pistes de réflexion pour la société française, notamment l’idée qu’il faut agir pour limiter l’emprise des émotions sur la démocratie.

En introduction de son nouvel essai The Monarchy of Fear   la professeur de droit et d’éthique à l’Université de Chicago Martha Nussbaum imagine un dialogue avec un contradicteur qui viendrait questionner le bien-fondé de sa démarche : pourquoi accorder tant d’importance aux émotions, quand les problèmes de notre société appellent avant tout de bonnes lois et une bonne police ? Peut-on vraiment faire reposer notre espoir sur la possibilité que les individus deviennent meilleurs et apprennent à maitriser leur peur, leur colère, leur dégout, leur envie? Ces émotions ne sont-elles pas le moteur de l’action publique?

C’est pour convaincre ce lecteur sceptique que Martha Nussbaum a écrit ce livre court et accessible, qui réunit ses thèses principales (pour un résumé de son œuvre en français, voir cet article très complet de Fabienne Brugère). L’initiative se veut une réponse aux réactions de désarroi suscitées par l’élection de Donald Trump. Il offre une porte d’entrée stimulante dans le travail de cette théoricienne des émotions et des capabilités. Il suscite bien des réflexions sur les apories françaises, sur lesquelles nous reviendrons, après avoir brièvement résumé le propos de l’ouvrage.

 

Peur, colère, dégout, envie

Le livre se compose de cinq chapitres analytiques et d’un chapitre prescriptif. Tout commence par la peur, émotion qui préside, selon Nussbaum, à la colère, au dégout et à l’envie. En se référant aux travaux de psychiatres et de psychanalystes, mais aussi à Lucrèce, Aristote et Rousseau, l’auteure part du constat que le bébé humain vit dans une vulnérabilité totale pendant longtemps, et que cet épisode laisse des traces profondes. S’il ne se comporte pas en « tyran » et n’attire pas à lui toute l’attention, il meurt. Ce n’est que progressivement, par la relation à autrui, en recevant l’amour des autres et en prenant conscience de sa place dans la société, que le bébé comprend qu’il n’est pas seul. Il peut alors se départir de son narcissisme et développer de l’empathie pour les autres. Les humains ne surmontent jamais totalement leur peur primitive, mais un « environnement facilitateur » dans l’enfance leur permet généralement de trouver un équilibre.

Nussbaum établit un lien, que d’aucuns trouveront trop rapide, entre cette peur infantile et celle qui domine aujourd’hui les débats politiques, notamment sur les questions d’immigration et d’identité. La peur, parfois fondée sur une menace objective, peut aussi découler d’une erreur de jugement liée au « bais de disponibilité ». Nous avons tendance à réagir aux informations dont nous disposons dans notre entourage immédiat, phénomène aujourd’hui amplifié par les réseaux sociaux. D’où l’idée que la société doit elle aussi offrir un « environnement facilitateur » afin d’éviter des réactions disproportionnées et les comportements tyranniques.

L’intérêt des chapitres consacrés à la colère, au dégout et à l’envie réside surtout dans la démonstration d’un lien intrinsèque avec la peur. La colère, très présente dans la sphère publique, est une réaction au sentiment d’être impuissant face à un tort réel ou supposé. Elle se traduit par la recherche de coupables et le désir de vengeance (« retributive anger »). Nussbaum reconnait que ce n’est pas toujours le cas et qu’il y a des colères saines, qui conduisent à des actions positives (« transition anger »). Ghandi, Martin Luther King ou encore Mandela ont su canaliser des colères potentiellement violentes. Leur succès nous enseigne l’importance de séparer l’acte de son auteur, à cultiver la capacité à voir en toute personne un être humain. Nussbaum critique une autre réponse possible à la colère, celle du détachement émotionnel et du renoncement prôné par la philosophie stoïcienne. Cette démarche, en cherchant à paralyser les émotions et les sentiments, dont l’amour, ne conduit pas à l’action ni au progrès.

Le dégout procède par ailleurs de notre peur de la mort à laquelle nous ramène systématiquement notre corps et ses contraintes. Refuser notre part d’animalité et de vulnérabilité et la rejeter sur les autres (« projective disgust ») est souvent ce qui sous-tend le préjugé raciste, sexuel ou de classe. Cette analyse fait écho aux travaux d’Erwin Goffman sur la stigmatisation. Nussbaum insiste particulièrement sur l’importance de corriger, dès le plus jeune âge, les biais de perception et d’apprendre aux enfants à mieux accepter l’altérité de leur propre corps et, par extension, celle des autres.

Enfin, l’envie (traduction imparfaite de l’« envy » anglaise) est elle aussi dérivée de notre désarroi primitif, de notre angoisse existentielle. Elle nous pousse à nous comparer aux autres, à détester les vainqueurs, à désirer leur statut. Son versant plus positif est l’émulation, qui suppose une confiance dans la capacité de réussir, un environnement facilitateur. Mais un échec se transforme vite en sentiment d’humiliation et en haine. Nussbaum conclut ce chapitre sur un éloge du New Deal, qui posa les bases d’un droit universel à la dignité et permit de protéger la démocratie américaine du ressentiment des classes populaires.

Dans le dernier chapitre du livre, Nussbaum met en miroir la peur et l’espoir. Tous deux sont une réaction à un événement extérieur, mais l’espoir fait le pari d’une possibilité d’une sortie par le haut. Nussbaum fait sienne la doctrine kantienne selon laquelle chacun doit cultiver l’espoir pour des raisons pratiques (« practical postulate »), car il favorise davantage l’action et la recherche de solutions qu’une attitude purement basée sur des émotions négatives. Elle invite donc les responsables sociaux et politiques à se confronter lucidement aux peurs, aux colères, aux haines pour mieux les dépasser. Parmi les activités à promouvoir, Nussbaum défend la pratique artistique, la pensée critique et l’art de la discussion, la religion si tant est qu’elle enseigne l’amour du prochain, ainsi que les actions de solidarité. Elle appelle également à la mise en œuvre d’un service national qui permette aux jeunes de se rencontrer par delà leurs différences.

 

Pistes de réflexions pour le débat français

The Monarchy of Fear ne manquera pas de susciter un scepticisme amusé, voire l’agacement, de bien des lecteurs français. C’est un livre écrit par une Américaine, pour les Américains. L’écriture est volontairement didactique, au risque de paraitre moralisante et politiquement correcte. On peut trouver les conclusions de Nussbaum un brun timorées et trop centrées sur la responsabilité individuelle. Certains l’accuseront de minorer les « vrais problèmes » que sont les inégalités, l’immigration, le terrorisme. Tel un Voltaire raillant l’optimisme de Pangloss, ils tourneront en ridicule ses appels à changer nos perceptions et à transformer nos émotions négatives en amour.

S’en tenir là serait très réducteur et ne nous permettrait pas de tirer des leçons importantes de l’œuvre de Nussbaum. Ces leçons ont une portée universelle. Elles n’offrent pas d’apport radicalement nouveau au débat français, mais elles confortent des diagnostics établis de longue date, dont les conséquences n’ont pas encore été totalement tirées.

Premièrement, la maturité psychologique des individus est un sujet politique. Si l’on souhaite perpétuer la démocratie, on ne peut faire l’impasse sur la façon dont le personnel et le collectif sont imbriqués. Il y a certes de bonnes raisons d’être en colère, d’avoir peur, de se sentir humilié. Mais la capacité de discernement, celle de se mettre à la place de l’autre, permet d’éviter que chacun ne se pense comme une victime qui n’aurait qu’un désir de revanche comme horizon politique. Cette observation devrait conduire le lecteur à s’interroger sur la conflictualité de la vie politique et sociale en France. Si l’on suit le raisonnement de Nussbaum, le décalage bien connu en France entre des attentes extrêmement élevées vis-à-vis du pouvoir d’un côté, et le rejet routinier des élites et des « privilégiés » de l’autre, qui s’exprime parfois de manière violente, constitue une forme d’immaturité dangereuse pour la démocratie.

Deuxièmement, l’acceptation de l’altérité et de ses propres limites doit être au cœur des politiques éducatives. Le concept d’ « environnement facilitateur » est particulièrement intéressant, ainsi que l’éloge de la pratique artistique et du débat socratique. Ici Nussbaum insiste sur l’importance de la pratique. Or Il est permis de penser qu’en France la théorie l’emporte trop souvent, comme l’illustre le virage récemment opéré sur l’enseignement moral et civique. Au-delà du cadre éducatif, lutter contre le dégout et la haine suppose de parler ouvertement des questions du corps et des différences ethniques, sociales, religieuses, plutôt que les nier. Ce combat ne doit pas être confondu avec les dérives de la politique identitaire, que Nussbaum ne défend pas particulièrement. Il s’agit plutôt de dédramatiser une altérité qui, si elle est passée sous silence, trouvera des débouchés politiques dangereux.

Troisième leçon, le rôle de la puissance publique doit évoluer. Ayant forgé le concept de capabilités avec Amartya Sen, Nussbaum prône un Etat d’investissement social plutôt qu’un Etat qui se limiterait, soit à garantir les libertés individuelles (version libérale), soit à protéger et à réparer (version interventionniste). L’objectif du gouvernement doit être de créer les conditions d’épanouissement de l’individu afin d’éviter le développement de pulsions négatives. A première vue consensuelle, cette affirmation devrait conduire à une accélération des transformations de la protection sociale française vers une logique de prévention et de sécurisation des individus autour de quelques biens vitaux : se nourrir, se loger, être en bonne santé, avoir accès à l’éducation et à la formation. Cela doit aller de pair avec un esprit de civisme renouvelé, la solidarité n’étant plus le fait d’un statut particulier, mais bien de la communauté des citoyens.

En lisant ce petit essai de Martha Nussbaum avec la bonne distance, et en mettant de côté les clivages qui traversent le champ intellectuel français, on ouvre donc un champ de réflexions très vaste et stimulant. Tocqueville avait pointé du doigt le danger qu’une société démocratique prospère et heureuse sombre dans un individualisme démobilisateur. Nussbaum nous met en garde contre une autre menace, qui caractérise notre époque inquiète, à savoir ne rien faire contre l’emprise des émotions.