Dans ce roman d’initiation, Maylis de Kerangal suit la formation d'une peintre de décors et envisage la fiction romanesque au miroir de l’art pictural de l’illusion.

Maylis de Kerangal avait habitué ses lecteurs à des formes chorales de roman, notamment dans Naissance d’un pont (2010) ou Réparer les vivants (2014), dans lequel elle racontait de manière très documentée une transplantation cardiaque. Dans ce nouveau roman, elle garde le souci d’une documentation précise et riche pour suivre cette fois la formation d’une jeune héroïne, aux yeux vairons et au léger strabisme, depuis ses débuts dans une école de peinture située rue du Métal, à Bruxelles, jusqu’à la reconstitution de la grotte de Lascaux, appelée dès sa découverte (pendant la Seconde Guerre Mondiale) « la Sixtine de la Préhistoire ».

Apprendre à imiter les différents types de marbres, les variétés de bois, l’écaille de tortue est un travail épuisant et profond. Comme le dit la directrice très stricte de l’institut de peinture où la formation va durer six mois : « Mademoiselle Karst, devenir peintre en décor demande d’acquérir le sens de l’observation et la maîtrise du geste. » Son colocataire Jonas l’emmène à la carrière de Beauchâteau, à Senzeilles, pour lui montrer l’histoire et la mémoire du cerfontaine, le marbre qu’elle doit imiter sur sa toile devant laquelle elle s’obstine en vain.

 

Le rapport entre imitation du réel et imagination au prisme de la langue

Le style de ce roman cherche à dire le monde avec précision et profusion. Il impressionne par sa profondeur et sa fluidité. La langue « que l’on parle dans l’atelier est une langue inconnue que Paula doit apprendre, qu’elle décrypte penchée sur des schémas anatomiques qui définissent un plan de coupe transversal, tangentiel ou radial, un bois débité sur dosse ou scié, ce que désignent la loupe, le moiré ou la maillure, la fibre, le parenchyme et les vaisseaux. Elle garde dans la poche de sa blouse un petit répertoire à couverture noire et un crayon de graphite, elle engrange les mots tels un trésor de guerre, tel un vivier, troublée d’en deviner la profusion – comme une main plonge à l’aveugle dans un sac sans jamais en sentir le fond – , tandis qu’elle nomme les arbres et les pierres, les racines et les sols, les pigments et les poudres, les pollens, les poussières, tandis qu’elle apprend à distinguer, à spécifier, puis à user de ces mots pour elle-même, si bien que ce carnet prendra progressivement valeur d’attelle et de boussole : à mesure que le monde glisse, se double, se reproduit, à mesure que la fabrique de l’illusion s’accomplit, c’est dans le langage que Paula situe ses points d’appui, ses points de contact avec la réalité. » Comment mieux dire l’importance de l’érudition dans la création, les rapports subtils de la documentation et de l’imagination ?

 

« Qui veut encore des hommes ? »

L’intrigue du roman est assez minimale : elle se déploie autour de l’histoire d’amour qui se noue au ralenti entre Paula et Jonas, histoire née d’« une vie commune qui incorpore les silences, les absences, n’exige pas de tout voir, de tout savoir de l’autre ». À l’institut de peinture de Bruxelles, ils ont pour amie Kate, qui choisit de peindre un marbre (le portor) pour son travail de fin d’études, alors que Jonas fera un bois (la maille de chêne) et Paula une écaille de tortue. Personne n’est donc là pour faire les hommes. Mais « qui veut encore des hommes ? », murmure Jonas. Et c’est sans doute la question du roman, qui tente de fondre l’intime et l’universel dans une même coulée de mots, les premiers temps de la préhistoire et le futur pour une jeunesse qui doit vivre dans le monde inédit du terrorisme : « Jonas a compris au son de sa voix qu’elle ne savait rien, qu’elle était encore dans un autre monde, et il a pris son élan pour lui annoncer ce qui avait eu lieu le matin même, rue Nicolas-Appert l’attentat contre Charlie Hebdo, les deux terroristes qui ont surgi dans la salle de rédaction du journal, armé de mitraillettes, les douze morts. L’assassinat des dessinateurs. » À cette fin de chapitre répond la fin du chapitre suivant qui évoque un temps « où les hommes ne seraient plus que des mythes, des légendes, des présences dans les récits des créatures qui habiteraient désormais la Terre ».

Des souvenirs d’enfance de Paula à l’avenir improbable de l’humanité, Maylis de Kerangal compose un roman flamboyant et dense, qui se lit avec passion et admiration pour cet art capable de nous faire sentir la vie en nous et autour de nous.