Cinq historiens analysent le lien entre la société française et son armée depuis les Mérovingiens jusqu’à la guerre de 1870.

Nonfiction : Avec Olivier Wieviorka, vous proposez une Histoire militaire de la France en deux volumes que vous inscrivez dans l’héritage du travail collectif réalisé par André Corvisier en 1992. Comment est né ce projet entre vous et les éditions Perrin ?

Hervé Drévillon : L’Histoire militaire de la France dirigée par André Corvisier a tracé la voie d’une histoire militaire décloisonnée et ouverte aux dimensions sociales, politiques ou culturelles. En ouvrant cette voie, André Corvisier et ses collaborateurs ont suscité de nombreuses vocations, qui ont multiplié les travaux et ouvert, à leur tour, de nouvelles perspectives. Toutefois, les auteurs regroupés dans l’Histoire militaire de la France dirigée par André Corvisier étaient parfois les seuls chercheurs à travailler sur leur domaine. Aujourd’hui, ces champs de la recherche sont investis par de nombreux historiens. L’histoire militaire s’est considérablement développée ces dernières années, et il nous semblait nécessaire d’en rendre compte. Parmi les facteurs de ce renouvellement, la prise en compte de diverses traditions historiographiques nationales a entraîné une dynamique considérable. L’Histoire militaire de la France se nourrit désormais des approches historiographiques développées dans d’autres pays. Par exemple, l’histoire militaire du XVIIe siècle est longtemps restée un domaine négligé par les historiens français. C’est un chercheur américain, John Lynn (Giant of the Grand Siècle), qui a lancé l’intérêt pour ce moment essentiel de l’histoire militaire de la France. Il a suscité de nombreux travaux, et l’histoire militaire du règne de Louis XIV est ainsi devenue un champ historiographique particulièrement dynamique, alimenté par une impressionnante quantité de thèses soutenues ces dernières années.

 

Malgré ses succès éditoriaux, l’histoire militaire reste encore mal comprise en France. Quels sont aujourd’hui les grands axes de recherche de ce courant historiographique ?

Parmi les perspectives développées récemment, l’appréhension de la guerre à hauteur d’homme a suscité de nombreuses analyses qui se sont penchées sur le système de motivation des soldats, mais aussi la discipline ou la pression coercitive qui s’exerçaient sur eux. L’étude de la violence de guerre s’est également développée dans le sillage de cette approche. Parmi les approches nouvelles, je retiendrais également celle du genre qui permet de comprendre comment le fait militaire a contribué à construire la masculinité ou ce que la guerre fait aux femmes.

Toutefois, il nous est apparu que la diversification des approches ne devait pas faire oublier la spécificité du fait militaire en le diluant dans une perspective globale. C’est un défaut assez fréquent dans les récentes études sur l’histoire de la guerre que de négliger l’étude des dimensions tactiques, stratégiques ou opératiques. À force de rejeter la traditionnelle histoire bataille on a fini par sous-estimer ce qui fait le fondement de la guerre, c’est-à-dire la logique de l’affrontement armé. Il faut ainsi comprendre comment la guerre et le fait militaire, avec leurs logiques propres, deviennent des faits sociaux, politiques et culturels. Par exemple, il est bien connu que la hiérarchie militaire reproduit les hiérarchies sociales (cf. la sociologie du corps des officiers étudiés, par exemple, pour le XIXe siècle par William Serman), mais sans en être la reproduction totale. L’institution militaire recompose partiellement les hiérarchies et constitue en soi un fait social particulier. Sous l’Ancien régime, par exemple, la hiérarchie militaire interroge le principe même de la noblesse en le confrontant au modèle méritocratique qui organise l’armée. Un lieutenant obéit à son capitaine car celui-ci est son supérieur hiérarchique même s’il est d’une naissance plus modeste. Ce principe triomphe sous la Révolution avec l’élection des officiers qui est instaurée en 1793. L’armée s’affirme ainsi comme un laboratoire de la République, qui se prolonge aujourd’hui à travers la capacité des armées à intégrer des jeunes issus de milieux défavorisés et à leur offrir des chances de promotion. Le fait militaire n’est donc pas la reproduction passive de déterminations sociales, mais un fait social singulier.

 

Vous consacrez de nombreuses pages aux grandes batailles qui ont marqué la France. Quelle bataille pourrait résumer ce long millénaire ?

Il est difficile de désigner une seule bataille pour résumer plus de mille ans d’histoire, mais tachons quand même de relever le défi. La bataille de Valmy, le 20 septembre 1792, me semble résumer le mieux cette longue histoire. Sur le plan tactique cette bataille ne fut pas très impressionnante, car elle se limita à des combats d’intensité et d’ampleur réduites. En revanche, sa portée symbolique fut considérable. La Première République fut proclamée au lendemain de cette victoire. Sa portée symbolique se mesure également sur un plus long terme, car Valmy se trouve sur la route menant à Paris depuis les frontières de l’Est. L’histoire de ce secteur de la Marne est marquée par des affrontements qui ont mobilisé le spectre de l’invasion, depuis la bataille des Champs Catalauniques en 451, jusqu’aux batailles de la Marne en 1914 et 1918. Valmy et plus généralement les plaines et les plateaux champenois sont symboliquement attachés à l’affirmation de la nation dans la guerre. C’est à Valmy, en effet, que retentit le cri de « Vive la Nation », qui ne signifie pas « Vive la France », mais en appelle à la nation souveraine, en tant que corps politique. C’est un slogan politique autant qu’un cri de guerre, qui remplace le « Montjoie Saint-Denis » du Moyen Âge. Or Saint-Denis c’est la nécropole royale, le sanctuaire de la monarchie.

Pendant le Moyen Âge et l’Ancien Régime, la nation s’est incarnée dans le roi. Mais au cours de l’Ancien Régime, et plus particulièrement à partir du règne de Louis XIV, l’idée s’est imposée que la nation, c’était aussi les sujets du roi payant l’impôt pour financer les armées et ceux qui s’engageaient dans les armées de terre et de mer. C’est sous Louis XIV qu’est né le principe d’un service militaire obligatoire pour les gens de mer (le système des classes), puis la milice royale créant une obligation de servir dans l’armée pour les jeunes célibataires qui n’appartenaient pas aux classes privilégiées et qui étaient tirés au sort pour être enrôlés. Au fil du XVIIIe siècle, le sacrifice des soldats et la pression fiscale justifiée par les nécessités de la guerre ont favorisé l’émergence de la nation comme corps politique. La notion de soldat-citoyen apparaît avant la Révolution française (par exemple sous la plume de Joseph Servan en 1780) et a même contribué à son déclenchement. Notre histoire militaire de la France est ainsi une façon d’interroger le fait national, non comme une identité éternelle et immuable, mais comme un processus militaire et, bien sûr, politique.

 

Une large partie du livre est consacrée aux années 1789-1815, quel est l’impact de cette période de transformations sociales et politiques sur l’armée française et ceux qui la composent ?

La Révolution française fut aussi une révolution militaire. Le nouvel ordre politique et l’urgence de la guerre permit à la logique militaire de s’épanouir alors que les structures sociales et mentales de l’Ancien Régime avaient freiné l’aspiration à la réforme. Les tentatives de réformes militaires ont été nombreuses notamment à la suite de la guerre de Sept Ans qui fut un désastre. Mais la plupart de ces réformes furent avortées voire suscitèrent des mouvements de réaction, qui en infléchirent les intentions et le cours. En faisant table rase des principes sociaux et politiques qui avaient bloqué les réformes, la Révolution française en permit l’épanouissement. Par exemple, la reconnaissance des droits et de la dignité des soldats était restée bloquée sous l’Ancien Régime, qui les reléguait dans un statut de sujets de seconde zone privés de droits élémentaires, et même de la possibilité de se marier sans l’accord (rare) de leur capitaine. Avec l’adoption en 1790 de lois sur la promotion des officiers, puis, en 1791, la création d’un code pénal militaire qui fit du soldat un sujet de droit, le statut militaire acquit une forme nouvelle de reconnaissance sociale. Plus encore, l’armée s’affirma comme un laboratoire de la République érigeant le soldat en citoyen modèle : par exemple en 1795, la constitution de l’an III qui instaurait un régime censitaire accordait la pleine citoyenneté aux soldats ayant effectué une campagne.

Autre fait majeur, la démocratisation des valeurs et de la gloire militaire provoquèrent une profonde acculturation de la société au fait guerrier. À la Convention, Barère parlait de « révolutionner la gloire » et d’en faire un véritable modèle social et politique destiné à l’élévation du peuple, là où, sous l’Ancien Régime, le soldat était assimilé, selon l’expression de Voltaire, à la « lie des nations ».

Sous l’Empire, la révolution de la gloire subit une certaine inflexion. L’armée resta globalement gouvernée par des principes méritocratiques, mais les hiérarchies sociales y firent un retour plus marqué. La quasi-permanence de l’état de guerre maintint les conscrits au service et ceux-ci devinrent de véritables professionnels. La perception du fait militaire dans la société évolua et provoqua un certain cloisonnement entre la sphère civile et le monde militaire. C’est notamment sous l’Empire que s’introduisit dans l’argot militaire l’usage du mot « péquin » pour désigner un civil. Le fait militaire acquit alors une autre signification politique et sociale.

 

Les réformes de l’armée se mènent sur plusieurs décennies, le lecteur sera ainsi surpris de lire que les armées de la Révolution combattent selon des réformes entamées sous Louis XV ou que le régime de Louis XVIII reprit une loi du Directoire pour le recrutement. Comment expliquez-vous cette continuité ?

Cette continuité vient de la capacité de la raison militaire à s’imposer à la raison d’Etat. La guerre c’est l’épreuve du feu, qui met l’Etat et la société au défi. C’est pourquoi, contrairement à ce qu’affirme Clausewitz, la guerre n’est pas seulement la continuation de la politique. Elle a une capacité à transformer la politique. Dans certains moments de l’histoire de France on peut même dire que la politique a été la continuation de la guerre par d’autres moyens.

 

L’échec de l’armée française en 1870 témoigne-t-il de l’infériorité du modèle français pensé depuis 1798 face à l’armée prussienne ?

La conscription mise en place en 1818 par la loi Gouvion – Saint-Cyr est très restrictive. Elle prévoit de ne faire appel au service militaire obligatoire que si le nombre de volontaires est insuffisant. Le volontariat est donc la modalité principale du recrutement, tandis que dans le modèle prussien la base du système de conscription est beaucoup plus large. L’armée allemande est donc plus nombreuse et plus représentative de la société.

Mais la défaite de 1870 s’explique aussi par des raisons qui tiennent aux évolutions du système stratégique. Pendant les années 1850 et 1860 la France a mené plusieurs opérations lointaines qui ont fait perdre de vue l’objectif de la défense du territoire. Or c’est dans l’organisation du territoire que s’était déployée une très riche pensée militaire dans le courant des années 1830 et 1840. Il ne faut pas oublier que pour les Français du premier XIXe siècle, l’épisode le plus important des guerres napoléoniennes ne fut ni Austerlitz, ni Waterloo, mais la bataille de Paris en 1814, qui marqua la défaite finale et, surtout, l’occupation par les troupes ennemies. La France ne s’était jamais trouvée dans cette position et ce traumatisme guida la réflexion militaire. Par exemple, le général Pelet, directeur du Dépôt de la guerre (ancêtre du Service Historique de la Défense) conçoit une refonte du système militaire français en tenant compte des deux innovations majeures constituées par le télégraphe électrique et par le chemin de fer. Ces nouveaux facteurs technologiques exigent une réorganisation défensive du territoire conçue, selon son expression, comme une « échiquier stratégique ». La richesse d’une telle pensée a été ensuite occultée par les campagnes lointaines (Crimée, Italie, Mexique….) qui ont fait de perdre de vue l’horizon de la défense du territoire et de la nécessité de développer un système de défense intégral mobilisant toutes les composantes démographiques, technologiques, politiques et économiques de la guerre. La campagne d’Italie en 1859, avec les batailles de Magenta et Solferino, a entretenu la dangereuse illusion qu’on peut gagner la guerre en remportant des batailles avec du courage et un peu de chance. C’est en perdant de vue la dimension systémique d’une politique de défense ancrée dans le territoire, que la France perdit la guerre de 1870.