"Un voyage dans les connaissances en train de se transformer" Un entretien avec Edgar Morin, réalisé par Daniel Bougnoux et Bastien Engelbach.

* Cet entretien est en quatre parties (cf. bas de la page pour le renvoi vers les autres parties).



Nonfiction.fr : Vous avez une position singulière dans le paysage intellectuel français. Vous êtes philosophe, vous vous intéressez de près aux sciences, vous avez écrit sur de nombreux sujets, vous êtes aussi sociologue. Vous définissez-vous comme philosophe ? Comment vous inscrivez-vous dans l’histoire de la philosophie ? Votre œuvre a ceci de singulier, par rapport à beaucoup d’autres philosophes du XXe siècle, qu’elle n’est pas tant une réflexion à partir de l’histoire de la philosophie qu’une méditation sur la connaissance.

Edgar Morin : Je ne me définis pas, les autres me définissent. Pendant longtemps, on me disait sociologue pour la raison que j’étais institutionnellement dans la section de sociologie du CNRS. Bien sûr tout ce que j’ai fait comporte une composante sociologique, à part quelques ouvrages comme Commune en France ou La rumeur d’Orléans qui ont une autre dimension, plus historique.

Il y a toujours une dimension réflexive dans mes travaux et à ce moment-là, si on définit l’attitude philosophique par la recherche d’une réflexion, d’un deuxième degré, d’un méta-niveau, alors cette étiquette me convient. Mais je sais très bien que je ne m’inscris pas dans la condition des philosophes contemporains : si la tendance contemporaine est une tendance éminemment réflexive elle ne fait que se réfléchir elle-même. Moi, dans le fond, j’ai une réflexion plus naïve, en revenant peut-être au principe de l’étonnement philosophique aristotélicien : je pars de l’étonnement généralisé devant tout. Je travaille sur une culture beaucoup plus multiple. Il y a un travail de réflexion sur les sciences, où je ne sais rien de spécifiquement original. On n’est pas trop nombreux en France ; il y a des gens comme Michel Serres ou Dominique Lecourt, très différents de moi par certains aspects. Mais là encore, c’est un des aspects. Je réfléchis aussi sur la vie, donc on peut dire que je me réfère à Husserl qui demandait de se référer au Lebenswelt, au monde de la vie –  mais lui entendait la vie vécue, alors que je n’entends pas seulement la vie vécue, mais aussi la vie comme réalité biologique qui fait partie de nous.

Héraclite et Pascal ou la pensée des contradictions

Si je donne des points de repères, le point de repère fondamental est Héraclite. Je me suis toujours senti en résonance avec ses propositions contradictoires et sa façon de lier deux termes antinomiques : « Vivre de mort », « Brûlure de vie », etc. C’est le penseur pour qui la contradiction est au fondement de l’appréhension, de la compréhension même du monde ; celui dont je me sens le plus proche. Je dirai aussi, en faisant un bond historique, Pascal, parce que non seulement la réflexion de Pascal, et pas seulement sur l’homme, est traversée par les contradictions, mais aussi parce que lui-même est animé par une sorte de pulsion intellectuelle antagoniste, la foi et le doute. Il fait de l’être humain un "monstre" comme il dit, c’est-à-dire un tissu de contradictions. Cette tension constante entre la foi et le doute, entre la raison et la religion fait qu’il les ressent de manière à la fois antagoniste et complémentaire. Il manifeste, du côté de la raison, un esprit extrêmement rationnel dans ses travaux scientifiques, et du côté de la religion, son adhésion au catholicisme.

Je dirais qu’il y aussi chez moi quelque chose d’indéracinable et le doute. Je suis quelqu’un à la recherche de foi, mais ayant foi non pas en une révélation, mais peut-être dans la fraternité – tout en sachant que cette foi en la fraternité ne signifie pas qu’elle va se réaliser sur terre, je doute même qu’elle puisse se réaliser sur terre. Le lien foi-doute est essentiel, foi et doute sont liés. Je crois être tout à fait rationnel et suis animé par un doute non pas ravageur, mais fondamental, tout en ayant une forme de foi, une aspiration indéracinable.

Je prends la religion dans son sens de "ce qui relie". Comme La Méthode est liée à une tentative de relier les connaissances et que l’éthique pour moi est fondée sur la reliance, disons que je suis d’un aspect religieux non institutionnel. Ce qui m’avait beaucoup frappé chez Pascal, c’est que conscient que sa foi ne peut pas avoir une preuve rationnelle, empirique, il a lancé l’idée de pari, une idée extraordinaire, en rupture avec une tradition séculaire qui essaie de réconcilier religion et raison. Il montre qu’une telle réconciliation n’est pas possible, mais il se sert de la raison pour montrer les limites de la raison. Ici, il peut peut-être s’inscrire dans la lignée de Paul, mais il est en grande rupture avec une plus forte tradition de l’Église. Il utilise des moyens rationnels pour montrer les limites de la raison et affirmer la foi en même temps. Il affirme qu’il y a un ordre qui dépasse la raison, l’ordre du cœur, que la raison ne connaît pas, sans renier la raison pour autant. C’est cette parenté de fond avec Pascal que moi-même je ressens.

Kant, Hegel, Marx : de la réflexivité à la multiplication des points de vue en passant par la dialectique

Je suis venu à Kant assez tard, mais je l’ai retrouvé dans tout ce que j’ai voulu faire sur la réflexivité de la connaissance, sur la "connaissance de la connaissance", avec bien entendu cette idée kantienne, concrétisée par la neuro-science moderne, qu’effectivement nous ne connaissons pas la réalité directement : notre connaissance de la réalité est toujours une traduction et une reconstruction. Kant défendait cette thèse à sa façon, avec les catégories et les données a priori de la sensibilité, mais on peut le faire autrement. Il y a bien d’autres choses dans Kant, notamment son universalisme dont je me sens très proche, mais je dirais que c’est surtout le Kant de la connaissance qui m’intéresse.

Hegel a joué un rôle important, capital. La dialectique de Hegel m’a frappé. J’avais 22 ans lors de ma découverte de ce penseur qui, renouant avec Héraclite, affronte les contradictions, dit que la vie doit affronter la mort, avec cette idée que les contradictions peuvent être dépassées par une synthèse – chose que je ne retiens plus guère aujourd’hui encore que je crois qu'il y a des cas où les synthèses peuvent dépasser les contradictions. Il y a cette idée importante aussi de négation, un mouvement, un élan historico-cosmique : La phénoménologie de l’esprit c’est l’histoire du monde vue comme si c’était l’histoire de l’esprit. Son style, ses formules, sa poésie, incontestablement, m'emplissaient d'enthousiasme.

J’ai également été animé, sans bien connaître, par les œuvres de Marx et d’Engels. Quand je suis devenu étudiant, que je m’inscrivais à la Sorbonne, je pensais qu’il fallait connaître l’économie – alors je me suis inscrit en droit puisque les sciences économiques étaient enseignées en droit à l’époque –, qu’il fallait connaître l’histoire – donc je me suis inscrit en histoire –, la philosophie –  donc je me suis inscrit en philosophie, laquelle comportait en son sein à l’époque la sociologie –, je me suis inscrit également en science politique. Je pensais que la connaissance pertinente des phénomènes humains ou sociaux, historiques, psychologiques, etc. nécessitait une culture où on pouvait considérer toutes les connaissances, et bien entendu le lien entre la connaissance et l’action. C’est cet esprit là qui a permis de faire des études historiques très pertinentes comme Le Dix-huit Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte de Marx. Il y a là une acuité de pensée qui reste très forte si l’on enlève certaines qui ne tiennent pas  –  peut-être en raison de l’insuffisance des bases en certains points.

Par contre, je dirais que tout le chemin vers la complexité, vers la conception ou la formulation de la complexité ne vient pas de philosophes. Certes, je peux dire que c’est parce que je me suis voulu une formation éclectique et multiple et dans laquelle j’ai omis de vous dire l’importance de la formation en littérature. Dès l’âge de 13-14 ans j’ai dévoré Balzac, j’ai dévoré Tolstoï, j’ai dévoré la littérature et pas seulement les romans, sans compter le cinéma qui a joué un rôle important dans ma prise de conscience. Cette culture m’a nourri et me semble aujourd’hui de plus en plus importante. Quelques uns des constituants les plus importants de ce que je suis, de ce que je crois, ont aussi été déclenchés par des films que j’ai vu quand j’avais 13-15 ans, que ce soient des films soviétiques comme Le chemin de la vie, que ce soit L’opéra de quat’sous de Pabst, et d’autres. Des choses auxquelles je crois viennent de la littérature : je parlais du scepticisme, mais avant de lire Montaigne, j’ai lu toutes les œuvres d’Anatole France et été marqué par ce que l’on appelait son "scepticisme souriant".

Montaigne : la mémoire des persécutions et l’esprit universaliste

Puisque je parle de Montaigne, c’est, je dirais, quelque chose de plus profond. C’est une filiation, une filiation que je sens d’autant plus que Montaigne était d’ascendance marrane. Sa famille maternelle est une famille judéo-espagnole d’origine, convertie et dont il semble qu’un ou deux descendants aient été brûlés dans les bûchers de l’Inquisition. On ne sait rien, en ce sens, de la famille paternelle, mais il est intéressant de noter qu’il a organisé la cérémonie de naturalisation française du recteur du collège de Guyenne –le premier lieu où on a enseigné l’esprit critique et le scepticisme en France – qui était un marrane, un Portugais venu en France, après que celui-ci avait demandée à François Ier à être naturalisé français. Ce ne sont que des éléments de convergence. Il y a aussi la lettre étonnante que Montaigne a écrite à son père pour raconter la mort de La Boétie, lettre très détaillée où il explique qu’après avoir reçu l’extrême onction, La Boétie dit : "je meurs dans cette foi que Moïse a planté en Égypte, de là s’est transportée en Judée, que nos pères ont conduite en France", chose étonnante puisque La Boétie était un protestant. Est-ce qu’il voulait dire que lui-même avait des racines marranes ?

Quand on pense par exemple que Bartolomé de Las Casas, ce prêtre espagnol qui avait tout fait pour que l’on reconnaisse une âme humaine aux Indiens était lui-même d’origine marrane, on peut penser qu’il est logique que quelqu’un qui a le souvenir de la persécution subie par ses ancêtres va être sensibles aux persécutions vécues par d’autres, ce qui a été du reste un sentiment vécu pendant plusieurs siècles par des intellectuels juifs et qui aujourd’hui a disparu depuis l’existence d’Israël. Ainsi Montaigne, dans "Les cannibales" – d’ailleurs il s’intéressait beaucoup aux Indiens d’Amérique – explique que l’on s’offusque de ce que ceux-ci mangent les morts et qu’on les traite pour cela de barbare, alors qu’ils ne leurs font pas de mal – ils sont morts – tandis que nous nous torturons, nous spolions, nous détruisons, etc. Il y a chez lui un esprit universaliste, cette ouverture extraordinaire. Là-dessus je me dis héritier de Montaigne. Et aussi de Spinoza, du Spinoza qui a éliminé le Dieu extérieur au monde et créateur de celui-ci pour penser le Dieu de l’immanence, le fondateur de la modernité philosophique, et aussi le philosophe d’une réflexion politique intrépide au nom de la liberté de conscience et de la liberté d’opinion.

L’âge des coups de foudre

Après, passé l’âge des coups de foudre qui vous font découvrir ce que vous attendiez, ce dont vous aviez besoin, où on peut être modifié par quelque chose –  Crimes et châtiments de Dostoïevski ou Résurrection de Tolstoï m’ont modifié –, on trouve des choses importantes. Dans Bergson, dans L’évolution créatrice j’ai trouvé beaucoup de choses, dans Heidegger aussi, mais ce ne sont plus des fondateurs, ce sont des nourritures actuelles. Peut-être qu’un jour je serai révolutionné par quelque pensée, mais je n’ai plus guère le temps.

Voilà un peu ce que je peux dire. Alors philosophe, pas philosophe, ces questions pour moi relèvent de l’étiquetage. Je suis très content qu’on ne m’enferme pas dans la catégorie philosophe. Certains mettent "philosophe, sociologue", d’autres mettent "sociologue [ou philosophe], écrivain". Ils ont besoin de ça, de l’étiquette, de classer, de savoir. Les monstres hybrides, qui n’ont pas de nom, peuvent  peut-être, en un sens noble, être quand même désigné comme étant des philosophes. Mais ce n’est pas à moi de le dire, c’est aux autres.

 

Nonfiction.fr : Comment une pensée peut-elle s’y prendre pour susciter à la fois l’enthousiasme de la connaissance, le courage d’apprendre, le courage de changer son esprit. Je pense que chez vous le ressort de votre élan philosophique est dans le fait que vous vous inscriviez dans la tradition des philosophes à la première personne : Montaigne, Pascal, le Descartes du Discours de la méthode ; ces philosophes qui ont été enracinés dans leur histoire et dans certains événements.

Vous êtes un philosophe dont la réflexion doit beaucoup à l’événement et je pense que vous avez construit votre pensée autour d’événements traumatiques fondateurs : votre premier livre portait sur la mort et l’intériorisation de la mort est évidemment le ressort de toute vie énergique ; l’amour ; la question de l’appartenance au parti communiste, dans Autocritique, qui est un traumatisme très fort, où je pense que vous avez ressenti quelque chose de fondamental sur le lien social, sur la croyance communautaire, sur la fraternité qui peut se renverser en clôture barbare. Même vos pages les plus théoriques témoignent d’une histoire personnelle.

Il y a là une ressource très forte à faire entendre à ceux qui voudraient que la philosophie reste le commentaire d’un commentaire ou une spécialité parmi d’autres savoirs. Un philosophe n’est peut-être pas dans une catégorie académique et est chargé de transmettre le désir de la connaissance. "Méthode" veut dire chemin et au cœur de cette méthode il y a le chemin personnel.


Edgar Morin : Je pense qu’il est absolument vrai de dire qu’il y a une implication mutuelle entre ma vie et ma pensée et du reste c’est parce que je l’ai toujours senti que j’ai voulu faire des écrits avec l’importance du "je". Il y a aussi une chose du point de vue philosophique, du point de vue de la façon de penser, je me vois comme une abeille butinant toutes les fleurs, je fais du miel toutes fleurs – les citations et les références de La Méthode viennent de partout.

Les origines de la notion de complexité

J’ai oublié de mentionner tout à l’heure des gens comme von Foerster, von Neumann – von Neumann qui ne m’intéresse pas seulement pour la théorie des jeux mais surtout pour la différence entre machine vivante et machine artificielle –  qui ont été fondamentalement féconds pour moi au moment d’écrire La Méthode. Ces penseurs ont été à la fois des mathématiciens, des ingénieurs et des penseurs et n’ont jamais été reconnus, n’ont jamais eu le statut de penseur et du reste ont été ignorés aussi bien par les sciences physiques que par les sciences humaines ou que par la philosophie. Ils ont fondé les idées de l’auto-organisation. C’est important que je me réfère à ce type d’auteurs.

Ashby est le premier qui m’a fait rencontrer la notion de complexité. Selon lui, la complexité c’est le degré de variété d’un système. Un système est composé d’éléments divers, comme un système vivant est composé de molécules diverses ou de cellules diverses, et c’est le degré de variété qui pour lui le constitue : c’est l’union de l’unité et de la diversité, du multiple et de l’un. Pour moi c’est une idée clef de complexité. Grâce au fait que j’ai été marqué par Héraclite, Hegel, j’étais capable de comprendre ça, alors que ceux qui sont marqués par la pensée disjonctive, ou bien mettent l’accent sur l’unité et la diversité est alors une chose tout à fait secondaire, ou bien mettent l’accent sur la diversité et finalement occultent l’unité. J’étais mûr pour accepter l’idée de récursivité que von Foerster est le premier à énoncer en dehors de son champ mathématique et pour considérer qu’est récursif un processus où les effets et les produits sont nécessaires à leur cause et à leur production, ce qui constitue une offense à la logique classique.

Au noyau de ma façon de penser, se trouve la dialogique – ce que j’ai appelé la dialogique pour la différencier de la dialectique hégélienne, pour la montrer plus proche de la pensée héraclitéenne. Il est sûr que dialogique et récursivité sont quasi les deux mamelles de mon travail. L’idée hologrammatique est également importante : non seulement une partie est dans un tout mais aussi le tout se trouve à l’intérieur de la partie, comme par exemple la totalité du patrimoine génétique se trouve dans chaque cellule, y compris de notre peau, ou encore la société en tant que tout est présente par l’éducation, la culture, le langage dans l’esprit de chacun. Cette idée là aussi, qui est contradictoire, m’a semblé tout à fait évidente. Même cette formule, dont on a dit qu’elle était dérisoire, "tout est dans tout et réciproquement", est vraie.


Cet entretien est en quatre parties :