En peu de pages, Hichem Ghorbel explique finement les traits majeurs de la pensée matérialiste de Diderot et offre ainsi une ressource précieuse au curieux et aux pédagogues.

Le travail pédagogique entrepris par Hichem Ghorbel n’est pas destiné aux spécialistes de Diderot, mais à ceux qui souhaitent être soutenus dans leur lecture du philosophe matérialiste du XVIIIe siècle. Non que les textes de Denis Diderot (1713-1784) soient difficiles à lire, mais cet opuscule permet d’articuler plusieurs ouvrages du philosophe, et de tisser de liens entre eux grâce aux lectures les plus spécialisées les concernant.

S’il ne cherche pas à réhabiliter Diderot, dont la pensée n’est pas plus mise en question ces derniers temps que d’habitude, le propos de l’auteur – maître de conférences à la faculté des Lettres et des Sciences humaines de Sfax – doit servir de tremplin vers la lecture des œuvres du directeur de l’Encyclopédie. Il n’en souligne pas moins que plusieurs réhabilitations du philosophe ont été nécessaires avant qu’on ne puisse l’aborder sereinement. Des réhabilitations qui ont porté aussi bien sur sa cosmologie, son esthétique ou sur sa dramaturgie du côté des Allemands, avant que les marxistes soviétiques ne tentent d’en absorber les traits saillants dans le matérialisme dialectique, et que l’intelligentsia française n’y revienne par d’autres biais. Quant à la critique anglo-saxonne, elle a notamment valorisé le conteur et son écriture révolutionnaire.

Hichem Ghorbel se sert habilement, de surcroît, des derniers travaux synthétiques portant sur la philosophie de Diderot, ceux de Paul Vernière, de Colas Duflo et de Laurent Versini. Il se place d’ailleurs dans la lignée de Duflo, mais en restreignant son étude à l’examen de la Lettre sur les aveugles, les Pensées sur l’interprétation de la nature et le Rêve de d’Alembert.

 

Une vie de publications

Hichem Ghorbel ne s’attarde pas à présenter Diderot et son cursus. Rappelons tout de même que, né en 1713, à Langres, il y fait ses études et perd simultanément la foi, attisée habituellement dans les collèges de l’époque. Il épouse Antoinette Champion, en 1743. Une fille, Angélique, naît en 1753.

On peut distinguer plusieurs périodes intellectuelles dans ses écrits. Le point de départ est encore largement cartésien, avant que Diderot ne devienne Lockien, donc empiriste. En 1745, il publie l’Essai sur le mérite et la vertu, qui en réalité se présente plutôt comme une traduction d’un ouvrage de Shaftesbury. Et en 1746 viennent les Pensées philosophiques, vivement opposées au christianisme. Mais c’est surtout vers 1747 que la réorientation devient flagrante. Diderot a compris que la matière est mouvement. Et, simultanément, sans doute pour ces raisons mêmes, la lutte contre les préjugés et les superstitions s’accélère. En 1749, Diderot publie la Lettre sur les Aveugles, puis en 1753, les Pensées sur l’interprétation de la nature.

 

Une trilogie fructueuse

Les trois œuvres que ce travail d’exposition théorique articule sont liées entre elles par le déploiement de la perspective du sensible, dans un ordre matérialiste. Si l’on admet que la matière est sensible, alors cette conception devient centrale dans le traitement des problèmes philosophiques : elle permet d’aboutir à donner une signification moniste et matérialiste aux objets centraux de la connaissance que sont l’homme et la nature.

Ces œuvres tracent un cheminement du savoir qui va de l’origine de la connaissance à une démarche ordonnée, et de celle-ci à ses aboutissements les plus ultimes. Insistons sur le propos qui contribue à détailler la logique de la Lettre sur les aveugles. Cette lettre, montre l’auteur, occupe une place éminente dans l’œuvre pour trois raisons essentielles : le statut qu’elle confère aux aveugles, le rôle qu’elle attribue au sens du toucher et aux fonctions confiées à la cécité, et son impact sur l’orientation de la pensée de Diderot.

La centralité du cas des aveugles chez Diderot réside dans le fait que, pour lui, la cécité n’est pas simple privation sensorielle, qui déshumaniserait ceux qui en sont atteints. Diderot veut ainsi changer le statut épistémologique de l’aveugle. Ce n’est pas un être infirme et monstrueux, mais un être susceptible de surmonter sa déficience visuelle grâce à la mise en œuvre de sa sensibilité tactile, qui lui permet, alors, d’égaler, voire de surpasser en idées et en réflexions tous ceux qui sont conçus comme des sages clairvoyants parce qu’ils ne sont pas handicapés. Diderot retire donc les aveugles du registre diabolique (version religieuse) et de l’animalité (version La Mettrie), dans lesquels on les classe à l’époque. Il voit en eux des complexités organisationnelles capables de produire de la créativité.

L’aveugle n’est pas non plus à plaindre. Au contraire, il échappe, par son handicap mesuré à l’aune du voyant, à de nombreux défauts des voyants. Non seulement il est digne de respect, mais il passe pour un modèle avec lequel explorer les ténèbres du monde intérieur. Grâce à l’aveugle, Diderot touche du doigt la réalité de l’esprit humain. L’aveugle du Puiseaux est vite classé au rang des élites intellectuelles. Nouvelle figure de l’aveugle, donc, et traité consacré à la connaissance. Ainsi va la Lettre !

 

La ruine du primat de la vue

L’une des conséquences de cette relecture de la cécité est que l’accès à la connaissance n’est pas conditionné par le sens auquel la tradition reconnaît ce privilège : la vue. Contre toute la tradition qui va de Parménide à Descartes, et qui professe la suprématie de la vue sur les autres sens, Diderot met en péril cet enseignement pour accorder la supériorité à la sensibilité tactile (on peut y voir aussi la source des autres réflexions, sur la sexualité notamment).

Une bonne partie de ces propos converge finalement vers le rejet des principes de la religion chrétienne. Ce n’est pas pour rien que cette Lettre coûta à Diderot trois mois de prison. Mais ce n’est pas tout. Ils convergent aussi vers la remise en question de la notion de beauté ancrée dans le sens de la vue. Diderot en profite pour faire entrer en scène la notion de variation, qu’elle concerne les espères ou les cultures. Il y aurait donc une histoire culturelle du beau ? Il est certain d’ailleurs que la relativité, qui se rapporte au sujet qui appréhende les objets, se rapporte également aux objets qui la représentent.

Ainsi va le propos, qui monte en puissance pour s’épanouir dans la question de l’ordre du monde ainsi que dans celle des rapports de la pensée et de la matière.

 

Le monde, la nature

La critique de la pensée de l’époque à laquelle se livre Diderot se prolonge dans les Pensées sur l’interprétation de la nature (1753), ces pensées qui sont à mettre en parallèle avec le De natura rerum du Romain Lucrèce, à tout le moins : la nature n’est pas Dieu, et n’a rien à voir avec Dieu.

Mais Diderot déploie une double critique à ce propos : la critique de la création et la critique de la causalité mécanique. De telle sorte qu’il puisse faire toute sa place à un matérialisme de la vie. On en connaît l’exposition célèbre à partir du phrasé subtil : « Voyez-vous cet œuf ? C’est avec cela qu’on renverse toutes les écoles de théologie, et tous les temples de la terre »   .

Ainsi va l’effondrement du déisme et la substitution à lui d’une image unitaire du réel, mais sans unité imposée de l’extérieur. Ce matérialisme vitaliste se sépare de Newton, moins pour la référence à son travail général de physicien (ou de « philosophe », disait-on à l’époque) que pour son ambiguïté à l’égard de la question divine. Certes, la loi de gravitation universelle tient ensemble les êtres de l’univers en un composé unique. Mais cette totalité mécanique (univers machine, ordonné, équilibre, ressorts et poids) paraît encore être un ouvrage de quelqu’un, précise Newton, comme une partie de ses collègues déistes.

Mieux vaut concevoir, affirme cette fois Diderot, que la matière existe de toute éternité et que le mouvement lui est essentiel, engageant une somme infinie de combinaisons possibles. Que l’on parle ou non d’un matérialisme biologique, à cet égard, le problème reste entier. Diderot, de toute manière, a bien forgé une autre conception du matérialisme. Quoi qu’il en soit, une attraction aveugle répandue dans toutes les parties de la matière ne suffit pas à expliquer comment ces parties s’arrangent pour former les corps dont l’organisation est manifeste. Il faut avoir recours à quelque principe « d’intelligence », mais qui n’a de signification qu’à partir d’un déploiement interne, immanent. La matière est une et sensible, elle est vie et transformation.

 

Le passage à l’anthropologie

Le dernier trait majeur de cet ouvrage est qu’il prolonger ces conceptions dans une anthropologie. Ce que Diderot, à son heure, fait remarquablement bien, mais avec des visées plus complètes que beaucoup d’autres à l’époque. Puisque tout l’édifice métaphysique est par terre, c’est aussi la théorie de l’humain qu’il convient de reconstruire à nouveau frais.

A cette théorie contribue la fameuse image de l’être humain analogue à un clavecin sensible. Une fois établi ce fait, une fois par conséquent le risque du dualisme écarté, et l’unité des êtres reconduite à la matière vivante, il reste à savoir comment la communication (au sens des Lumières) est possible entre les clavecins, et comment l’institution de la langue rend possible le développement des sociétés. L’humain n’est pas un automate. La parole est son propre. Elle le distingue des animaux. Elle lui permet de composer des discours afin qu’il fasse entendre ses pensées. L’interprétation que Diderot entreprend de la genèse de la langue est foncièrement physique : ce sont la joie, la douleur, la faim, la soif, la colique, l’effroi, l’admiration, donc les passions et les besoins du corps, qui deviennent les conditions d’élaboration des interjections, puis de la langue primitive.

Le rêve de d’Alembert, après les démonstrations engagées dans le dialogue, complète le propos. Nous ne le reprenons pas en entier. L’ouvrage y suffit. Il devrait donner à tous les lecteurs le goût de lire ou de relire les œuvres de Denis Diderot.