Des expressions qui fleurent bon 1847 et le "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !", mais aussi de (bonnes) idées à méditer.
Salariés, si vous saviez… se structure autour de dix "idées reçues" que G.Filoche s’attache à démonter les unes après les autres, et qui vont du classique "les charges sociales sont trop lourdes en France" aux idées, dans l’air du temps, du type "la sécurité sociale professionnelle est la solution". Chacune est analysée à la lumière de chiffres et d’arguments contredisant leur véracité, puis est proposée une solution alternative à celle qui a actuellement la faveur de la plupart des pays occidentaux, et notamment du gouvernement français, nominativement attaqué dans presque tous les chapitres. Reste à savoir si ses propositions sont autant de solutions miracles, ainsi qu’il voudrait bien nous le faire croire… ?La thèse du salariat uni
Derrière cet apparent catalogue d’idées différentes successivement passées en revue, une thèse centrale sert de clé de voûte à l’ouvrage. Sa nouveauté est toute relative, puisque l’auteur ne cache pas les glorieux ancêtres dont il se revendique. Pour lui, l’idée à combattre prioritairement – elle occupe d’ailleurs les deux premiers chapitres – est celle de la soi-disante disparition progressive du salariat au profit du "sublime", ce travailleur autonome et entreprenant, ou celle, également en vogue, de sa dualisation entre les stables et les précaires (on reconnaît ici la fameuse thèse des insiders / outsiders de Lindbeck et Snower qui a connu un grand succès auprès des économistes). Non, nous dit G.Filoche, le salariat ne s’est pas atomisé ces dernières années, bien au contraire. Le fait qu’il soit aujourd'hui l’écrasante majorité de la population active occupée (91%) suffit à en faire la force de premier plan dans la lutte des classes qui l’oppose historiquement et structurellement aux 5% de capitalistes qui possèdent et contrôlent les moyens de production. "Le salariat est et reste la force sociale majoritaire et la classe qui produit l’essentiel des richesses sans en recevoir la part qu’elle mérite" . Cependant, le problème est que cette unité, qui devrait souder les salariés autour d’objectifs communs, n’est qu’imparfaitement perçue par les principaux intéressés, qui, à défaut de devenir une classe pour soi, ne demeurent qu’une classe en soi.
Les sous-catégories apparentes de salariés divisent la classe dominée et entretiennent les corporatismes : cadres, fonctionnaires, petits patrons, employés sont autant de catégories qu’on oppose aux ouvriers traditionnels, en voie de disparition progressive du fait des mutations structurelles des activités productives. G.Filoche cherche alors à démontrer qu’en réalité, tous ces salariés sont "de droit commun" : ils sont tous soumis aux mêmes pressions imposées par la classe antagoniste, et auraient intérêt à en prendre conscience pour lutter unis, plutôt que de se considérer les uns les autres comme les nantis du système.
La précarisation et ses méfaits
Pour l’auteur, la meilleure preuve de ce qu’il avance est que le gouvernement semble l’avoir bien compris, et applique en conséquence le dogme du "Diviser pour mieux régner". En effet, monter les salariés les uns contre les autres lui permet de réformer en toute impunité le droit du travail, ce qui favorise les fléaux aujourd'hui bien connus de la précarité : CDD, temps partiel subi, inégalités salariales croissantes, chantage au chômage, travailleurs pauvres, etc., autant de signes du recul du progrès social chèrement acquis par le passé (à ce sujet, l’auteur propose dans le dernier chapitre sa vision de l’histoire du capitalisme, qui nous semble sujette à discussion).
Pour G.Filoche, la "conversion idéologique au néolibéralisme régnant outre Atlantique" fait chaque jour de nouvelles victimes, notamment parmi les populations les plus fragiles que sont les jeunes, les femmes, les immigrés ou les moins qualifiés. L’auteur défend à ce sujet une thèse assez étonnante : plutôt que d’accuser, comme on en a aujourd'hui coutume, la mondialisation, il affirme que c’est le progrès technique qui est à l’origine de la pression accrue qui pèse sur les salariés. Or le consensus qui se dégage actuellement autour des effets des innovations technologiques va plutôt dans le sens d’une accélération de la croissance économique et donc potentiellement d’un gâteau plus gros à partager entre salariés et capitalistes, à l’origine notamment des acquis sociaux et salariaux des Trente glorieuses. Le vecteur traditionnel de la redistribution des richesses est donc montré du doigt au détour d’une page, sans vraiment convaincre.
Autre passage trop rapide, celui sur la flexibilité accrue de la main d'oeuvre : certes les salariés peuvent subir les nouvelles formes d’organisation du travail, mais, comme le souligne justement G.Filoche, les entreprises ont besoin de salariés stables, qui peuvent aussi bénéficier de ces évolutions, notamment en termes de qualifications transférables sur le marché du travail. Il y a là un gain mutuel potentiel qui échappe au partisan d’une lutte des classes "aveugle". Dogmatisme rime souvent avec manichéisme…
Les propositions de réforme
Face aux difficultés majeures que doit affronter le salariat en ces temps de disette sociale, G.Filoche a le mérite de ne pas se limiter au seul exercice de la flagellation : il essaie en effet de proposer des solutions alternatives à celles qui sont aujourd'hui mises en œuvre par les responsables de la situation eux-mêmes. Inspecteur du travail, l’auteur nous alerte sur le recul que semble actuellement subir le droit du travail, source des principaux progrès sociaux du XXe siècle, en dénonçant notamment la réécriture du code du travail qui eut lieu en mars 2007.
Le premier des défis, selon lui, est de protéger le "salaire socialisé", ainsi que l’appelle Bernard Friot : la protection sociale doit être sauvegardée, et les salaires (bruts) augmentés – il en appelle pour cela à l’Europe, chargée de mettre en place un salaire minimum, défi qui semble bien ambitieux au vu des difficultés que celle-ci a à se mettre d’accord sur des sujets bien moins polémiques ! La solution au vieillissement de la population passe également par l’augmentation des cotisations sociales plutôt que par l’allongement de la durée de cotisation. Les gains des salariés les plus protégés doivent être étendus à l’ensemble des salariés, afin d’éviter un alignement a minima : le statut des fonctionnaires ou les régimes spéciaux de retraite devraient être la règle et non l’exception, projets bien intentionnés mais quelques peu utopistes…
De plus, et c’est là une position originale pour un militant syndical, la loi doit régir un maximum de domaines, au détriment de la négociation collective : temps de travail et licenciements économiques doivent être contrôlés par l’État pour lutter contre le chômage de masse, lié, pour l’auteur, à la non généralisation des 35h (il est cependant surprenant de se limiter à une cause unique et aussi récente pour un fléau si récurrent qu’il en est devenu structurel ?). Et surtout, les réformes doivent être combattues sur un plan idéologique : avec l’exemple de la sécurité sociale professionnelle et de la "fléxicurité", qualifiée de "l’une des dernières mystifications intellectuelles de la pensée unique" , G.Filoche en appelle au cadre de pensée lui-même, qui participerait de la fragilisation des acquis du salariat. Derrière un ouvrage factuel, se profile en réalité un essai politique.
L’auteur ne s’en cache pas, lorsqu’il présente les solutions adoptées par le gouvernement Jospin comme la panacée : "Les trois années 1998-1999-2000, sous Lionel Jospin, sont les plus exceptionnelles de l’histoire du XXe siècle en matière d’emploi, de droit du travail, de développement du salariat et de recul de la précarité" . Dur à avaler pour les glorieux ancêtres…
Retenons qu’il faut sans doute lire l’ouvrage de G.Filoche comme une offensive politique contre les réformes actuelles du gouvernement : l’auteur cherche à tirer le signal d’alarme, en prenant courageusement à bras-le-corps ces "idées reçues" qui sont effectivement bien ancrées dans les mentalités, relayées par les média. La solution alternative qu’il propose est bien sûr subjective, et mériterait d’être elle aussi discutée. En effet, pour l’auteur, "le choix est partout entre une politique de déréglementation au nom de la mondialisation libérale et une politique de protection sociale et de défense de l’environnement pour contrecarrer le pillage des richesses par quelques-uns" . Une position de principe… À suivre…
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Crédit photo: Flickr.com/ oustedaisse