Un hymne à l'hybridité des cultures, une œuvre fine et puissante : Léonora Miano et Satoshi Miyagi réactualisent la fonction du mythe.

Les musiciens arrivent par les côtés et descendent se placer devant leurs instruments : des percussions, des xylophones, essentiellement, qui occupent toute la fosse de cour à jardin. L’un ou l’une d’entre eux, le moment venu, gagnera le plateau pour surgir à la lumière et jouer un personnage, puis, une fois sa scène finie, rejoindra l'orchestre dans l'ombre et reprendra sa partie musicale.

Suspendus au centre de la cage de scène, deux énormes pions de jeu de dames l’un devant l’autre : l’un, blanc, figure la pleine lune ; l’autre, noir, devant lui, son ombre. Légèrement décalés, ils dessinent à eux deux, à l’adresse du public, un très beau croissant.

C’est donc la nuit. La musique, dans un tintamarre très rythmé et entraînant, développe un thème simple et itératif, à la façon d’une ritournelle sans fin, dont la répétition n’est pas pesante et donne à l'ensemble un degré d’exotisme juste.

Puis surgit là-bas, au lointain, une femme vêtue de blanc qu’on ne verra jamais qu’à genoux : une voix (Haruyo Suzuki). À ses côtés se tient une reine de la nuit ou de jeu d’échecs, ou encore une mariée de pièce montée (Micari) : toute blanche elle aussi, sa coiffure et sa personne ornées de motifs géométriques noirs et ocres. Sa robe à crinoline lui permet, avançant à pas menus, de donner le sentiment qu’elle glisse sur le sol.

 

Des criminels interdits de réincarnation

Dispositif propre au bunraku, ce personnage, Inyi, déesse, joue d’une magnifique impassibilité expressive. Pendant que son visage doux ou ses bras clairs marquent, on ne sait comment, des différences infimes capables de bouleverser l’univers et de nous inoculer un tremblement métaphysique, sa voix parle à ses côtés comme si elle surgissait de notre propre intériorité.

 

 

Sortant de la musique, Kalunga (Kazunori Abe), qui tient à la fois d’Arlequin, d’Ali Baba, d’Ariel et de Charon, complète l'exposition de l'intrigue, la voix cette fois accrochée à la bouche et la langue bien pendue, avec du jeu et des grimaces. La nouvelle génération humaine est en grève : les nouveaux-nés refusent de recevoir les âmes en attente de réincarnation, qui demeurent coincées au pays des morts. La raison ? Ils ont appris la relégation de certains esprits criminels, qui crient à l’injustice.

Ubuntu le sait depuis une rencontre fortuite, très joliment narrée dans la diagonale du plateau, entre les morts et lui. Il est le héros de la nature, cette nature innocente qui s’inquiète de sa spiritualité toute « métempsychique », promise au risque terrifiant de remâcher le mal pour l’éternité de la vie charnelle. Les morts, eux, semblent surgir d’une masse informe de voix données par la musique à l’avant-scène, cette musique dont les fusées rythmiques et les timbres xylo-sonores dynamisent la narration à un degré de subtilité peu courant.

La suite de l’histoire est très simple : complaisance de la déesse Inyi à l’égard d’Ubuntu et comparution des damnés en mal de se justifier (des rois coupables des pires traîtrises à l’égard de leur propre nation), qui justifieront en réalité le jugement de la déesse et le cours du monde. C’est dans ces plaidoiries, toutefois, qu’on commence à comprendre le vrai propos de la pièce et qu’à l’intérêt pour l’intrigue se substitue peu à peu, chez le spectateur, un intérêt pour le sens.

 

Affranchir notre imaginaire

Le spectateur non prévenu, s’il existe, celui qui vient sans rien avoir lu ni écouté de ces présentations qui relèvent de la communication et qui brouillent trop souvent la ligne, assiste à une pièce donnée par une troupe japonaise : il ne peut s’y tromper. Mais s’il a l’oreille fine et s’il a parfois eu la chance de voir d’autres productions nipponnes, il comprend peu à peu qu’il assiste à un décentrement esthétique comme on en voit rarement. En effet, à mesure que le public écoute ce que les personnages démêlent, il s’aperçoit qu’il entre dans un imaginaire différent, comme on entre parfois chez des étrangers qui nous ressemblent mais dont pourtant le moindre geste nous pose question, dont le moindre trait de culture est à la fois même et autre.

 

 

Notre imaginaire est saturé d’images qui l’étouffent, sans qu'on s'en rende toujours compte. Parmi elles, l’image exotique a ses modèles figés et morts que chacun connaît et reconnaît, peuple dogon, chasseurs massaïs, samouraïs, geïschas, Parisiens coiffés d’un béret, paysans du Tyrol… L’exotisme ne fait pas lien dans l’altérité, il met celle-ci au musée. Or, chez Satoshi Miyagi, sur le plateau de cette Révélation (traduction du mot apocalypse), l’altérité se lève enfin dans l’imaginaire et dans une telle délicatesse à la faire valoir que notre sensibilité – prompte à identifier, gourde à s’acculturer – s’émerveille de la reconnaître.

Par exemple, les rois criminels comparaissent devant la divine Inyi. Ce sont des masques de visage de la taille d’un homme, masques délabrés, âmes déchirées et incomplètes – en lambeaux. Ils ne sont pas japonais et leur couleur grise rappelle les peintures corporelles de certains guerriers africains. On reproche à ces rois d’avoir vendu leur propre peuple, de l’avoir soumis à la déportation.

On évoque un « pays premier » qu’ils ont mis en péril en nouant des relations cupides et catastrophiques avec les Portugais. Un pays premier qu’ils ont, par là même, presque aboli. Ils ont interdit à leur propre peuple, précisément, la découverte de l’autre et l’acculturation, car ils lui ont joué le tour sinistre d’en faire l’objet d’un trafic d’êtres humains. 

 

Au-delà du crime, au-delà du châtiment

Ce trafic est une annihilation pure et simple de l’esclave-serviteur hégélien. Celui-ci, pris dans la dynamique de sa célèbre dialectique, trouve la reconnaissance par le travail. Mais la déportation génère une condition sans condition, un hors jeu absolu. Il ne s’agit même plus de prolétariat, ni de prolétariat en guenille, encore moins de classes dangereuses. Les bas-fonds demeurent inscrits dans le social et dans l’humain. 

Ainsi Marx voyait-il dans le dénuement complet du prolétariat, réduit à sa force de travail, l’opportunité de reconstituer un universel, car l’humanité qui n’a plus que ses mains ne se répartit plus en classes selon la différence et l’inégalité de ses avoirs. La misère est un thème messianique. En revanche, la déportation massive de main-d’œuvre crée une cassure dans le champ humain qui ouvre sur le néant, c’est une brèche métaphysique. Cette brèche aura été recouverte tant bien que mal par la pensée raciale, l'un des piliers de cet impérialisme qui est à l'origine, selon Hannah Arendt, du totalitarisme et des crimes nazis. 

Léonora Miano reproduit symétriquement cette exclusion radicale des déportés, historique, sous la forme inverse, cette fois mythologique, d'une exclusion inouïe de ces âmes plus que criminelles, qu’Inyi n’autorise plus à se réincarner. On comprend que les nouveaux-nés (ou la nature) ne puissent pas croire à cette réalité du mal radical et qu’Ubuntu veuille entendre ces âmes damnées – les exclure de la métempsychose universelle constitue une punition inconcevable.

 

 

Une perception presque impossible

Mais l’évocation des Portugais, qui furent aussi les premiers à s’implanter en Extrême-Orient, décale à nouveau la thématique de la déportation des Noirs d’Afrique. Certes le rappel des noms des personnages (Ubuntu, Kalunga…), si jamais on n’y avait pas pris garde, suffisent à situer le récit. Mais la gestuelle des comédiens japonais et leur musique produisent des hybridations merveilleuses qui dynamisent l’imaginaire et notre réception du spectacle, en les empêchant toujours de se figer sur une référence univoque. 

De sorte qu’au lieu de tomber dans une sorte de dénonciation et culpabilisation de l’Occident ennuyeuses, comme dans son complément mélodramatique attendu, qui se complairait à l’évocation des souffrances des peuples colonisés, le spectacle donne une forme esthétique à la fois stylisée et créatrice, qui tient debout toute seule : une œuvre d’art et non un produit idéologique.

C’est alors que le spectateur non prévenu, s’il existe, peut s’apercevoir tardivement, et avec délice, que ces robes étonnantes revêtues par les comédiennes sont des robes africaines – et ne le sont pas. Elles sont les robes d’une culture africaine, perçues par un regard japonais. Toute la gestuelle a l'économie et les courbes calmes des ballets nippons. Peu de mouvements évoquent directement les corps et les rythmes de l’Afrique, car c'est là sans doute le plus difficile à intérioriser et à incarner. En revanche les couleurs (gris, noir, brun, ocre) et les sortes de cottes de maille faites de boules de bois trouvent leur origine dans cet imaginaire hybride qui rend une esthétique étonnante.

Et pour notre regard européen, saisir, ne serait-ce qu’un instant, la sensibilité de l’autre à l’égard d’un autre, l’esprit d’un dessin japonais dans l’esprit d’un vêtement africain, c’est comme sentir, ne serait-ce qu'un instant, le mouvement de la terre – à savoir un impossible au plus intime de nous-mêmes.

 

 

Révélation. Red in Blue trilogie de Léonora Miano, mis en scène par Satoshi Miyagi
Théâtre national de la Colline, jusqu'au 20 octobre 2018.

Crédits photographiques : Simon Gosselin

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