Une analyse de la reconfiguration des rapports sociaux dans la région de Kachchh suite au changement des repères économiques au sein de la communauté locale.

L’ouvrage d’Edward Simpson présente une ambition louable. Il s’agit de remettre en perspective des études d’aires régionales - et particulièrement maritimes - suivant les travaux pionniers de Fernand Braudel sur la Méditerranée qui ont ouvert la voie à ceux notamment de Michael Pearson et de K.N. Chaudhuri sur l’océan Indien. L'auteur entre dans le débat par l'étude anthropologique d’une communauté de la région du Kachchh (Kutch), dans le Nord Ouest de l’Inde. La communauté des Bhadalas qui occupe une position peu élevée dans la hiérarchie traditionnelle de la communauté musulmane de cette région a connu une ascension économique importante. Cette ascension s’est basée sur l’activité de construction navale et de navigation à partir du début du XXe siècle, alors que la communauté hindoue des Kharwas commençait à la délaisser.

L’étude de Simpson s’intéresse donc au changement des rapports sociaux induits par cet enrichissement d’une communauté grâce à la pratique d’une activité considérée comme infamante. En dehors de l’image corruptrice de la mer et de la vie de marin, le savoir nécessaire pour la construction navale comme pour la navigation reste en grande partie considéré comme appartenant au domaine informel, par opposition aux savoirs diplômés, l’opposition recouvrant aussi celle entre activités impliquant un effort physique important et activités basées sur l’écrit et donc associées à l’intellect. La communauté des Bhadalas, qui compte aujourd’hui plusieurs maîtres de chantiers et d’équipage enrichis par leurs expériences de marins dans les ports de Bombay et de Dubaï, ou sur les tankers des compagnies pétrolières, est devenue le principal soutien au niveau local d’une renaissance protestante de l’Islam. Ce faisant, elle s’oppose aux pratiques des élites traditionnelles de manifestation de la foi considérées comme syncrétiques, ou non émancipées des influences de la culture hindoue, qui en outre pratiquent le culte des saints et doivent bien souvent leur position à leur rôle d’intermédiaire et d’intercesseur.

Par un investissement dans le domaine religieux, basé sur des considérations morales (pratiques épurées de la foi et détermination du statut à partir du labeur), les Bhadalas tentent un renversement des valeurs qui validerait leur ascension sociale. Ceci se traduit par des tensions au sein de la communauté musulmane du Kachchh, mais aussi au sein des familles de marins pauvres mais de "haute" naissance qui sont amenées à assimiler les conceptions religieuses imposées par la communauté des Bhadalas lors de leur initiation au métier de la mer. De retour au sein de leur famille, ces marins rentrent en conflit avec les pratiques traditionnelles de celles-ci auxquelles, dorénavant, ils s’opposent. L’effet induit de l’expérience de la mer s’avèrerait donc finalement plus centrifuge que cohésif. C’est en tout cas une des conclusions majeures de cet ouvrage dense, très bien documenté et fruit d’un contact intime avec son terrain.

Toutefois, Simpson rappelle lui-même la prévalence d’un certain syncrétisme jusque dans les années récentes, une contiguïté sociale, culturelle et religieuse par ailleurs confirmée dans l’ouvrage d’Azab Tyabji consacré à la capitale du Kachcch, Bhuj   . Le meilleur symbole de l’évolution de ce syncrétisme (pratiques poreuses et contextualisées), est certainement le temple de Daryapir autour duquel les deux communautés religieuses principales de l’Inde se retrouvaient annuellement lors d’un festival dédié à la nouvelle campagne annuelle de navigation, Nava Naroj. La date de célébration qui intervient à la fin de la période de mousson trouve probablement elle-même son origine dans le calendrier zoroastrien. Non seulement les deux communautés se retrouvaient lors de ce festival, mais des éléments empruntés aux deux religions semblent avoir marqué son architecture et son ornementation, jusqu’à sa reconfiguration récente et son nouveau "baptême" qui le vit désormais répondre au nom plus unilatéralement hindou de Daryalal. Ce type de reconfiguration avec les transformations narratives des mythes référents est un phénomène courant en Inde ces dernières décennies. Car, c’est un autre mérite de cet ouvrage, l’auteur situe également l’évolution de cette communauté de marins au sein de l’histoire récente du Gujerat marquée par les émeutes communautaires anti-musulmanes de 2002. Étant donné le rôle important des castes marchandes dans le soutien de Narendra Modi, chef emblématique de l’aile dure du parti nationaliste hindou, cette étude locale sur la montée de l’extrémisme s’avère très pertinente. Une des conséquences de ces émeutes, selon l’auteur, est d’avoir contribué à atténuer les divisions au sein de la communauté musulmane du Kachcch face à la menace extrémiste et les tentatives de marginalisation.

Par ailleurs, la perception du rôle centrifuge de la mer sur la cohésion sociale des sociétés littorales est étayée par la critique que fait l’auteur de la valeur ajoutée conférée a priori à tout ce que vient de l’outre-mer, qu’il s’agisse des évènements mythologiques ou des biens de consommations, pacotilles ramenées par les marins et mises en circulation sur le marché de la contrebande ou bien investies dans les réseaux de solidarité/clientèle à travers les stratégies de don. Cet aspect de la conscience des sociétés littorales est très bien analysé. 

Il manque toutefois à ce travail, par ailleurs en tout point recommandable, une approche plus large du rôle de l’État moderne dans la crispation des relations communautaires. On pense bien sûr au rôle de la Partition, mais aussi aux nombreuses études relatives à l’Asie du Sud, que ce soit concernant la gestion des espaces (corpus particulièrement riche sur la forêt) ou des hommes (voir les études sur le recensement britannique), sans oublier, bien sûr, un autre élément : l’accroissement considérable de la pression sociale du fait de l’expansion démographique.

À la lumière de ces études, l’effet centrifuge – ou effet "divisif" - de la mer apparaitrait certainement sous une lumière différente. Parmi les communautés des métiers de la mer cette proximité des espaces côtiers a pu induire des perceptions que l’on pourrait définir comme décentralisées ou extrapolées, par rapport au centre politique métropolitain, voire provoquer un comportement ambigu par rapport aux espaces continentaux directement contigus. Cette pratique des espaces maritimes a contribué à une proximité avec les autres aires continentales ou sous-continentales. Cette intimité est encore flagrante aujourd’hui dans les témoignages des marins du Kachchh comme l’auteur le rappelle lui-même. C’est cette intimité plus grandes avec des aires géoculturelles différentes, combinée avec un enrichissement procuré par le différentiel positif des revenus salariés rendu possible par ces activités professionnelles migratoires, qui confère, selon l’auteur, un potentiel centrifuge aux marins de retour dans les sociétés littorales. Toutefois, le rôle d’ascenseur social, et les effets perturbateurs sur la cohésion des sociétés d’origine de l’enrichissement des groupes défavorisés, est un phénomène déjà observé dans d’autres groupes, notamment au Kerala. Cet effet perturbateur s’observe par ailleurs également de dehors des sociétés littorales.

L’auteur souligne à plusieurs endroits de l’ouvrage le rôle initiatique de la mer que ce soit sur les chantiers navals ou à bord, par le jeu de l’isolement et de la reconstruction du corps social à travers une hiérarchie très forte, et l’on pense alors au rôle, moins clairement formulé, d’accélérateur de la mer et des villes portuaires, passerelles vers des aires géoculturelles continentales différentes (comme par exemple le monde arabe et est-africain, sans oublier dans une certaine mesure le monde dravidien du sud de l’Inde, dans le cas du Kachchh).

Curieusement, dans cet ouvrage extrêmement fourni au niveau théorique, on ne trouve pas de référence à Bernard Cohn, certes anthropologue des terres et non des mers, mais dont l’apport au niveau tant théorique que pratique pour la compréhension des dynamiques locales et régionales en Asie du Sud semble incontournable. Le développement d’un idiome propre aux études des aires géographiques déterminées par la contiguïté maritime permet un renouvellement nécessaire des perspectives en sciences sociales. Espérons toutefois que l’interdisciplinarité sur laquelle elle se bâtit inclut aussi les interdépendances entre les espaces de natures différentes, démarche indispensable pour une compréhension des dynamiques littorales. Si on a assisté dans la deuxième partie du XXe siècle à un déclin de l’interdépendance des espaces côtiers et terrestres du fait de la diminution du rôle des voies pénétrantes fluviales, cette interdépendance a pris d’autres formes, moins directement visibles, mais qui reste tout aussi réelle par l’importance cruciale des routes et du fret maritimes.

Il s’agit donc plus ici pour Edward Simpson d’inclure son étude dans une multiplicité de débats anthropologiques et historiques synthétisés avec une grande maîtrise. Ces débats concernent essentiellement les variations cycliques de l’Islam, le rôle social de l’apprentissage, du don, de la migration saisonnière, et les perspectives ouvertes par les études des aires géographiques et culturelles. Il réussit à relever ce défi tout en livrant au fur et à mesure des informations souvent de première main et des analyses personnelles stimulantes pour le lecteur. Il revient ensuite à celui-ci de poursuivre ses investigations sur la pertinence des études d’aires géographiques et culturelles particulièrement dans le contexte des sociétés littorales de l’océan indien. La thèse d’une diversité reflétant l’unité de cette aire, à travers la déclinaison d’éléments empruntés aux différents sous-ensembles pour composer un tout distinguable par son caractère local, évoquée à travers l’exemple du navire, est reprise et interrogée par Simpson. On retrouve là évidemment l’idée affichée par la devise de l’État indien. Une unité et une diversité qui tendent à être remises en cause sous l’effet homogénéisateur, d’une part, et communautarisant du système partisan de l’État moderne, d’autre part. Il aurait cependant été intéressant d’étudier en quoi la trame d’une diversité locale, reflet d’une unité à l’échelle régionale (l’Ouest de l’océan Indien), par le jeu de combinaison d’éléments communs, est différente du schéma continental en Asie du Sud, notamment dans les espaces transfrontaliers. 

"Voyages, mouvements, climat, vagues de colonisations, maîtrise des mers et, parfois, l’Islam donnent une unité à l’océan (Indien)" écrit l’auteur. On pense évidemment pour l’Asie du Sud à une prédominance plus grande de l’héritage hindou par rapport au musulman, bien que celui-ci soit considérable, à une diversité climatique peut-être plus grande mais finalement fédérée aussi par le régime des moussons. Par ailleurs, l’Asie du Sud n’échappa pas non plus aux vagues de colonisation et resta traversée d’axes de communication tels que les montagnes de l’Himalaya ne suffirent pas à isoler la péninsule. En outre, l’expansion outremer des cultures bouddhistes et hindoues aux périodes anciennes et médiévales constitue également un des caractéristiques de certaines régions de l’océan Indien. Des études qui associent l’approche par aires géoculturelles et celle en segments, telle celle de Michel Gras sur la méditerranée archaïque, permettrait certainement de mieux saisir les différents degrés d’imbrications des sous-ensembles à l’intérieur d’une grande région, trop vaste et bordant de trop nombreuses côtes pour pouvoir faire l’objet de généralisation.


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Crédit photo: Flickr.com/ Malay Maniar