En faisant le récit d’une passion entre femmes nourri de références érudites et placé sous l’égide d’Annie Ernaux, Pauline Delabroy-Allard donne un roman vif et très 2018.

Ça raconte Sarah est le premier roman d’une auteure de trente ans, fille d’universitaire, lectrice de Marguerite Duras et d’Hervé Guibert, mais aussi d’Annie Ernaux, dont une phrase des Années figure en exergue du livre : « Ce sera le silence et aucun mot pour le dire. » La citation résonne comme un destin que le roman se donnerait pour projet de déjouer, en ne laissant pas sombrer dans le silence la passion ressentie par Sarah et la narratrice, lorsqu’elles éprouvèrent l’une et l’autre, pour la première fois, le désir pour une femme.

Les vers d’Aragon, extraits des Lilas, donnés aussi en exergue, sont une subtile pierre d’attente : ils annoncent à la fois la passion absolue et destructrice au cœur du roman, mais aussi la ville de la banlieue parisienne où habite Sarah, violoniste fascinante, aux yeux verts, rencontrée par la narratrice un soir de 31 décembre, à un dîner guindé : « elle est vivante ». Cette phrase revient souvent, avec d’autres, comme des refrains dans cette écriture rythmée par la pulsation du désir. Sarah avait quinze ans lors des grèves de 1995 et le roman a le charme et le ressort puissant de la jeunesse : l’ivresse, les nuits blanches, le sexe, les cigarettes, un rythme effréné qu’aucune fatigue ne saurait arrêter…

Après un court prologue énigmatique, le roman se déploie en deux parties très distinctes. La première égrène en petits chapitres numérotés la chronique de cette passion fondatrice et destructrice à la fois, du manque, du désir, de la joie et de l’impossibilité d’être ensemble, des séparations, des retrouvailles, avec un art du détail qui entraîne le lecteur : « À Marseille, le temps s’étire à l’infini. Elle jouit plusieurs fois le même matin. Elle serre fort ma main quand je l’emmène nous promener dans mes endroits préférés, de la Vieille Charité aux rochers de Malmousque. Elle se baigne en culotte dans l’eau glacée d’avril, elle a un sourire jusqu’aux oreilles et les tétons qui pointent. Le dernier jour, elle me gifle, une gifle précise, retentissante, qui me fait tourner la tête. Elle ne s’aperçoit pas que nous sommes rue Consolat. »

La seconde partie relate la fuite de la narratrice à Trieste, à la fin de cette passion, dans une sorte de descente aux enfers. Les chapitres sont plus longs, plus amples. « La mer est comme la peau du ventre d’une femme qui aurait eu plusieurs enfants ». Il s’agit dans cet exil solitaire et dans cette errance d’entrevoir « la vie sans elle mais la vie quand même. »

 

Une passion en dehors des contraintes sociales

On s’étonne de l’absence de dimensions sociales dans cette écriture incandescente de la passion, qui emprunte autant à la musique qu’à la littérature, et qui se réclame pourtant ouvertement d’Annie Ernaux. Entre la professeure documentaliste et la musicienne dont les concerts sont parfois retransmis sur France Musique, le milieu social est-il exactement le même et sans emprise sur ce qui se noue et se dénoue ? La passion d’une jeune mère pour une autre femme ne se heurte-t-elle à aucun obstacle extérieur qui recouperait la violence interne de la passion ? La narratrice passe rapidement sur la réaction très négative des parents de Sarah quand ils l’apprennent, aussi bien que sur la bonhomie avec laquelle ses propres parents l’acceptent. « Dans un restaurant où nous déjeunons pour fêter ma première année de professeure, rougissante, je dis à mes parents que j’aime une femme. Ils répondent ah bon mais comment s’appelle-t-elle. »

La question de l’argent est également largement évitée, comme si elle ne se posait pas, notamment dans toute l’errance de la seconde partie qu’un deus ex machina semble soustraire à tout besoin de financement. Est-ce un tabou plus grand encore que ceux de l’homosexualité féminine ou de la maladie ? Est-ce qu’il ferait sale dans un roman nourri de littérature au point d’enchaîner parfois les titres ? « Le chant des oiseaux triestins. En voilà, un bon titre de roman. Le chant des oiseaux triestins, le bruit des coups contre la tôle, les cris des enfants qui prennent le ciel tout entier. Comme partout ailleurs, et pourtant, ce n’est vraiment pas comme partout ailleurs. Comment on fait, au juste ? La vie mode d’emploi. L’écriture ou la vie. » Et pourquoi, dans ce roman à l’érudition démonstrative qui enchaîne les références musicales, filmiques, littéraires, ne pas mieux les vérifier et faire de Carlo Goldoni un « auteur dramatique vénitien du XVIIe siècle » ?

Malgré la performance d’écriture et l’impression de jeunesse absolue qui explose à la lecture, avec laquelle le lecteur renoue quel que soit son âge, on éprouve finalement un certain agacement devant l’expression d’une forme d’entre-soi aussi bien social que culturel, qui est tout le contraire de la passion.