Méthode agile, transformation numérique, chief happiness officer : autant de modifications induites par la prise en compte du numérique dans les entreprises

Pascal Ughetto vient de publier Organiser l’autonomie au travail, où il se penche sur quelques innovations récentes des grandes entreprises censées faire une plus large place à l'autonomie des salariés. A cette occasion, il rappelle quelques fondamentaux de la sociogie du travail et de l'activité de travail en particulier. Il a accepté de répondre à nos questions pour présenter son livre.

 

Nonfiction : L’autonomie des salariés apparaît comme le nouveau graal que poursuivent les directions d’un certain nombre de grandes entreprises, en lien notamment avec la digitalisation. Pourriez-vous expliquer cette focalisation ?

Pascal Ughetto : On peut dater de 2012 ou 2013 l’apparition et la diffusion d’une interrogation, au sein des grands groupes, sur leur organisation du travail. Soudainement, ils ont été pris d’un doute sur les choix d’organisation que leurs directions avaient soutenu avec constance jusqu’alors. Trop de hiérarchie paralysante, trop de fonctionnement en silo limitant l’interconnaissance et les coopérations entre salariés d’une même entreprise, trop de lenteur du fait des circuits de validation des décisions : en moins de cinq ans, ce diagnostic s’est propagé comme une traînée de poudre. Il faudrait donc des organisations « plates », avec très peu de niveaux hiérarchiques, et donnant aux salariés de l’autonomie, pour faire, pour entreprendre, pour proposer, pour tester des idées. Quel lien avec la digitalisation ? Il est double. Sur le plan de la concurrence, tout d’abord : ces grands groupes découvrent la menace des jeunes pousses high tech qui, en développant en très peu de temps, une « appli » ou n’importe quel outil numérique, sont en mesure de contourner beaucoup de barrières à l’entrée qui protégeaient les acteurs historiques sur leurs marchés, pour détourner leur clientèle. C’est notamment le risque de se faire « ubériser » et c’est ce qu’il est convenu d’appeler, en empruntant le vocabulaire favori de la Silicon Valley, l’innovation disruptive : l’innovation qui surprend par sa rapidité et entraîne tout sur son passage par sa façon radicale de changer les règles du jeu. Et, deuxièmement, sur le plan des rapports des employeurs avec leurs salariés, il s’agit du comportement prêté aux jeunes générations. Les entreprises voient les représentants de celles-ci, qu’un vocabulaire issu du marketing appelle désormais les millenials, comme fortement marqués par la place du smartphone, des réseaux sociaux et du numérique en général. Sur leur smartphone, ils auraient pris l’habitude d’avoir des réponses à leurs questions en moins de deux clics. Sur les réseaux sociaux, ils se seraient accoutumés à avoir des rapports peu hiérarchiques, un accès facile au dialogue, une capacité à exprimer leur avis et à le faire prendre en compte. Ils sont donc décrits comme saisissant avec peine les logiques hiérarchiques et d’expertise qui prévalent dans les entreprises et qui les empêchent d’être pris en considération ou ralentissent leur carrière. Les outils de reporting, les process, toutes les lourdeurs administratives de la grande entreprise amèneraient certains d’entre eux à jeter le gant et partir fonder un commerce à la campagne ou se lancer dans l’artisanat pour retrouver le contact humain et le sentiment de faire, d’œuvrer.

 

Quelles applications concrètes de cette orientation peut-on observer dans les entreprises jusqu’ici ?

Dans les premiers temps, il y a eu beaucoup d’agitation et de discours et la mise en place de dispositifs ou d’individus destinés à opérer ce qu’on appelle, dans ces entreprises, la transformation digitale. A partir de 2013 ou 2014, on voit apparaître des directeurs de la transformation digitale, tellement bien installés dans le paysage aujourd’hui que, en interne, on entend souvent parler de la « transfo » ou de la « direction de la transfo ». Ces acteurs pilotent une série d’actions – dont certaines, surtout au début, ont parfois eu à voir avec un pur recyclage de l’existant – visant à diffuser un état d’esprit de start-up dans le fonctionnement et dans les comportements. Les espaces de travail ont véritablement été investis comme l’un des principaux leviers de cette mutation. Tous les projets de déménagement – largement motivés, à la base, par la volonté de réduire les coûts immobiliers en diminuant les surfaces par salarié – sont aujourd’hui assortis de projets de création d’espaces collaboratifs. On en attend qu’ils rompent les cloisonnements et aident les salariés à se connaître et à concevoir des projets et, ce faisant, qu’ils génèrent de la créativité. Les postes attribués dans les bureaux et les open spaces laissent parfois la place à des stations de travail à l’attribution flexible (on réserve à la journée) et on développe des espaces à l’ambiance sympathique voire ludique pour se croiser et échanger dans la détente et la créativité. De même, des efforts sont faits pour inciter les salariés à aller vers des mondes très différents (de développeurs, de créatifs, par exemple) en participant à des « labs », des lieux se voulant des laboratoires où, à la manière des makers de la Silicon Valley, en bricolant et en faisant des rencontres improbables, on conçoive des idées et on élabore des prototypes. Autres manifestations de ces changements : certains cosmétiques, comme la mise en place de chief happiness officers ou de feel good managers (supposés permettre aux salariés de se débarrasser des problèmes de fonctionnement qui les entravent dans leur travail et qui ne sont habituellement jamais traités) ; d’autres plus profonds, comme le mode agile. Il s’agit ici d’importer les doctrines et méthodes (en réalité, pas toujours bien assimilées) du manifeste agile, par lequel des développeurs américains souhaitent faire voler en éclat les processus très lourds de validation du développement informatique et le manque de prise en compte de la valeur utile de leurs logiciels pour les utilisateurs finaux.

 

Vous montrez qu’on assiste surtout à un retour de balancier, et que les entreprises alternent entre des périodes où elles sont disposées à accorder plus d’autonomie à leurs salariés et d’autres, au contraire, où elles s’emploient à renforcer leur contrôle. La forme que prend l’innovation en particulier les incite à aller aujourd’hui vers plus d’autonomie. En même temps, le contrôle reste pour elles une préoccupation essentielle. Pourriez-vous expliquer ce point ?

L’emballement a conduit à voir dans ces principes et formes d’organisation (comme dans d’autres, comme l’entreprise libérée) une franche nouveauté. On entend des membres des directions affirmer de manière tranchante que, avec les millenials ou avec l’innovation disruptive, il n’y a de toute façon pas le choix et qu’on n’a pas le temps de faire dans la demi-mesure. Un peu de recul historique donne un tout autre point de vue. La littérature des acteurs du conseil qui diffusent ces normes redécouvre des auteurs issus de l’école des relations humaines et la contribution de Douglas Mac Gregor qui date de 1960. En réalité, on observe que les entreprises alternent les phases d’ouverture, dans lesquelles elles donnent plus d’autonomie à leurs salariés pour faire appel à leur connaissance du travail réel et des sources d’efficacité ou à leur inventivité, et d’autres, dans lesquelles leur impératif de contrôle de l’environnement interne et externe les amène à vouloir recréer de la prévisibilité, notamment de la prévisibilité des comportements des salariés. Par exemple, dans les années 1980, les milieux managériaux réfléchissent authentiquement à casser les logiques tayloriennes et à insuffler de l’autonomie. Dès les années 1990, la sévérité de la concurrence internationale, le fait qu’il faille à la fois certifier la qualité et maîtriser les prix et les coûts les conduit à privilégier un renforcement des process. Quant aux salariés, les dispositions des millenials ressemblent furieusement à celles qui étaient prêtées aux jeunes générations d’ouvriers qui, à la fin des années 1960, avaient refusé la chaîne taylorienne. Aujourd’hui, dans tout cela, il ne s’agit pas de refuser de prendre au sérieux le sentiment très vif des acteurs des entreprises que le rythme et les formes de l’innovation et les attitudes des salariés les obligent à s’interroger sur leur organisation. Mais il faut le faire autrement que dans une opposition terme à terme avec les logiques hiérarchiques, de contrôle et d’organisation. Comment une structure de très grande taille peut-elle faire sans organisation, sans contrainte, sans process ? La question n’est pas pour ou contre les process et pour ou contre l’autonomie, mais où placer le curseur entre les deux, ou comment construire des formes concrètes d’articulation ?

 

Pour aller plus au fond, comment définir précisément l’autonomie ? Vous montrez qu’il faut pour cela considérer l’activité de travail et la variabilité qui lui est intrinsèque, mais que celle-ci ne va pas sans cadres. C’est dans la confrontation avec les compromis individuels et les constructions collectives qui sont élaborés par les travailleurs que le contrôle se manifeste et/ou qu’une autonomie réelle peut-être concédée dans certaines limites. Comment comprendre les enjeux de la digitalisation dans ce contexte ?

Pour que le débat quitte la stratosphère des idées généreuses qui ne peuvent être contredites, il faut ancrer le débat dans les implications concrètes de nouvelles formes d’organisation. De l’autonomie, les salariés n’ont cessé d’en demander ces dernières années et se sont heurtés à un mur, celui de la communication d’entreprise qui refusait de les laisser évoquer la complexité des situations vécues et le sentiment de ces salariés de les affronter encombrés de procédures et de process. Autrement dit, privés de ce que les ergonomes appellent les marges de manœuvre. C’est là la bonne définition de l’autonomie, ancrée dans l’activité de travail. Travailler, c’est devoir faire face à des situations qui, malgré tout l'effort pour les prévoir parfaitement à l’avance et régler également d’avance la réponse à leur opposer, offrent souvent de la variété : de légères ou de grandes différences. Un guichetier écoule une file d’attente où les demandes sont éventuellement très monotones, souvent comparables. En réalité, de plus près, on s’aperçoit que, d’un jour à l’autre, d’une agence à l’autre, ou entre un client et le suivant, il y a des détails qui changent tout et qui emportent des risques de commettre d’importantes erreurs. Cette variabilité, c’est ce qui fait le sel du travail, parce que cela le complique. Mais c’est aussi ce qui peut faire prendre du retard, empêcher de respecter une norme de qualité de service, engager du temps et des coûts supplémentaires. Parce qu’ils s’y frottent tous les jours, les salariés développent une expertise fine sur les situations et sur la manière d’éviter qu’elles tournent mal ou de satisfaire le client, tout en faisant au mieux en terme de rapidité d’exécution. Par conséquent, le travail est en permanence dans le compromis, entre différents critères de performance et entre ce que les instructions hiérarchiques prévoient et la réalité telle qu’elle se présente. C’est là que se situe le besoin d’autonomie. Cette autonomie ne s’exerce que si les individus et les collectifs peuvent prendre appui sur des règles, savoir clairement ce que l’entreprise veut et ce qu’elle ne veut pas. Or, au cours des dernières décennies, ce que n’importe quel sociologue ou ergonome a pu entendre dans ses entretiens avec les salariés, c’est qu’ils ont eu le sentiment que les process ne cessaient d’accumuler des règles très encombrantes, car parfois sourdes à la variabilité des situations et ne laissant pas de marges de manœuvre pour respecter leur esprit tout en tenant compte du terrain. Et, dans le même temps, ils avaient le sentiment que bon nombre de ces situations concrètes n’étaient pas envisagées, que la ligne managériale refusait d’en discuter et de statuer dessus et donc qu’ils restaient seuls à se débrouiller face à leurs problèmes. La question n’a pas changé à l’ère de la digitalisation. Ce n’est pas en disant que les salariés doivent savoir prendre des initiatives et en les dotant d’un smartphone que la question des marges de manœuvre dans l’activité de travail trouve une réponse. Une grande mode est aujourd’hui de proclamer un droit à l’erreur. L’origine se trouve de nouveau dans les start-up où un fonctionnement, à certains égards, très pragmatique conduit à valoriser le fait de tenter, de tester, plutôt que de brider la créativité. Bon nombre d’outils numériques sont nés du fait qu’on a laissé des individus poursuivre une idée farfelue, qu’on leur a laissé du temps et donné quelques moyens pour voir ce que cela donnait, en admettant par avance la possibilité que cela débouche sur un flop complet. Chacun a le droit de tenter, sans que cela aboutisse. De là, on passe à un principe qui se formalise et se réifie, au point que nous devons poser la question : imagine-t-on une grande entreprise de transport public laissant ses conducteurs de rames sentir la situation et faire ce qu’ils estiment être le mieux ? Quand un accident mortel surviendra, conçoit-on le PDG faire le tour des plateaux télé en justifiant que ses salariés avaient le droit à l’erreur ? La question est bien : comment ce PDG et la ligne managériale peuvent-ils, d’un côté, entendre que le travail n’est jamais réductible à respecter purement et simplement des procédures et que les accidents ne s’évitent pas en en ajoutant pour régler chaque seconde de l’action des conducteurs et, de l’autre, donner des cadres à l’action de chacun ?

 

Vous montrez aussi que les jeux d’acteurs seront essentiels dans ces évolutions, si l’on doit aller vers plus d’autonomie. Là encore pourriez-vous préciser ce point ?

Une entreprise n’est pas désincarnée. Elle est peuplée d’acteurs individuels et collectifs qui – c’est la base de ce que la sociologie apporte comme compréhension de son fonctionnement – portent inévitablement des points de vue pluriels. Dans l’organisation, chacun n’est pas placé au même endroit et n’est pas comptable de la même chose. Et, par ailleurs, chacun vient avec une formation, un socle de convictions professionnelles et de procédés, qui, eux aussi, ne s’accordent pas spontanément. Tout ce que nous avons évoqué ici passe donc au filtre des pratiques et des symbolisations propres à chacun de ces mondes sociaux et, plus trivialement, de leurs intérêts d’acteurs. Les proclamations sur l’urgence de céder aux impératifs de la digitalisation et aux nécessités des nouvelles organisations ne feront rien au fait que les acteurs réévaluent à la lumière de leurs préoccupations spécifiques les enjeux et les modalités de cette trajectoire. Je pense à deux catégories d’acteurs en particulier. Les membres des directions fonctionnelles, tout d’abord. En dehors de ceux des directions de la transformation, imagine-t-on qu’ils voient sans crainte cet appel à libérer les équipes des normes, procédures et process ? Qui a élaboré ces normes lors des décennies précédentes, aussi bien parce que c’était leur rôle dans l’organisation que par conviction que cela servait le bien commun de l’entreprise, si ce n’est les directions fonctionnelles ? Elles peuvent, certes, changer de fusil d’épaule, réajuster leurs doctrines et leurs manières de faire, mais convenons qu’elles ont le droit de ne pas s’y retrouver immédiatement. Deuxième acteur : les cadres de terrain. On les voit désormais en animateurs de communautés, délaissant les réflexes hiérarchiques pour aider chacun à se faire confiance et pour les inviter à proposer et tenter. Mais c’est du travail que de faire tout cela, un travail qui consomme bien plus de temps que d’adresser des ordres de façon descendante et de répéter des réunions de communication. Avons-nous entendu des dirigeants dire qu’ils avaient fait ce diagnostic et que la preuve de leur engagement en faveur de la transformation était de redonner tout cet espace à leurs cadres ? Et, par ailleurs, c’est une activité de travail pas simple du tout. Qui a pensé à la manière d’outiller les cadres avant de les envoyer au feu à partir des nouveaux principes ? Je parle de les outiller sérieusement, pas de les envoyer dans une formation à la bienveillance ou à l’écoute active.

 

Enfin, comment décrire cette activité d’organisation de l’activité de travail qui apparaît essentielle pour piloter une telle évolution ? A qui doit-elle incomber ? Quelles formes doit-elle prendre ?

Le pire serait que les directions générales proclament l’obligation ardente de la transformation, nomment des chief digital officers et des chefs de projets de toutes sortes et les abandonnent pour repasser à leurs occupations classiques, en attendant le tout aussi classique reporting de leur part quelques mois après. C’est typiquement ce que l’on voit dans les projets de refonte des espaces de travail dans certaines entreprises. Dans ce cas, ces niveaux décisionnaires ont cédé à une mode sans se poser pour prendre la mesure de toutes ses implications : veulent-ils réellement redonner de l’air à l’activité de travail et laisser, au sein de celle-ci, des individus et des équipes se donner des règles d’organisation ? Ont-ils compris qu’il ne s’agit pas d’affirmer cela et, dès le niveau « manager de manager », n + 2 ou n +  3, au-dessus du salarié et du chef d’équipe, continuer à gouverner à coup de règles uniformes et définitives ? Cela signifie concrètement que, par exemple, si on proclame qu’une direction des systèmes d’information demande à ses développeurs de fonctionner en mode agile, la direction de cette entité est elle-même agile et que, pour qu’elle puisse réellement statuer au rythme où cela peut être nécessaire, sa hiérarchie elle-même et donc, de façon ultime, le PDG, sont agiles. Ce qui est à craindre, en particulier dans les relations sociales qui caractérisent la France, est que les niveaux décisionnaires considèrent que ce sont les autres qui doivent être agiles et qu’eux ne participent pas des mêmes évolutions