L’ouvrage de Patrick Née est appelé à devenir une des références majeures de la critique sur l’essai.
Patrick Née ambitionne de faire de ce livre une pierre de touche dans les études sur l’essai, prolongeant ainsi les ouvrages essentiels de Pierre Glaudes, Jean-François Louette, Gilles Philippe, Marielle Macé ou plus récemment Irène Langlet (pour en rester au champ académique français) . L’enjeu, dès le titre de l’ouvrage, est de situer l’essai au sein des trois grands genres canonisés par les histoires littéraires : le roman, le théâtre, la poésie – bref, la visée est d’inscrire pleinement l’essai dans l’espace de la littérature. Le préambule de l’ouvrage insiste donc sur l’idée de genre littéraire. Cette insistance constitue en quelque sorte un paradoxe : la tendance actuelle à la méfiance vis-à-vis des catégorisations est d’autant plus forte à propos de l’essai que bon nombre de théoriciens en ont montré le caractère formellement indéfinissable. Pourtant, Patrick Née et Irène Langlet, dans les deux volets du préambule de l’ouvrage, justifient l’importance de cette notion de genre en littérature – et en particulier pour l’essai : d’une certaine manière, le fait même que sa définition échappe à ses lecteurs semble rendre nécessaire l’effort d’en cerner les contours. Les deux auteurs préfèrent cependant éviter une définition formelle pour s’intéresser davantage à la manière dont le texte se lie au monde : on définira ainsi l’essai par son aspect transitif, d’une part – il est un texte qui dit quelque chose d’un objet du monde –, et d’autre part par la relation contractuelle qu’il établit avec son lecteur à travers une écriture de création qui en appelle à sa collaboration interprétative.
En réalité, ce point de départ fait la très grande cohérence de l’ouvrage qui, même s’il s’agit d’un collectif, présente des lignes directrices fortes et une structuration rigoureuse, soulignées par les brefs textes introductifs de Patrick Née au début de chacune des parties. Ce sentiment d’unité provient aussi de la très riche bibliographie générale qui fournit au lecteur un état des lieux très précis de la recherche internationale sur le genre de l’essai.
La première partie de l’ouvrage interroge la notion de culture nationale à partir du genre de l’essai : la transitivité de ce dernier implique en effet un travail sur des objets culturels, ainsi qu’une inscription explicite dans un contexte donné. Les articles réunis autour de cette première question, portant sur les traditions littéraires britannique, allemande, espagnole et russe, interrogent aussi bien la notion de mémoire que la notion de nation. En effet, en travaillant sur l’œuvre de Bacon, David Sedley nous fait entrer dans la poétique d’un des textes fondateurs du genre, inaugurant une tradition de l’essai anglophone – et dont on trouvera ultérieurement dans l’ouvrage des échos dans les textes de Stendhal analysés par Marie Parmentier ou dans le panorama de l’essai au xixe siècle brossé par Pierre Glaudes. Surtout, Matthias Zach s’intéresse aux transformations de la perception que l’on a du genre dans la littérature germanophone, où il a été beaucoup théorisé, et il met à jour une oscillation entre une tendance à se tourner vers un passé, une tradition et une tendance tournée vers l’avenir dans une perspective utopique. Amelia Gamoneda et Françoise Lesourd, à propos d’exemples très contemporains des littératures espagnole et russe, interrogent la manière dont ces corpus intègrent des questions très actuelles à un travail d’écriture articulé à l’évolution du genre. Par ailleurs, les essais traités par ces différents contributeurs témoignent d’un rapport critique à la nation. Certes, Elina Absalyamova, tout comme Françoise Lesourd, rappellent le rapport conflictuel des écrivains russes à un genre considéré comme étranger – et cette réflexion entre en écho avec le propos de Matthias Zach sur les essais germanophones. En même temps, cette distance n’empêche pas une pratique du genre qui implique une dimension transnationale de la genèse de l’essai dans les différentes littératures européennes. Le travail de David Sedley sur Bacon dans son rapport au précédent montaignien témoigne d’une même ambivalence : l’œuvre de Montaigne est certes essentielle à Bacon qui en reprend des éléments structurants, mais en même temps il développe une poétique relativement opposée à celle de son prédécesseur.
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, la dimension transitive de l’essai est de nouveau interrogée, toujours à partir de la notion de culture, en revenant sur l’importance du geste critique. En effet, l’essai est souvent considéré dans son rapport à la culture, en l’occurrence pour les contributeurs de cette partie à la littérature et à l’art, dont les écrivains font leur objet. Ce qui semble bien caractériser l’écriture essayiste est alors une certaine forme de liberté. Celle-ci peut concerner l’objet dont traite l’essai. Dans son panorama sur les essais à propos des romans au xviiie siècle, Antonia Zagamé montre que l’enjeu de la définition d’une poétique romanesque est l’émancipation d’un ensemble de règles d’écriture : l’essai, dans sa plasticité, devient l’espace idéal pour défendre cette idée. Pierre Loubier analyse pour sa part comment un rapport de Catulle Mendès sur l’histoire de la poésie se transforme sous sa plume, sous l’influence du discours dont il traite, en un texte plus libre qui tient de l’essai. Ce dernier exemple montre que la liberté n’est pas seulement celle que l’écrivain voit à l’œuvre dans l’objet qu’il traite, mais qu’elle est aussi partie prenante de sa propre pratique du langage. Marie Parmentier étudie ainsi comment l’écriture des Lettres de Paris de Stendhal, à partir de modèles littéraires comme la Correspondance littéraire de Grimm et les essais périodiques anglais d’Addison ou Steele, créent une écriture entièrement nouvelle qui préfigurent certains de ses essais ultérieurs : l’essai porte sur des objets culturels et s’enracine dans une histoire du genre pour permettre à l’écrivain de donner naissance à sa propre voix et à sa propre écriture. L’article de Patrick Née qui conclut cette partie montre comment l’érudition artistique d’Yves Bonnefoy s’entremêle au registre onirique et au type narratif pour proposer un mode subjectif de construction du savoir sur l’art – dont l’écriture essayiste est la mise en forme. Dans tous les cas, la transitivité de l’essai fait sens dans une recherche de liberté, qui est de la part des écrivains une manière de promouvoir une écriture créatrice à partir d’un pacte établi avec le lecteur, dont une collaboration interprétative est activement demandé.
La troisième partie de l’ouvrage reconfigure la réflexion sur la transitivité de l’essai. Il s’agit cette fois de s’interroger sur sa relation au monde, à la société et à l’histoire. Cependant, ce questionnement implique une fois encore la subjectivité de l’essayiste : si l’essai porte sur le monde, c’est finalement parce que son auteur se définit par rapport à lui. Pierre Glaudes s’intéresse à la notion d’actualité, essentielle dans l’essai – et d’autant plus au xixe siècle où l’essai entre dans une relation de concurrence et d’émulation avec la chronique journalistique ; pourtant, en confrontant ces pratiques avec l’essai périodique britannique du xviiie siècle et avec le précédent montaignien, Pierre Glaudes montre comment l’actualité est en quelque sorte mise en perspective critique dans l’essai du xixe siècle. Arianne Eissen, Éric Bordas et Marie-Annick Gervais-Zaninger interrogent le rapport du subjectif au collectif dans l’écriture essayiste. Dans une perspective stylistique, Éric Bordas étudie quelques essais du xxe siècle portant sur l’homosexualité pour montrer que le sujet traité lui-même implique un certain style, du moins un positionnement des auteurs au sein même de l’écriture de leur texte. Arianne Eissen retrace l’évolution d’un texte d’Ismaïl Kadaré sur Eschyle, d’abord postface puis republié comme essai autonome, d’un contexte historique à un autre, pour montrer comment l’écrivain se construit lui-même à travers son texte dans la manière dont il renvoie à une tradition littéraire et à l’histoire récente de l’Albanie. Enfin, Marie-Annick Gervais-Zaninger travaille sur le rapport d’Henri Michaux à l’essai, que l’écrivain va tirer vers la notion d’expérience et d’expérimentation, à travers laquelle la subjectivité devient un sérieux moyen pour construire un savoir.
Les contributeurs de l’ouvrage ne cessent donc d’interroger la transitivité de l’essai pour en faire ressortir la spécificité : le texte traite du monde, et plus précisément de la culture, à partir d’un point de vue subjectif, c’est-à-dire à travers une parole qui prend forme dans une écriture spécifique, libre et créatrice, régie par un pacte de lecture qui en appelle à la collaboration active du lecteur. L’essayiste se fait lecteur, du monde et surtout d’autres œuvres, et il écrit cette lecture en proposant au lecteur de la refaire avec lui, mais en cherchant dans le même temps à lui faire réécrire son interprétation. L’essai serait alors littéraire à travers ce pacte de création, mais se distinguerait des trois autres grands genres par sa transitivité