Un livre de conseils didactiques et inspirés sur l’écriture, son univers et sa pratique.

Le dernier ouvrage de l’écrivain irlandais Colum McCann se heurte d’emblée à un défi de taille : comment conseiller les jeunes auteurs quand le grand Rilke lui-même admet dans sa première lettre à Franz Xaver Kappus que « personne ne peut vous apporter conseil ou aide, personne » ? Comme le montre l’auteur des célèbres Lettres à un jeune poète, l’écriture exige un long cheminement intérieur, forgé dans la solitude indispensable à toute création. Écrivain et enseignant de littérature à New York, McCann s’appuie sur les réflexions de Rilke pour préciser dès l’introduction que son livre n’est pas un « guide pratique » mais plutôt « un mot à l’oreille d’un jeune auteur », une parole intime nourrie de lectures et de réflexions personnelles.

Tantôt didactiques et philosophiques, tantôt révoltées et poétiques, les quarante-six lettres qui composent cet ouvrage paru initialement en 2017 explorent des questions aussi diverses que la prise de notes, le choix des thèmes, la création des personnages, la définition de la structure, l’intérêt de la lecture, ou encore la relation avec les éditeurs et l’utilité des ateliers d’écriture. Chaque lettre s’ouvre sur une citation empruntée à un auteur connu, de Rilke à Borges, en passant par Joyce, Gide, Woolf, Marquez, Faulkner, et d’autres figures contemporaines telles que la Britannique Zadie Smith, le Nigérian Teju Cole, l’américain Stephen King ou encore l’Irlandaise Edna O’Brien. Ce choix n’est pas étranger à l’univers littéraire foisonnant de McCann dont les romans et les nouvelles voyagent entre l’Irlande et l’Amérique, tissant des récits où se mêlent le portrait social, la biographie romancée et le croisement des histoires individuelles et collectives. Pour l’auteur de Let the Great World Spin, récompensé par le prestigieux National Book Award en 2009, parler aux jeunes auteurs suppose une écoute attentive et une traversée productive du champ littéraire universel.

 

Portrait de l’écrivain en explorateur

Comme en écho à cette dynamique, McCann considère que l’écriture relève d’un processus d’exploration de l’ailleurs, une prise de risque qui repose sur le contact et la fusion avec l’altérité. Écrire requiert un effort d’apprentissage, une transformation au contact de l’inconnu : « Écris sur ce que tu veux savoir. Mieux, braque ta plume sur ce que tu ignores. Le meilleur travail naît au-dehors. Alors seulement il se développera en toi. » Avec beaucoup d’application, les brèves lettres de McCann exposent les qualités requises chez le futur écrivain : persistance, assiduité, écoute des obsessions personnelles, ouverture au monde extérieur, respect de l’intelligence du lecteur, quête perpétuelle du nouveau et du spécifique. En inventant une nouvelle temporalité, l’écrivain n’est « pas seulement l’horloger, mais l’étalon de sa création » : il organise et mesure l’irruption de l’imperceptible sur la page, il remodèle et transforme l’authentique, il superpose les différents niveaux d’une réalité complexe et fluctuante. Ainsi, l’écrivain-explorateur formule et transmet une image et un imaginaire du monde : « Ta langue est notre champ de vision. » Cet apport visuel se lit dans le travail de la structure qui fait de l’auteur un architecte attentif à la façon dont le cadre épouse le contenu et se prête constamment aux jeux de variation et de réorganisation.

Pour McCann, cette démarche d’exploration inhérente à l’écriture se déploie non seulement lors de la phase préalable de documentation permettant de « déceler un détail divin » et de créer un « effet cumulatif » dans l’œuvre à venir, mais aussi lors de l’écriture proprement dite, précisément au niveau de la langue où se joue la « musique des événements ». Plusieurs lettres insistent sur la sculpture des phrases, le soin particulier que tout jeune auteur doit porter au choix des mots et des formules. Tout au long de l’ouvrage, McCann aborde ces questions à travers une série de conseils pratiques : la première phrase d’un livre doit « plonger dans l’action » et « murmurer à l’oreille que tout va changer », les personnages doivent « s’épaissir, porter le poids du réel », un bon dialogue « se détache des descriptions voisines par son rythme et par sa longueur », un récit doit s’achever si possible « sur une note concrète, une action, un mouvement qui l’emmène plus loin ». Ces conseils sont souvent déclinés à travers un questionnement direct de l’acte de l’écriture, à l’image de cette lettre détaillant « le principe du “qui, quoi, où, comment et pourquoiˮ » et où l’auteur aborde respectivement la perspective narrative, l’organisation de l’action, le cadre spatio-temporel du récit, ainsi que la manière de raconter et les intentions de l’acte narratif.

 

L’auteur face à soi-même et au monde

Par-delà cette dimension de quête et d’exploration, les conseils de McCann plaident pour une pratique de l’écriture en tant qu’acte subversif. La transgression des règles, la favorisation de la contradiction, le traitement des aberrations sont autant d’appels récurrents au fil des lettres. Pour autant, l’auteur refuse d’associer écriture et compétition : « Il n’y a pas de Jeux olympiques en littérature. » La concurrence doit se jouer d’abord avec soi-même, contre ses propres doutes et échecs. McCann va encore plus loin en considérant que « même un mauvais livre est un accomplissement », une étape inévitable dans le long processus de la création. Cette lutte avec soi-même se lit également dans la nécessité de résister au narcissisme et de s’en tenir à l’exigence exclusive de l’écriture, tout en s’autorisant des moments de pause pour « retrouver le plaisir d’écrire ».

Dans son rapport au monde, le jeune auteur est invité à lire ses pairs, à faire de la lecture une école d’ouverture et d’adaptation : « Plus tu es élastique dans tes lectures, plus ton travail gagne en souplesse. » Exercice salutaire qui consolide l’ancrage collectif de l’écrit et fonctionne comme une « aide au décollage », la lecture sert aussi de miroir à l’écriture en cours : se lire en écrivant permet de s’autoévaluer et de se projeter dans le devenir de sa création. Là encore, une pause est nécessaire pour continuer à y voir clair et faire de l’absence un lieu de régénération et de renouvellement. Dans certains cas, avertit McCann, il s’agit néanmoins de reconnaître qu’on a « suffisamment pataugé dans une eau bourbeuse » et savoir repartir à zéro.

Ce rapport au monde nécessite également de savoir naviguer à travers les dédales de l’édition, de la promotion et de la réception. McCann rappelle qu’« on ne meurt pas d’essuyer un refus » et qu’un bon éditeur demande avant tout de l’écoute et de la disponibilité. Plus généralement, un jeune auteur doit, selon lui, prendre conscience que le monde de l’écriture est « plein d’ascenseurs qu’on se renvoie », même si les déceptions font souvent partie du lot, à l’image de ces auteurs sollicités pour écrire des quatrièmes de couverture, « qui ne lisent qu’une partie des livres qu’ils commentent » et dont les contributions « se réduisent à des câlineries ». Dans cet univers à la fois exigeant et contradictoire, McCann prône l’équilibre et la nuance. Face aux critiques, il appelle à être « humble et réceptif », tout en se méfiant de leurs commentaires. Concernant les ateliers d’écriture, il se montre enthousiaste, même s’il martèle que « personne personne PERSONNE ne peut réellement t’apprendre à écrire ». L’aventure de l’écriture nécessite d’opérer entre la lutte intérieure inhérente à toute création et l’affrontement inévitable du monde extérieur. Il s’agit en somme d’ouvrir des brèches de créativité individuelle dans une réalité collective appelant sans cesse à être complétée et remodelée.

 

Du pouvoir de l’écriture

L’originalité des réflexions de McCann réside dans le savant équilibre qu’elles proposent entre la pratique de l’écriture et l’adaptation à l’espace qui entoure, façonne et souvent entrave cette pratique. Les conseils de l’auteur sont ancrés aussi bien dans l’environnement fragile et immédiat de l’écrivain en herbe que dans le monde éprouvant et souvent intimidant de la littérature. Si certains de ses conseils peuvent paraître évidents et convenus, McCann a le sens de la formule pour les présenter sous un jour nouveau, comme quand il compare l’écriture à ce « seau que l’on plonge et replonge dans le puits bientôt vide », ou quand, pour illustrer la nécessité de préserver la part de mystère de tout écrit, il observe que « le lecteur ne tient pas à voir les fondations, ni les fils électriques encastrés dans les murs, ni même les plans initiaux ». Cette écriture imagée empreint les lettres d’un rythme séduisant, tout en servant la visée et la clarté didactiques du propos. Il arrive aussi que la forme vienne refléter et prolonger le contenu, à l’image de cette phrase : « Pour exprimer la joie, tu imagineras une longue phrase folle et incorrecte qui court bêtement à perdre haleine, au diable usages et syntaxe elle recueille la pureté en mouvement, c’est un cheval qui galope par-dessous les mots. » Ici, la lettre au jeune auteur devient une application pratique, une illustration réflexive mettant en abyme la vision de l’écriture.

Il n’empêche que certaines affirmations de McCann sont pour le moins discutables. Ainsi, quand il avance qu’« écrire, c’est distraire » ou qu’« un écrivain écrit à peu près n’importe où », le propos peut paraître simpliste et réducteur, omettant à la fois les fonctions illimitées et les contraintes matérielles de l’écriture. De même, quand il écrit que « je ne me suis jamais senti aussi libéré, dans ma vie d’écrivain, qu’un jour où j’ai jeté dix mois de travail », tout jeune auteur confronté à la douleur éprouvante de l’écriture a le droit d’en douter. Néanmoins, et malgré ces faiblesses ponctuelles, le livre de McCann réussit le pari d’offrir un florilège de conseils lucides et inspirés, souvent avec humour et sans concession, murmurant à l’oreille des écrivains en herbe les requis, les difficultés et les jouissances de toute création littéraire.

Tout au long de ses missives, et plus encore dans celle qui clôt l’ouvrage, McCann défend non sans vigueur le pouvoir de l’écriture dans un monde soumis désormais à « cette drogue fétiche de la modernité qu’est la facilité ». Par-delà l’effort louable d’un écrivain partageant son expérience avec ses jeunes pairs, il y a dans le livre de McCann une volonté de réaffirmer le rôle de l’écriture face à l’instabilité du monde. « L’écriture a cette capacité confondante », rappelle McCann, « de pénétrer dans la blessure sans infliger de violence. Elle parvient à identifier la douleur, sans l’exalter ni la subir ». Écrire est cette épreuve exigeante qui appelle la restitution et la transformation d’autres épreuves. C’est dire si ces Lettres à un jeune auteur sont aussi des plaidoyers pour une littérature active et dynamique, puisant sa force aussi bien dans la rigueur et l’originalité de sa construction que dans sa capacité à faire éclore des champs de possibilités au milieu du chaos ambiant. « Pour le créateur », nous murmure Rilke avant McCann, « rien n’est pauvre, il n’est pas de lieux pauvres, indifférents »