Sous la plume réhabilitatrice de Julien Hervier, un portrait en abécédaire de Drieu la Rochelle.
La lexicographie tend à devenir, en littérature, un nouveau moyen de transmettre des travaux de recherche tout en laissant au lecteur la liberté de ne prendre que ce qu’il attend d’un thème. Il suffit de consulter les entrées et l’objet de l’étude apparaît selon une combinaison propre à chacun.
Julien Hervier se prête donc, lui aussi, au jeu du dictionnaire. Son étude est celle d’un spécialiste littéraire avant tout, qui mêle politique, histoire et vie personnelle de l’auteur, en prenant le parti de ne privilégier aucun aspect. Dans le cas de Drieu la Rochelle, cet ancien directeur collaborateur de la NRF, né en 1893 et mort, après trois tentatives de suicide, en 1945, ce choix ne semble pas même en être un tant les courants qui ont traversé la France du premier xxe siècle l’ont imprégné.
En effet, l’auteur controversé est bien un révélateur d’une période tumultueuse de ce côté-ci du globe. Ainsi, précise Hervier, « avec son obsession de la décadence généralisée et sa tendance à confondre les insuffisances de la France et les siennes propres, Drieu qui déplore la dénatalité française met aussi en question sa propre fécondité ». On assiste d’article en article à la construction d’une œuvre et d’une vie à contretemps et à contre-histoire, celle d’un auteur génial et jamais satisfait ; archétype possible de l’écrivain. Qu’on en juge seulement par ceci : « Je bande toujours mais je ne jouis jamais. » Hervier souligne cette insatiabilité de Drieu qui passe au bordel après avoir quitté une maîtresse. Mais l’impuissance, mot cher à l’auteur de L’Homme couvert de femmes, n’est peut-être pas le terme juste, il s’agit plutôt d’une incapacité à écouter la raison. Drieu, en pleine action, se plaint de n’être pas assez viril, cela semble une clé valable dans l’œuvre et dans le personnage : une tactique de mensonge pour pouvoir jouir du démenti.
Drogue : « À vrai dire, ce sujet ne méritait pas une entrée dans ce dictionnaire, tant Drieu ressentait d’horreur pour la drogue, à ses propres yeux l’un des pires symptômes de la décadence générale. » Sartre, en croyant Drieu drogué s’est apparemment laissé berner par le mouvement d’identification à Jacques Rigaud qui influence le Feu follet. Encore une fois, Hervier établit la vérité en proposant à son lecteur un portrait complexe de Drieu, l’auteur de ce récit programmatique du xxe siècle qui inspire Louis Malle en 1963 (Le Feu follet) et Joachim Trier en 2012 (Oslo, 31 août). Il faut lui reconnaître une place de choix, sinon la première, dans la peinture du vide existentiel et de la haine des compromissions.
Prostitution : Hervier cite l’excellente lettre de Proust âgé de 17 ans à son grand-père nous servant d’explication au phénomène de la prostitution jusqu’à 1940 au moins. Proust réclame à son grand-père l’argent du bordel comme on demanderait aujourd’hui la permission d’utiliser la voiture pour partir en week-end. Mais Drieu persiste dans son usage, profitant de ne pas avoir à déployer une « rhétorique sentimentale » pour assouvir son désir. On peut trouver là une certaine fascination pour le viril, peut-être la lecture trop précoce d’Ainsi parlait Zarathoustra : « C’est très laid les scrupules. C’est ce qui défigure le criminel » (citation de Gilles). En réalité, Drieu veut que le plaisir soit partagé, ce que les prostituées redoutent par dégoût. Il vient à questionner de façon plus approfondie le caractère d’injustice du bordel. Dans son dernier roman, Dirk Raspe, il note qu’on y assiste à « l’exploitation générale des classes pauvres, des mineurs et des ouvrières de tissage du nord ». Il ne s’indigne pas moralement mais ontologiquement et économiquement.
Aragon : une amitié, précise Julien Hervier, peut-être encore plus forte que celle qui unit l’auteur du cycle du Monde réel à Breton lui-même. « En 1921 Drieu participe au “procès de Barrès” organisé par les surréalistes mais il refuse le mépris du patriotisme et des piliers culturels classiques de la France. » Bien sûr, il voit d’un œil mauvais le rapprochement du groupe avec le communisme. « Pour lui, la poésie est une recherche de l’absolu, ce qu’elle lui semblait être aussi pour Breton et Aragon à leurs débuts. » En fait, il redoute les excès idéologiques et on peut lui donner raison quand on lit chez Aragon en 1931 : « Je chante le Guépéou nécessaire de France » dans Prélude au temps des cerises. Mais, hélas, Drieu ne parvient pas à effectuer les mêmes analyses sur ses propres dérives.
La brouille entre les deux hommes pourrait venir de ce que Drieu a percé la sexualité d’Aragon à jour. Il a compris, alors qu’Aragon ne souhaitait pas encore le rendre officiel, que celui-ci était bisexuel. Il n’en demeure pas moins qu’ils sont l’un et l’autre un peu l’Aurélien, le Gilles de l’autre.
Sous la plume réhabilitatrice de Julien Hervier, Drieu est un auteur nécessaire, peut-être l’une des mauvaises consciences européennes qui tâche de nous rappeler combien l’angélisme est dangereux. À aucun moment, le spécialiste de Jünger, cette autre conscience européenne, ne tente de diminuer ou d’excuser les erreurs politiques et les compromissions auxquelles s’est livré Drieu. Son propos est certainement d’initier le lecteur à une figure littéraire complexe. Dans cet ordre d’idées, une lecture peut-être plus esthétique qu’historique aurait pu souligner l’influence, voire le caractère précurseur de Drieu la Rochelle dans une certaine littérature de la solitude de l’homme occidental. En somme, à la lecture de l’essai de Julien Hervier, on peine encore à placer l’écrivain dans une tradition qui doit pourtant bien exister