L’anthropologue Jack Goody souligne les enjeux de domination inhérents à l’écriture à partir de l’étude de ses rapports avec la religion, l’économie, la politique et le droit.
La Logique de l’écriture de Jack Goody a été réédité chez Armand Colin au printemps dernier (2018), après une première publication en 1986. Cet ouvrage traite, comme son sous-titre l’indique, de «l’écrit et l’organisation de la société». Les quatre thèmes que fouille ici Goody sont la religion, l’économie, la politique et le droit. Autant de thématiques aujourd’hui fortement actuelles, pour qui fait l’hypothèse que nos octets et nos réseaux relèvent de l’écriture et constate qu’ils bousculent à leur façon nos normes, croyances et contrats sociaux, jusqu’à nos représentations de l’État.
Cet ouvrage résulte d’ailleurs d’une série de conférences données par Goody à Chicago en l’honneur de L. A. Fallers, anthropologue spécialiste des nouvelles formes étatiques qu’expérimentait l’Afrique lors des décolonisations —Goody évoque plusieurs fois ce moment, qui fut aussi celui de belles utopies et fraternités, combiné à d’audacieuses réflexions désireuses de tirer les acquis de toutes les histoires. Comprendre le passé, débarrassé de tous les préjugés régionalistes ou culturalistes, et sortir des ornières des formations discursives qui nous fabriquent, en s’appuyant sur des faits et sur une rationalité érudite pour comprendre le contemporain et l’infléchir au mieux, tel est le projet de Goody. C’est ainsi qu’à le lire, environnés de tablettes et de migrants, de discours individualistes et de bruits de bottes, nous nous découvrons étonnamment proches des marchands sumériens et des paysans anglais du 12e siècle, et nous comprenons que les modes de communication ne doivent pas être négligés face aux modes de production, et que leur importance n’a rien de nouveau.
Religions écrites et ambition universaliste
Commençons par les religions. Goody montre qu’il existe «un lien intrinsèque entre les religions [qui s’affirment universelles] et le mode écrit lui-même, le moyen par lequel les croyances et le comportement religieux se communiquent et se transmettent» . En quoi une religion fondée sur des textes, voire sur un Livre, diffère-t-elle d’une autre, orale, comme celle des Achanti? Si les deux s’intéressent aux «mystères de la naissance et de la mort» , la seconde est plus mobile au fil du temps, plus flexible, et plus localisée politiquement, quand la première maintient plus fidèlement un état de la parole divine et facilite la conversion (sauf dans quelques cas particuliers comme la religion juive, même si, à ce sujet, Goody rappelle que les choses sont historiquement plus complexes). Pourquoi? Les religions écrites ont tendance à être plus universalistes dans la mesure où, d’une part, les «formulations écrites favorisent la généralisation des normes» , lesquelles doivent, du fait des conversions, s’appliquer à plus d’un groupe ou à plus d’une société.
Goody évoque ensuite l’importance de la spécialisation, qui invite les organisations religieuses à se doter de cadres instruits, qui «contrôlent les connaissances tirées du Livre religieux». Longtemps, en Inde, en Europe, les spécialistes de la religion avaient un quasi-monopole sur l’enseignement et devaient maintenir leur compétence scribale pour «conserver leur rôle de gardien des idées» . Ces clergés avaient besoin de moyens pour maintenir bâtiments, écoles et personnel, et se sont souvent approprié (en Europe, en terres d’Islam, au Tibet, au Sri Lanka et dans l’Égypte ancienne) jusqu’à un tiers des terres cultivables, à des époques variées. Cette prédation s’est évidemment appuyée sur l’écriture, via les actes notariés et les testaments écrits. Ce qui peut relever d’une première preuve de la réflexivité de l’écriture, et de la façon dont elle influe, sans déterminisme, le cours de nos vies et plus encore, celui de nos catégories intellectuelles et politiques.
En cela, l’écriture favorise aussi le retour aux sources: à un sectarisme fondé sur un respect idéal de la parole divine d’antan, qui peut vite s’opposer aux religions dominantes (sectes fondamentalistes, «hérétiques» médiévaux, chiisme, protestants ascétiques, etc.). Ce qui nous invite à abandonner l’idée d’une «interdépendance bien nette, fonctionnelle ou structurelle, entre la religion et la société, et à admettre l’idée que l’écriture, à savoir la présence du texte d’une parole, par opposition à son expression orale, ménage un rôle partiellement indépendant à l’idéologie, en lui donnant un certain degré d’autonomie structurelle dont elle ne dispose pas dans les sociétés orales» . Nous qui avons tant de mal à délier, par exemple quand est évoqué le «numérique» ce qui relève de l’idéologie, de la croyance ou de la part de vérité, pouvons d’autant plus méditer cette phrase que Goody enchaîne sur le rapport entre écriture et économie, après avoir donné des exemples des effets de l’écriture sur les clergés et les États (à partir du cas de l’Égypte antique, de Sumer, de la Phénicie).
L’écriture facilitatrice des échanges économiques
Goody se penche sur l’invention de la comptabilité au Moyen-Orient, aujourd’hui bien connue depuis ses travaux et ceux de Clarisse Herrenschmidt. Il rappelle que «comme de nos jours, le contrôle de la qualité et la standardisation des poids et mesures étaient [...] un des aspects importants du rôle de l’administration» . Il met en évidence la multiplicité de billets à ordre, ancêtres de nos chèques, pour l’organisation internationale du commerce en Mésopotamie, de livres de comptes pour celle des États. Nous comprenons que de tels systèmes ne pouvaient exister qu’avec l’écriture, mais n’imaginions pas leur sophistication. Goody rappelle à quel point cette économie différait de celle des États africains sans écriture. Ceux-ci «percevaient un équivalent des impôts [...] mais les systèmes complexes de taxation, la prévision la plus précise des besoins, des ressources et du revenu [....] dépendent de façon critique de l’emploi de l’écriture» . De façon analogue, le crédit au Ghana ne pouvait s’exercer qu’à court terme et avec un petit nombre de contractants. En revanche, dans toute l’Afrique commerciale (Sahara, Ouest du Soudan, Est africain), on rencontre des lettres de change écrites (en phénicien, grec, puis arabe). Car «sans livres, les commerçants rencontrent des difficultés dans le domaine des profits et pertes [... Et] quand les deux contractants maîtrisent l’écrit, une facture écrite permet d’en examiner et d’en vérifier le contenu: ce qui, en soi, lui confère un plus grand poids auprès de l’acheteur et du vendeur, sans compter l’utilité qu’elle peut avoir ultérieurement en cas de litige» .
Avec l’écriture, toute une série de transactions et de tâches administratives sont rendues possibles, et là encore, on est surpris par leur complexité; d’autant que ces enregistrements de dons, de recensements, de provisions, de surplus, de transferts de terres et de biens, à la fois alimentaient et apaisaient les tensions entre clergé et pouvoir politique, ce qui menait à une amplification des usages de l’écrit et donc au développement d’une bureaucratie. Cette administration tous azimuts (des rapports de pouvoir, de l’échange, des populations) a eu de surprenantes implications cognitives: des manuels apparaissent, pour améliorer le rendement des troupeaux (Angleterre, Moyen-Âge), de la sériculture (en Chine, 12e siècle); et les premières mises en série concrètes (zoos, jardins botaniques) apparaissent dès le Moyen-Orient ancien. Goody précise que «ni le commerce sur de longues distances, ni l’irrigation ne sont des conséquences de l’écriture, et c’est peut-être l’inverse qui est vrai; mais l’écriture facilite le rassemblement et la classification des spécimens botaniques et zoologiques et des informations qui s’y rattachent».
Écritures administratives
Dans la troisième partie, intitulée «L’État, le bureau et le dossier», Goody affirme d’emblée que «l’écriture joue un rôle décisif dans le développement des États bureaucratiques» et nuance aussitôt son propos: «bien que des formes de gouvernement relativement complexes puissent exister sans écriture». Il rappelle sa distance face au déterminisme technique et la lenteur des transformations induites par l’écriture, ce qui suppose un total métissage entre corps social et univers technique: «L’écriture n’a pas de conséquence aussi immédiate que le fusil. Il a fallu quelque cinq mille ans pour étendre la capacité de lire et d’écrire à tout le système social, pour en faire un instrument de démocratie, de pouvoir populaire, un instrument appartenant aux masses» . Il rappelle l’exemple des esclaves de Bahia en 1835, qui purent fomenter une révolution. Non parce qu’ils auraient été acculturés aux idées révolutionnaires de l’Europe via un Toussaint Louverture: parce que l’écriture qu’ils maîtrisaient (plus que les colons) leur donnaient des possibilités d’organisation. De façon générale, un État maîtrise mieux l’avenir avec l’écriture: gestion des biens durables, impôt, surveillance du percepteur (via l’enregistrement de la taxe acquise), jusqu’à la diplomatie (traités de paix).
Dans ce chapitre parfois difficile à lire, tant Goody parcourt les siècles et les régions, le point le plus intéressant est certainement celui qui traite de la responsabilité: l’individuation chère à Simondon se déploie avec l’écriture; en effet, «il est moins facile de se soustraire à un ordre quand il a été porté par écrit et est accompagné d’une signature faisant autorité. Un tel engagement personnalisé ‘par écrit’ signifie aussi que la responsabilité de donner et de recevoir des ordres est plus fortement individualisée» . En revanche, dans une chaîne de messages oraux, la responsabilité se dilue car l’identité de l’émetteur ou de l’intermédiaire se perd. Ce qui aura une importance juridique considérable, comme le prouve Goody dans le dernier chapitre: «La lettre de la loi».
De la coutume au droit
Celui-ci est le plus audacieux. Goody s’en explique: «quand les spécialistes en sciences sociales abordent la question de la promulgation, de la codification des lois, ils adoptent parfois le point de vue selon lequel cette sphère de l’action sociale revêt un caractère si formel et technique qu’il vaut mieux en laisser l’analyse aux spécialistes de la matière» . Il rappelle que l’écrit facilite une nouvelle forme d’attention critique et d’interprétation puisque, «comme l’a constaté Platon, le texte ne peut répondre de lui-même aux questions que nous pourrions lui poser» et parce qu’il peut solliciter une langue vieillotte ou passée, énoncée de façon sibylline (avec des numérotations, des renvois complexes). Il s’appuie sur la période de la décolonisation, à ses yeux fascinante car elle a permis de comprendre la différence entre la loi et la coutume, et a invité à imaginer comment la loi des nouveaux États pourrait intégrer la coutume des sociétés qui les précédaient. La chose n’est pas simple: «le fait de sceller dans pratiques orales sous la forme de règles écrites a des conséquences importantes pour les membres d’une société donnée». Quelque chose de nouveau se crée, qui déborde largement le troc ou l’imposition d’un nouvel «habillage culturel». Goody adresse une forte critique épistémologique aux partisans du particularisme culturel, qui ne tient pas assez compte des «différences et des analogies d’ordre général», et qui s’avère au final contradictoire puisqu’il sollicite des concepts auxquels il donne une application universelle .
Il montre que dans les sociétés orales, le droit s’avère plastique par nécessité: le prix de la fiancée s’ajuste à l’économie. Il en est de même avec les codes écrits: «les anomalies qui, dans une société orale, auraient eu tendance à disparaître d’elles-mêmes» avec le temps, sont, ou supprimées par les parlements, ou oubliées au profit de textes plus modernes. Goody donne l’exemple du blasphème en Angleterre, toujours susceptible d’entraîner une condamnation à mort. Et la jurisprudence, qui peut être invoquée pour éviter une telle situation, renvoie à une maîtrise et à une analyse d’archives écrites qu’on ne peut solliciter en régime d’oralité. Ainsi l’histoire écrite génère-t-elle des contraintes qui vont alimenter l’interprétation et l’analyse des textes anciens: une seconde technicité, inutile et non déployée dans les sociétés orales. Pour le dire autrement, «l’idée et la nature des concepts et des règles se modifient véritablement avec l’écriture» et non simplement le fait que cette dernière conduise à expliciter des catégories ou des règles. L’écriture est vraiment une technique réflexive, qui infléchit jusqu’aux concepts qui articulent notre pensée. Certes, des effets mineurs (mais fort visibles) se produisent aussi: des spécialistes lettrés investissent les professions juridiques, et «l’homme de la rue perd de plus en plus le contrôle du droit» . C’est avec la diffusion de l’écriture que le droit se distingue de la coutume. Cette dernière renvoie à ce que nous savons du premier, lui-même lié à l’interprétation par les professionnels et à des enjeux politiques.
Goody insiste ensuite sur le testament écrit, qui permet des arrangements plus complexes et plus individualisés que les normes coutumières, et moins facilement remis en cause. Il rappelle aussi le pouvoir que prend la preuve écrite sur le témoignage oral, et ce depuis -2150 avant J. C. Ce qui renvoie à ses premières analyses sur les formes de raisonnement élaboré rendues possibles par l’écriture: la comparaison, la synthèse, la réduction de la contradiction . Il s’ensuit une dynamique à double tranchant: d’une part «le passage à l’écriture [...] favorise l’émergence d’un concept plus formel de la preuve, et en un certain sens, de la vérité elle-même» . D’autre part, il favorise la propriété individuelle aux dépens des communs: la contractualisation écrite (d’un titre de propriété, par exemple) ne peut expliciter la foison de droits, de dépendances, d’usufruits que l’on rencontre dans un régime d’oralité. Elle fige le régime de propriété, et l’adresse souvent à une personne (ou à un corps social: ecclésiastique, militaire, etc.). Cela se produit souvent quand celle-ci a sollicité un emprunt: le prêteur exige souvent un responsable explicite. Ainsi, «que ce fut à Fidji, à Porto-Rico ou dans le Sud-Ouest américain, les peuples n’utilisant pas l’écriture, analphabètes ou partiellement alphabétisés, ont été privés des terres leur appartenant à l’origine» . L’anthropologue ne peut s’empêcher de passer du droit de la production à celui de la reproduction, montrant comment l’écriture transforme la filiation et l’adoption: la preuve non écrite d’une paternité s’avère bien fragile face à sa contrepartie manuscrite. Au point que, dixit Goody, les responsabilités paternelles s’émoussent quand des groupes analphabètes sont confrontés à un droit écrit importé par le colonisateur. Faisant retour au foncier, Goody conclut ce chapitre par un long développement relatif à l’évolution de la société anglaise aux alentours du 12e siècle, où le droit écrit prend son essor, avec son lot d’expropriations et de formalisations de l’art de plaider, mais aussi de théorisations du droit.
Ce que l’écriture fait à la société
La logique de l’écrit est un livre paradoxal: il est facile à lire, passionnant, et lumineux. Goody y explicite les transformations qu’induit à long terme l’écriture dans les sociétés, et montre que cette technologie de l’intellect sollicite autant la création de nouveaux corps sociaux (prêtres, juristes, intellectuels) que de nouvelles règles sociales (l’individuation, la responsabilité); l’écriture facilite le commerce, le recensement, et donne un grand pouvoir aux groupes qui la maîtrisent ou se l’approprient. Mais plus que cela, elle transforme jusqu’à nos relations familiales et nos conceptions du monde. Pour le dire autrement, nous sommes tous tributaires de cette technique, même quand nous sommes persuadés de disposer d’un capital hautement spirituel, communément appelé intelligence. Voilà qui ébranle, et qui invite à réfléchir, en ces temps où l’écriture change profondément, et se voit appropriée par de nouvelles industries. En même temps, l’ouvrage est difficile d’usage, pour qui veut appuyer un argumentaire précis: il compare tant de contrées et d’époques qu’il donne le vertige à ses lecteurs.
Ceci dit, ce livre nous aide à prendre la mesure de la somme de préjugés qui nous encombrent quand nous appréhendons le contemporain et l’altérité: nous jugeons trop vite autrui à sa couleur, à sa culture quand nous oublions que le fondement de ce jugement est notre propre inculture. Ce propos s’universalise, y compris pour les nouveaux théoriciens de ces notions de couleur et de culture: les moteurs de la domination et de l’émancipation s’appuient plus sur la technique que sur les formes héritées de catégorisations sociales. Certes, nos représentations sociales sont des fruits de l’écriture. Mais si nous voulons penser le changement, arraisonner le futur, nous avons avantage à comprendre, sur le long terme, comment cette écriture sculpte nos conceptions intellectuelles. Et combien sa maîtrise donne du pouvoir.