Comment les médias d'information s'adaptent-ils à l'environnement numérique ?
Jean-Marie Charon est un spécialiste de la presse et de ses mutations. Il a accepté de répondre à quelques questions à propos de son dernier livre : Rédactions en invention - Essai sur les mutations des médias d'information.
Nonfiction : Vous avez publié récemment un petit livre Rédactions en Invention, où vous analysez les mutations en cours des médias d’information, et en particulier des quotidiens ou des entreprises œuvrant uniquement sur Internet. Après avoir rappelé le contexte dans lequel ils se débattent, vous examinez à partir de cas concrets les transformations de leur organisation et de leur fonctionnement que ceux-ci mettent en œuvre. Peut-être pourriez-vous situer pour nos lecteurs cette enquête par rapport aux travaux précédents que vous avez réalisés sur les mutations de la presse et dire un mot de la manière dont vous avez procédé ?
Jean-Marie Charon : D’une certaine façon « Rédactions en invention » est le lointain prolongement d’un travail engagé dans les années quatre-vingt à propos des transformations de la presse dans le contexte du développement du numérique dans l’activité des entreprises de presse, comme dans les usages du public. Il était alors question de « télématique », puis des premiers pas de l’Internet. C’est à cette époque que je publiais La presse en France de 1945 à nos jours .
Plus précisément le travail qui conduit à la publication de Rédactions en invention prend racine dans la mission que devait me confier Fleur Pellerin à la fin 2014 et qui conduira à la rédaction du rapport Presse et numérique - l’invention d’un nouvel écosystème. L’avantage d’une telle mission est de vous mobiliser sur un objectif très contraint dans le temps, avec une obligation de clarté d’expression, en même temps que de très nombreux acteurs, habituellement réticents à répondre aux sollicitations de demandes d’entretiens, acceptent ceux-ci, voire les sollicitent. Le revers est également lié aux contraintes de temps et d’objet même de la mission : trop court, centré sur des aspects opérationnels (nouvelles aides à l’émergence, incubation, etc.). Il s’ensuit une incitation à prolonger l’analyse à partir d’une enquête au long cours et approfondie. C’est ce qui me conduira à publier La presse d’information multisupports en 2016, puis Rédactions en invention en 2018. Le parti pris est d’engager une conversation avec les différents acteurs du système d’information et le public lui-même, à partir d’un format (imprimé et numérique) et d’une écriture facilitant la lecture.
L’enquête sur laquelle s’appuie le livre n’est pas très originale, participant des méthodes de la sociologie. L’approche est qualitative, reposant sur des entretiens, ainsi que de l’observation participante, avec l’opportunité de s’appuyer sur un certain nombre de réunions, rencontres de groupes. Concrètement, la plupart des entretiens se déroulent sur le lieu de travail des personnes interviewées, bureaux et locaux des rédactions. L’attention est mise sur la volonté de croiser les propos de journalistes, de personnes contribuant à l’information sans être journalistes, de décideurs, d’observateurs du secteur. Parmi les journalistes les interviews vont concerner aussi bien des dirigeants de rédactions, des responsables de secteurs particuliers, des individus ayant monté leurs structures (agences, start-up), des syndicalistes, ainsi que des journalistes de base. Cette démarche d’enquête est facilitée par l’ancienneté du travail sur le sujet et les multiples interactions avec les acteurs du secteur (tels que des séminaires et colloques professionnels, syndicaux, etc.).
Pour ces entreprises, il s’agit, à la fois, montrez-vous, d’intégrer les nécessités de la réalisation d’une information multisupports, mais aussi d’une information en continu, qui inclut la participation des internautes, de la production d’une information à valeur ajoutée, de nouvelles écritures et de nouveaux formats ou encore d’une personnalisation de l’information. Avec, dans chaque cas, des incidences en termes d’organisation temporelle, de division et de spécialisation du travail, de coordination avec des sous-traitants, des prestataires extérieurs voire d’autres rédactions, de reconfiguration des espaces de travail, etc. Pourriez-vous nous donner quelques exemples de ces transformations ?
Les exemples de transformation sont très nombreux, exprimant au passage l’importance de la recherche et de l’expérimentation en matière d’organisation. Le premier exemple qui s’impose est celui des desks dont le rôle est de produire l’information de flux, instantanément ou avec un délai limité comme au Parisien avec la notion de T1 et T2 (la journée). Le second exemple découle d’une organisation qui distingue nettement le rôle de producteur d’information (producer au Guardian, « chasseur d’information » au Soir de Bruxelles), de celui d’éditeur. Certains journaux vont distinguer des pôles d’édition selon le support numérique ou imprimé, d’autres préfèrent les fusionner. La Voix du Nord a fait le choix de décentraliser ses pôles d’éditeurs. Un troisième exemple concerne l’organisation de pôles concernant des types de traitement de l’information (data, vidéo, participatifs, etc.) ou des services ou concepts éditoriaux. Dans la première catégorie il est possible de citer le choix du Monde avec un service spécifique « Les décodeurs » constitué notamment de journalistes spécialisés en data, de designers, de développeurs informatiques, pour réaliser principalement du fact checking et du data journalisme. Dans la seconde se situerait l’équipe produisant « l’Edition du soir » de Ouest-France, comprenant une douzaine de personnes journalistes mais aussi designers, développeurs, là-aussi. Enfin autre cas de figure intéressant, celui consistant à déléguer la part la plus importante d’une production éditoriale originale, comme Dimoitou, l’offre destinée aux enfants proposée par Ouest-France, à une start-up, Press4Kids.
En même temps, le nombre de dimensions à considérer, la difficulté de trancher entre de multiples options, avec en outre, pour ces entreprises, des contraintes et des agendas différents, font que l’on peine à identifier – et cela sans doute pour longtemps encore – des configurations qui seraient clairement plus efficaces ou plus pertinentes. Peut-être pourriez-vous expliquer ce point ?
Beaucoup de choses se jouent sur l’extrême contrainte, de taille et de moyens qui s’exerce sur l’information gratuite. L’effondrement de la ressource publicitaire est essentiel à ce niveau (notamment avec la captation qu’exercent les « infomédiaires »). D’où l’importance de trouver une voie, du côté d’une information à valeur ajoutée payante, que ce soit comme seule offre ou mixée avec une part de gratuité. Ici deux grandes inconnues dominent : la première concerne la capacité ou non à identifier des contenus et des formes de narrations inédites et pertinentes. Aujourd’hui il s’agira de data journalisme, de fact checking, de news game, de contenus participatifs, de récits vidéos, etc. Quelle est la véritable pertinence de ces contenus pour les publics concernés ? Beaucoup, voire l’essentiel reste à faire et à valider. En second lieu la dimension réelle et les publics accessibles à cette approche dite de monétisation reste très incertaine. De ce point de vue le principal et peut-être le plus crucial défi est celui des publics populaires qui restent largement extérieurs à ces offres.
Finalement, à vous suivre, les entreprises de presse les plus efficaces seraient ainsi celles qui se mettent en situation de favoriser l’innovation et la créativité en leur sein. Ce qui conduit à mettre l’accent sur la façon dont celles-ci gèrent les compétences au sens large. Est-ce que vous pourriez encore développer ce point ?
La question de l’innovation se pose en premier lieu parce qu’elle est la clé de l’identification et du développement des contenus qui pourront convaincre les publics que les médias d’information ont quelque chose de différent, de qualitativement substantiel à proposer face aux réseaux sociaux ou plateformes d’échanges. La question de l’innovation se pose en second lieu précisément face à l’importance et à la puissance que les acteurs de l’Internet peuvent mettre dans la recherche et l’innovation. Ces fameux « milliers d’ingénieurs », dont parlent régulièrement les responsables de Google, mais que l’on va trouver également chez Apple, Facebook, etc. En troisième lieu la question de l’innovation doit être d’autant plus posée pour les médias qu’ils n’ont pas d’expérience, d’histoire, de savoir faire dans ce domaine, sans compter les moyens qui font plutôt défaut, alors que les modèles économiques sont à la peine.
Il n’y a pas dans ce domaine de démarche clé en main. Il faut donc largement tâtonner en combinant des dimensions telles que l’acculturation du plus grand nombre au numérique ; l’identification des profils innovant ; l’imagination d’environnements qui permettent à ces innovateurs de développer leurs projets ; l’ouverture et la circulation de profils innovants, dont un certain nombre ne viennent ni des médias, ni du journalisme ; la saisie d’opportunités (moments, lieux, procédures) collectives d’élaborations de contenus, formats, manières de travailler inédites. Je pense par exemple à ce « journocamp » sur la data locale, lancé l’an dernier par le « lab » de Centre France, et qui s’est poursuivi au Parisien cet été et auquel participent plusieurs rédactions de quotidiens régionaux français, mais aussi belges, l’AFP et une start-up comme Wedodata. Il est possible aussi d’évoquer les différents dispositifs d’incubation allant de partenariats avec des start-ups elles-mêmes incubées dans de grands incubateurs regroupant un très grand éventail de domaines (option choisie par Amaury ou Tf1), à des incubateurs purement éditoriaux tel NMcube à Nantes, en passant par les incubateurs créés par des entreprises de presse tel que le Off7 de Ouest-France ou Théophraste de Sud-Ouest