Adélaïde Cron livre une contribution essentielle à l’histoire du genre des Mémoires et de l’écriture des femmes au XVIIe et au XVIIIe siècle.

Le travail monumental d’Adélaïde Cron propose un panorama sur les mémoires féminins écrits entre 1675 et la Révolution, sur un corpus qui va des sœurs Mancini à Mme de Genlis. Il permet d’éclairer autrement les rapports complexes entre mémoires, roman et autobiographie, dans la lignée des travaux de René Démoris (Le Roman à la première personne : du classicisme aux Lumières, 1975) et de Philippe Lejeune (Le Pacte autobiographique, 1975) notamment.

 

Ecrivaines aristocrates et écrivaines bourgeoises

La première partie s’attache à analyser cet « ensemble composite et complexe » des mémoires féminins, en proposant un essai de périodisation. Les mémorialistes de la première époque (1675-1720) sont des aristocrates qui ont rompu avec leur milieu en raison de leur conduite scandaleuse. Elles prennent modèle sur les romans, dont l’écriture est propre à transcrire le romanesque de leur destinée aventureuse. Hortense Mancini publie ses mémoires de son vivant, prouvant ainsi qu’elle assume une existence qui s’écarte des bienséances et des convenances.

Par la suite, les mémorialistes de la deuxième époque (1755-1793) ont des origines sociales plus variées ; mais elle ont en commun avec les précédentes une même quête d’autonomie, que ce soit dans le refus des stéréotypes associés au féminin ou dans la mise à distance des modèles romanesques, par l’ironie chez Mme de Staal-Delaunay, par l’invention d’’une forme qui combine fiction et non-fiction chez Mme d’Épinay (Histoire de Mme de Montbrillant), ou par le choix d’un nouveau modèle, celui des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, pour Mme Roland.

 

Ecrivaines ou femmes écrivantes ?

La deuxième partie de l’étude, intitulée « entre topique et affirmation d’une singularité : le récit de vie des mémorialistes », s’intéresse aux lieux communs qui jalonnent les mémoires. Parmi eux, le récit d’enfance donne notamment lieu à un très beau chapitre, à la fois savant et sensible, sur cette période fondatrice. « Ainsi le rapport du récit d’enfance à la fiction, et plus largement la part assumée de la fiction dans la reconstitution autobiographique sont-ils mis en évidence, de même que le fait suivant : si l’on ne peut échapper à une forme de fictionnalisation dans ce type de récit, l’on peut du moins en être conscient et le revendiquer. »

La deuxième topique est constituée par « les rapports entre hommes et femmes : mariage, libertinage et galanterie ». La question du malheur conjugal est au cœur de ces mémoires. Chez ces mémorialistes, on voit en particulier comment des comportements déviants et les infortunes de la vertu naissent de la mauvaise conduite des maris.

Un troisième chapitre est consacré aux « modèles alternatifs » de la « femme savante » et de la « femme écrivante », plutôt que de l’écrivain : l’écriture reste du domaine de l’intime, en dehors de toute carrière publique. La plupart de ces mémorialistes ne tiennent pas à se présenter comme auteur. Enfin un dernier chapitre passionnant examine « le temps féminin » : le temps historique reste à l’arrière-plan de l’écriture de ces femmes, qui privilégient les micro-événements.

 

La poétique des mémoires

La troisième partie, « formes et énonciation », porte plus spécifiquement sur la poétique des mémoires. Au fameux « pacte autobiographique », Adélaïde Cron préfère la notion de « contrat mémorialiste ». « Rappelons que le pacte autobiographique se divise en pacte d’identité (de l’auteur, du narrateur et du personnage), pacte d’authenticité (des événements relatés) et pacte de sincérité. Le fait qu’il n’y ait dans nos textes rien d’aussi strict et formel peut amener à parler de « contrat » avec le lecteur plus que de « pacte » à proprement parler ».

C’est ainsi que le deuxième chapitre est consacré aux « cas de dédoublements des instances d’énonciation : autobiographies éclatées et mémoires ambigus ». Ces derniers prennent la forme de romans dans lesquels le rapport au référent biographique reste indirect.

Le troisième chapitre porte sur la question des « hybridités génériques », caractéristiques de la fin du XVIIIe siècle, notamment chez Mme d’Oberkirch et Mme de Genlis. Les mémoires prennent une dimension autobiographique et affiche une ambition historique. « Parler de dimension pré-autobiographique ne signifie cependant pas nécessairement parler de dimension pré-rousseauiste : les aspects autobiographiques de ces mémoires ne répondent souvent que fort peu au projet rousseauiste qui entend montrer la formation d’une personnalité dans le temps. Ils se rattachent plutôt […] à une exploration teintée d’une remise en question plus ou moins poussée des rôles sociaux, et parfois des traits psychologiques, considérés à l’époque comme féminins. Là où Rousseau prétend insister sur sa singularité irréductible, nos mémorialistes insistent sur les rôles et les contraintes qui leur sont imposées en tant que femmes et montrent comment, en tant qu’individus, elles s’approprient ou au contraire contestent plus ou moins ceux-ci. »

Il faut saluer le travail minutieux et pertinent d’Adélaïde Cron, ses qualités de synthèse et d’analyse, comme le prouvent aussi bien la solidité de l’argumentation et la progression de la démonstration que les micro-lectures passionnantes de certains détails de ces mémoires féminins. Elle propose un essai original sur la période de l’Ancien Régime et de la Révolution et sur le genre des mémoires féminins qui s’adresse autant aux historiens et aux littéraires qu’à tous ceux qui s’intéressent à ce que Béatrice Didier avait appelé L’Écriture-femme dans un bel essai paru en 1981. Adélaïde Cron apporte ainsi une contribution majeure aux études de genre dans un livre bien écrit, très informé et faisant alterner réflexions théoriques et études de textes dans un souci didactique qui n’est jamais pesant.