Une synthèse de la pensée politique d’Orwell qui permet de redécouvrir ses idées parfois radicales.

Dans ce court ouvrage   , Kévin Boucaud-Victoire propose une synthèse des idées politiques d’Orwell. L’œuvre du romancier, en effet, est souvent envisagée d’un seul bloc comme une critique du totalitarisme. Cette critique est certes apparente dans La Ferme des animaux et 1984 ; cependant, on ne saurait réduire l’œuvre d’Orwell à ces deux ouvrages. De plus, le romancier se prête à des lectures partisanes et simplificatrices : à gauche comme à droite de l’échiquier politique, Orwell est souvent « récupéré » par ses commentateurs. La droite libérale voit ainsi en lui un pourfendeur du communisme stalinien, en oubliant la radicalité de ses positions et le fait qu’Orwell était socialiste – sympathisant du mouvement travailliste anglais et anti-impérialiste. Quant à la gauche, stalinienne ou progressiste, elle a reproché à Orwell son attachement aux traditions et l’a accusé d’avoir dénoncé aux autorités anglaises des militants communistes. S’il est vrai qu’Orwell a dénoncé le totalitarisme stalinien – au point que La Ferme des animaux, satire virulente de la révolution bolchévique, a été publiée difficilement – il n’en a pas moins critiqué le capitalisme et construit son œuvre comme une défense des opprimés. C’est notamment à partir du Quai de Wigan, publié en 1937, qu’il prend la défense des prolétaires après avoir partagé leurs conditions de vie et pris conscience de leur extrême pauvreté. Comme l’écrit Kévin Boucaud-Victoire : « Il prend clairement parti contre le capitalisme et pour les opprimés. Mais c’est avant tout la vérité qui l’anime, même quand elle gêne son propre camp. » En d’autres termes, Orwell « échappe aux étiquettes politiques communément admises ».

 

Orwell, un « anarchiste conservateur » ?

Les premières pages du livre tentent de cerner la place occupée par Orwell dans le paysage intellectuel de son époque. Kévin Boucaud-Victoire revient notamment sur le surnom par lequel Orwell a été désigné, notamment par Jean-Claude Michéa dans Orwell, anarchiste Tory   , et par lequel il s’est désigné lui-même lorsqu’il n’était pas encore acquis au socialisme. Parfois prise au sérieux par ses commentateurs et ses lecteurs, la formule est en réalité une « boutade »   qui reflète tout au plus le « tempérament politique » d’Orwell, mais pas sa pensée politique en tant que telle. Elle est en effet antinomique dans ses termes et tend à faire du romancier un personnage impertinent dont les idées ne seraient, au fond, pas cohérentes. Il y a certes une part d’anarchisme chez Orwell, lorsque ce dernier reproche aux institutions d’opprimer les plus pauvres ; il y a aussi chez lui un attachement aux traditions, puisque c’est dans les traditions mêmes que doit s’enraciner selon lui la révolution sociale.

Pour autant, qualifier Orwell « d’anarchiste conservateur » tend certainement à discréditer sa pensée au lieu de rendre compte de sa cohérence. Or, c’est précisément cette cohérence que s’attache à montrer Kévin Boucaud-Victoire, qui rappelle d’ailleurs que ce surnom est celui qu’Orwell donne à Jonathan Swift, écrivain dont il apprécie l’œuvre littéraire mais dont il désapprouve les vues politiques. De fait, si Orwell reste sans doute inclassable politiquement, on ne saurait pour autant le considérer comme un intellectuel isolé en son temps. Son engagement contre le capitalisme et son désir de pauvreté parfois proche de l’ascèse le rapprochent notamment de la philosophe mystique Simone Weil.

 

Orwell et le socialisme

Orwell affirme ses convictions socialistes à partir de 1936, année au cours de laquelle il se rend auprès des travailleurs pauvres de Wigan. Avant cette année décisive dans son engagement, il n’a guère du socialisme que la pose prétentieuse, comme il l’affirme lui-même dans Le Quai de Wigan : « Vers mes dix-sept, dix-huit ans, j’étais à la fois un petit snob poseur et un révolutionnaire […] [J]e n’hésitais pas à me parer de la qualité de “socialisteˮ. Mais je n’avais pas grand-chose du contenu réel du socialisme et il m’était toujours impossible de me représenter les ouvriers comme des êtres humains. » 1936 constitue donc, à plusieurs égards, un tournant dans sa pensée politique : en premier lieu, il découvre à Wigan une entraide et une humanité qui est celle des « gens ordinaires », là où il s’attendait à rencontrer de l’hostilité ; en second lieu, cette expérience lui fait prendre conscience que l’intelligentsia « de gauche » méprise la classe ouvrière, au point que cette dernière se tourne plus volontiers vers le capitalisme ou le fascisme que vers le marxisme. Dans la deuxième partie de cet ouvrage – la première étant le récit proprement dit de son expérience à Wigan –, Orwell critique donc la position des intellectuels marxistes. Il reprochera notamment à l’intelligentsia « de gauche » d’élaborer des théories complexes et très éloignées de la réalité. Du reste, Orwell n’est pas un théoricien : il n’a sans doute jamais lu Marx dans le texte et ses sources d’inspiration sont avant tout littéraires. « Ses références puisent surtout dans la littérature anglophone ou française, de gauche comme de droite, et peu dans la philosophie socialiste. »

À une approche purement théorique des problèmes rencontrés par la classe ouvrière, Orwell oppose donc une forme de « bon sens » qui s’enracine dans sa propre expérience des injustices. Il s’attache ainsi à formuler, dans le « lion et la licorne », un programme socialiste simple défendant, entre autres, la nationalisation du chemin de fer ou des banques, ainsi que « la réduction de l’éventail des revenus ». L’écrivain propose aussi une réforme du système éducatif sur des bases plus « démocratiques » et « l’octroi du statut de dominion à l’Inde ». Les grandes lignes de ce programme ne sont pas sans évoquer sa propre vie : la scolarité d’Orwell à Saint-Cyprian, où il est admis en tant que boursier, a été pour lui un enfer et a forgé « sa sensibilité et sa haine des injustices » ; de même, son engagement au sein de la police coloniale en Birmanie lui a fait prendre conscience des méfaits de l’impérialisme. Ainsi, le socialisme d’Orwell est constamment en prise sur les événements que le romancier a vécus ou observés et dont il a tiré un enseignement.

 

La common decency

Mais que recouvre l’engagement d’Orwell en faveur des « gens ordinaires » ? C’est à cette question que répond également l’auteur de l’ouvrage. Kévin Boucaud-Victoire, reprenant les travaux d’essayistes et biographes d’Orwell, définit ainsi ce que le romancier nomme la common decency, ou « décence ordinaire ». Ce concept traverse en effet l’œuvre d’Orwell, qui s’attache à représenter « des gens banals : des vagabonds, des ouvriers, des petits fonctionnaires, des poètes ratés, ou des personnes perdues au sein de la classe moyenne ». La « décence ordinaire » peut constituer une clé de compréhension du socialisme d’Orwell car elle recouvre la capacité du peuple à discerner ce qui est bon ou juste. Kévin Boucaud-Victoire s’appuie sur les travaux de Bruce Bégout pour la définir : la « décence ordinaire » est « la faculté instinctive de percevoir le bien et le mal », ou encore « la capacité affective de ressentir dans sa chair le juste et l’injuste et une inclination à faire le bien ». La formulation de ce concept doit beaucoup à la fréquentation des ouvriers de Wigan : Orwell est en effet convaincu, pour l’avoir côtoyée en 1936, que la classe ouvrière est capable d’entraide et de solidarité. À certains égards, la « décence ordinaire » apparaît donc comme un pendant à la « banalité du mal » théorisée par Hannah Arendt.

La découverte de cette « décence ordinaire » va amener le romancier à critiquer la position des intellectuels marxistes, à qui il reproche de méconnaître la réalité de la classe ouvrière et de mépriser les plus pauvres. Pour Orwell, en effet, « [la] décence des classes populaires est […] issue de la banalité de leur quotidien, tandis que les classes supérieures (bourgeoisie et petite bourgeoisie, notamment intellectuelle) se caractérisent par leur pratique du pouvoir et de la domination (économique ou culturelle) ». Mais l’expression « décence ordinaire » reflète aussi l’attachement des ouvriers aux traditions et à une forme de patriotisme qu’Orwell distingue du nationalisme belliqueux. « Derrière la common decency, écrit Kévin Boucaud-Victoire, se cache surtout une forme d’attachement aux traditions. Pour Orwell, le rôle des socialistes est d’intégrer pleinement ce traditionalisme à l’émancipation qu’ils prônent. »

Orwell, en effet, est convaincu que la révolution sociale doit s’enraciner dans le quotidien des opprimés, et non dans l’utopie d’un progrès à venir. Le romancier critique notamment le mythe du progrès et l’idée que les machines pourraient abolir la pénibilité du travail et par conséquent les inégalités sociales. Il critique également l’aspiration des communistes à former un « homme nouveau », émancipé de la domination bourgeoise grâce aux machines. Pour Orwell, le socialisme doit s’enraciner dans les habitudes des classes populaires : il s’agit de construire une « ligue des opprimés contre les oppresseurs », sorte de Front populaire capable de rassembler prolétaires, paysans, fonctionnaires et petit boutiquiers, « tous ceux qui courbent l’échine devant un patron ou frissonnent à l’idée du prochain loyer à payer ».

 

L’ouvrage de Kévin Boucaud-Victoire a donc le mérite d’exposer la pensée politique d’Orwell dans son étendue et sa cohérence, tout en rappelant qu’Orwell est avant tout un écrivain et non théoricien de la révolution sociale. Il invite ainsi à redécouvrir un aspect assez méconnu de son œuvre, à savoir ses premiers récits et ses articles politiques. Soucieux néanmoins de ne pas honorer Orwell comme « un saint », Kévin Boucaud-Victoire fait résonner sa pensée dans notre présent sans en faire l’apologie. La lecture de George Orwell. Écrivain des gens ordinaires permettra donc d’apprécier cet auteur autrement que comme un pamphlétaire anticommuniste, rôle dans lequel on a tendance à l’enfermer au risque de méconnaître sa critique de la domination de classe et son attachement à la vie ouvrière