Normand Chaurette réécrit Shakespeare en le vidant de ses Henry et autres Richard pour mettre en avant six femmes de pouvoir. Au féminin, c'est une nouvelle histoire qui nous est offerte.

Henry IV, Henry V, Richard II, Richard III, Henry VI : chez Shakespeare, la Guerre des Deux Roses est entièrement scandée par des hommes. Les femmes sont présentes, mais reléguées dans des scènes marginales, le plus souvent présentées comme des folles, des victimes ou des proies à conquérir, quand ce n'est pas les trois à la fois (comme dans la célèbre scène où Richard III séduit Anne devant le cadavre de son beau-père). C'est contre cette vision de l'histoire que Normand Chaurette écrit en 1997 Les Reines, une réécriture de Richard III d'où les hommes sont absents. La pièce de l'auteur québécois est ici mise en scène par Pauline Rémond, ce qui permet de jolis croisements : une femme monte une pièce écrite par un homme, au sujet de femmes négligées dans d'autres pièces écrites par un autre homme...

 

Longue vie à la reine d'Angleterre

Six femmes, donc, six femmes de pouvoir, unies aux hommes par de multiples liens familiaux : la Duchesse d'York, mère d'Edouard IV, de George et de Richard (futur Richard III) ; la reine Elisabeth, femme d'Edouard IV, lequel agonise au début de la pièce ; Isabelle Warwick, femme de George, supposée devenir reine lorsque son beau-frère sera mort ; Anne Warwick, sœur de la précédente, promise à Richard, ambitieuse et décidée à permettre à son fiancé d'accéder au trône. Ajoutons encore Anne Dexter, fille de la Duchesse, reniée par sa mère et condamnée au silence pour avoir trop aimé son frère George, et enfin la reine douairière Marguerite, de la maison de Lancastre. Ces six personnages sont portés par six comédiennes éblouissantes, donnant leur voix à un texte difficile et exigeant.

Sur scène, quand on entre dans la salle, un trône apparaît dans une colonne de lumière, au milieu de la fumée. Cette colonne installe d'emblée l'architecture qui structure la pièce, toute en verticalité. Non seulement l'intrigue prend place dans la Tour de Londres, les personnages passant leur temps à circuler d'un étage à l'autre, mais surtout l'enjeu est, pour les femmes présentes, de monter sur le trône. Sans illusion aucune : Marguerite comme Elisabeth, qui ont toutes deux porté la couronne, disent bien d'emblée que le pouvoir ne fait pas le bonheur. La mort rôde sur scène et son omniprésence est bien rendue par de jolies trouvailles scénographiques : deux urnes funéraires représentent les deux princes d'York, fils d'Edouard IV et d'Elisabeth, comme pour dire l'inévitabilité de leur mort prochaine. Anne Dexter, muette et mutilée, drapée dans une épaisse cape noire d'où son visage semble flotter dans le vide, plane à l'arrière-plan, toujours vaguement menaçante, funeste incarnation d'un fatum tragique, indiquant là aussi que nulle fin heureuse n'attend les personnages, ni le spectateur.

Des hommes, on n'entendra que la voix de Richard, déclamant les deux premiers vers du Richard III de Shakespeare (« Donc, voici l’hiver de notre déplaisir — changé en glorieux été par ce soleil d’York ») et, à l'occasion, un bruit sourd venu de l'étage ou de l'escalier. Ils sont ensuite absents, et c'est autour de cette absence que se tisse la pièce. Les femmes sont filles, mères, sœurs, épouses de ces hommes qui, au-dessus ou en-dessous de la scène, meurent, complotent, se tuent. Entre elles, beaucoup de colère rentrée, de haines non dites, de rivalités plus ou moins tues. On se frôle, on se heurte, on se défie du regard. Les mots claquent, résonnent, dans une très belle prose servie, là encore, par la diction impeccable des comédiennes. Les échos au texte de Shakespeare sont nombreux, de la métaphore filée du climat (le soleil, les nuages, le vent) qu'on retrouve fréquemment dans Richard III aux nombreuses références aux miroirs et aux reflets, motif crucial notamment dans Richard II.

 

Femmes de pouvoir

Ces femmes ne sont pas présentées comme des témoins passifs d'une histoire qui se jouerait sans elles et entre eux. Au contraire, la pièce propose une subtile réécriture de l'histoire shakespearienne. Isabelle Warwick, dévorée par l'ambition, tente tout pour sauver son mari, y compris en répandant la rumeur qu'il a déjà été assassiné – ironie de l'histoire, il l'est bel et bien, probablement moins du fait des menées de Richard que par l'ordre de Marguerite. Quant à Anne Warwick, elle livre à son futur époux ses deux neveux pour qu'il les tue de ses mains et semble presque fière de l'avouer devant la mère des deux enfants assassinés. Bref, en reléguant les hommes dans les coulisses, Normand Chaurette a l'intelligence de ne pas supprimer la violence de l'histoire : ces femmes ne sont pas moins cruelles, ivres de pouvoir, prêtes à tout que leurs doubles masculins. Elles apparaissent même, souvent, comme bien plus aptes à gouverner que leurs maris : tout le monde s'accorde pour reconnaître que George est un âne, un muet qui ne s'exprime que par borborygmes, tandis qu'Isabelle, son épouse, est visiblement très intelligente. De même, alors que Richard III désire conquérir le pouvoir en partie pour compenser son infirmité, Anne Warwick explique bien qu'elle veut avant tout gouverner, gérer les impôts, le commerce. La pièce ne tombe jamais dans un sentimentalisme mal venu et ne cherche pas non plus à s'interroger sur l'identité féminine : ce qui compte, ici, c'est le pouvoir, dans la relation à la mère, au mari ou au trône.

C'est cette représentation toute en nuances qui donne son sens à la pièce et lui offre une actualité bienvenue, à deux points de vue. Sur le plan historique, ces portraits de femmes nobles recoupent fortement l'une des tendances les plus intéressantes de la recherche actuelle en histoire médiévale et moderne   : on s'intéresse de plus en plus aux femmes nobles, aux reines en particulier, et à la nature bien particulière du pouvoir qu'elles ont pu exercer (ce qu'on appelle le queenship). L'ambition féroce dont témoigne Isabelle Warwick, les calculs politiques tortueux d'Anne Warwick ne sont en rien anachroniques et ne détonnent pas dans un XVe siècle marqué par Isabelle la Catholique ou Anne de Bretagne. Cette convergence est plus que bienvenue : elle rappelle avec force combien le théâtre fait écho aux évolutions de la société, au point ici de refléter, avec même un peu d'avance (la pièce date de 1997), un changement de paradigme historiographique.

 

Quand #MeToo rencontre Shakespeare

La deuxième actualité est encore plus évidente : en cette année 2018 marquée par le mouvement #MeToo, ce type de pièces est d'autant plus pertinent. Le thème du Festival d'Avignon de cette année est d'ailleurs, sans surprise, le genre et les discriminations sexuelles – même si ce thème et la façon dont il a été traité ont suscité leur lot de débats, portant notamment sur la surreprésentation de metteurs en scène masculins, montant des pièces écrites par des hommes. Peu de pièces du OFF font l'effort de s'inscrire dans ce thème, mais on en trouvera plusieurs qui choisissent la même voie, c’est-à-dire le fait de gommer les hommes : signalons ainsi deux spectacles titrés respectivement Don Juane et Don Juan est une femme. Ôter les hommes de la scène n'est peut-être pas la seule façon de faire progresser la cause des femmes ; d'autant moins que cette absence devient, paradoxalement, une présence envahissante car, si les hommes ne sont pas là, tout tourne autour d'eux et les femmes ne font guère finalement que parler d'eux. Mais c’est, en tout cas, un moyen redoutable d'efficacité pour interpeller spectateurs et spectatrices sur le fait que la majorité des histoires que nous entendons et voyons au théâtre sont androcentrées. Faire passer les femmes des coulisses à la scène et les hommes de la scène aux coulisses n'est dès lors pas seulement un geste théâtral, mais aussi une véritable action politique.

Ces Reines ne sont pas des avatars féminins des Rois de Shakespeare : elles offrent une nouvelle histoire, centrée sur leurs mots, leurs actions, leurs doutes. Une histoire au féminin, qu'il va falloir, espérons-le, s'habituer à voir sur scène.

 

Les Reines, mise en scène Pauline Rémond, à l'Arrache Coeur

Le site du festival OFF d'Avignon.

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