Denis Podalydès propose un Triomphe de l’Amour intelligent et élégant, mais qui peine à rendre compte de la cruauté et des ambiguïtés du texte de Marivaux.

Sur la scène des Bouffes du Nord a surgi une île, espace couvert d’une végétation sauvage et foisonnante, surmonté d’une petite cabane. C’est là que vivent le philosophe Hermocrate (Philippe Duclos), sa sœur Léontine (Stéphane Excoffier) et leur protégé, le jeune Agis (Thibault Vinçon), à l’abri du monde et de ses tempêtes. Leur vie paisible, dont la tranquillité est assurée par le rejet sans concession de l’amour, est bousculée par l’arrivée de Léonide (Leslie Menu), princesse de Sparte, et de sa suivante Corine (Edwige Baily).

Léonide poursuit un noble projet : épouser Agis afin de lui rendre le trône que son propre père a usurpé. La fin justifiant les moyens, la princesse n’hésite pas à enflammer le cœur de ses trois hôtes : travestie en Phocion, jeune homme assoiffé de philosophie, elle touche le cœur de Léontine, tandis qu’elle séduit Agis et Hermocrate sous une identité féminine. Le dénouement, qui voit son entreprise couronnée de succès, est certes teinté d’amertume : l’Amour triomphe par le biais d’un vaste jeu de tromperies et d’illusions. Mais auparavant, tous ont du moins éprouvé le plaisir d’aimer et de (croire) l’être en retour.

 

Hermocrate (Philippe Duclos)

 

L’utopie d’un espace hors du monde et loin du cœur

Pour la mise en scène de Denis Podalydès, Éric Ruf a imaginé une scénographie à la fois élégante et signifiante, qui s’insère très bien dans le Théâtre des Bouffes du Nord. L’île, avec sa cabane et ses herbes folles, prend place au centre de la scène, qu’entourent les spectateurs installés en arc-de-cercle au parterre et dans les gradins. Les personnages occupent la cabane et ses alentours, mais peuvent aussi se déplacer dans les allées ménagées entre les rangées de spectateurs, dans le parterre du théâtre, ou dans les espaces vides autour de l’île.

L’espace insulaire est par excellence le lieu de l’utopie, comme en témoignent d’autres pièces de Marivaux, L’Île des esclaves ou La Colonie. Le jardin sauvage évoque un Éden d’avant la Chute, où les hommes croient pouvoir vivre en paix parce qu’ils se tiennent à l’écart de l’amour et de ses illusions. Une toile peinte, en fond de scène, donne à voir un ciel bleu traversé de nuages, discret rappel d’anciens décors de théâtre ou de plafonds de palais. C’est aussi le signe de l’artifice qui persiste au sein du prétendu retour à l’état de nature et à une innocence originelle qui n’existent que dans les fantasmes d’Hermocrate.

 

Agis (Thibault Vinçon), Arlequin (Jean-Noël Brouté), un musicien (Christophe Coin), Léonide travestie en Phocion (Leslie Menu), Dimas (Dominique Parent) et Corine travestie en Hermidas (Edwige Baily)

 

Sur l’île surmontée de sa cabane de toile et de bois, qui semble échapper au passage du temps, les personnages sont vêtus des beaux costumes de Christian Lacroix. Ces costumes ancrent la fable dans le XVIIIe siècle de Marivaux, un XVIIIe siècle de voyages, de rencontres et d’expériences nouvelles qui est aussi celui de Robinson Crusoé. Leurs couleurs, puisées dans une palette grise et grège, parsemée de touches marron, répondent aux verts et à l’ambre du décor.

Seule la redingote de Léonide se distingue, avec son rouge vermillon qui rappelle autant le diable (et toutes ses tentations) que l’Amour (dont la princesse se sert autant qu’elle le sert). Toutefois, l’arrivée de la jeune femme, nouvelle Ève tentatrice au sein d’un Éden artificiel, apporte peut-être moins la corruption que la libération : Hermocrate et Léontine, qui ont cru pouvoir oublier qu’ils avaient un cœur (et un corps), sont rendus à la raison des sentiments, tandis qu’Agis est initié aux aléas du désir et de l’amour.

 

Léonide, entre Ève et Orphée

Le souffle nouveau qu’apporte Léonide n’est pas seulement celui du désir : c’est aussi et surtout celui de la vie. Refuser l’Amour, c’est rejeter les peines qu’il implique, mais également ses joies les plus intenses, qui participent du caractère précieux et rare de toute vie humaine.

C’est ce qu’indique aussi l’espace théâtral quand Léonide et Corine arrivent en barque sur l’île. Leur passage d’une rive (hors scène) à l’autre (sur scène) évoque une traversée du Styx, sur une planche roulante guidée par un long bâton semblable à celui de Charon, et l’accueil que leur réserve Arlequin (Jean-Noël Brouté) est digne de Cerbère. En atteignant l’île, elles rejoignent un monde de morts-vivants : des hommes qui souhaiteraient se convaincre qu’ils peuvent n’être que de purs esprits, sans corps ni cœur, pour échapper à tout désordre et à toute souffrance. Plus qu’une nouvelle Ève, Léonide est peut-être un nouvel Orphée, venu chercher Agis parmi les morts pour le rendre à la vie autant qu’à son trône.

 

Léonide travestie (Leslie Menu) et Agis (Thibault Vinçon)

 

Le monde des vivants est celui d’où viennent Léonide et Corine et où elles retournent à la fin du spectacle, en compagnie cette fois des habitants de l’île. C’est aussi l’espace des spectateurs qui entoure la scène des Bouffes du Nord. Les deux personnages ne se rendent sur scène, lieu d’illusions dont ils sont pleinement acteurs, que pour en revenir, forts de leurs succès comme de leurs désillusions. Ils répandent le chaos pour mieux favoriser le retour à l’ordre. Or, cet ordre n’est pas celui prôné par Hermocrate au début de la pièce : c’est celui qu’avait perturbé le père de Léonide au début de la fable. La fille répare ainsi l’erreur du père.

 

De fragiles vibrations musicales

Paradoxalement, ce spectacle où l’Amour et la vie triomphent n’éveille que peu d’émotions. La traversée se fait sans heurts, en dépit des annonces de tempête. Les personnages peinent à prendre vie et à investir le bel espace insulaire.

Le projet était pourtant plein de promesses : un metteur en scène dont les qualités ne sont plus à démontrer, à la tête d’une équipe qui a elle aussi déjà fait ses preuves, avec des comédiens énergiques et dirigés avec soin, pour monter une pièce passionnante et vénéneuse sur la naissance de l’amour et la puissance du désir. Pourtant, tout glisse : aucun accroc, aucune faille pour étonner et ébranler le spectateur.

Tout témoigne d’une volonté de bien faire et peut-être est-ce là que le bât blesse. Tous, jusqu’aux comédiens, se montrent trop bons élèves, attentifs et soigneux, mais un peu scolaires. Il manque une prise de risque, une proposition d’interprétation qui tient moins de l’audace que de la nécessité face à un texte aussi subtil et complexe. Le spectacle, trop illustratif, rend compte de la fable imaginée par Marivaux, mais sans prendre parti. Peut-être le metteur en scène a-t-il voulu maintenir le sens le plus ouvert possible, pour préserver les ambiguïtés du texte et les ambivalences des personnages. Cependant, refuser les choix qu’implique une interprétation, c’est aussi renoncer aux nuances et aux reliefs qu’elle peut faire naître et qui aident à saisir une œuvre dans sa complexité.

 

Un musicien (Christophe Coin), Léonide travestie (Leslie Menu) et Hermocrate (Philippe Duclos)

 

S’il parvient difficilement à faire basculer les spectateurs aux côtés (et du côté) des personnages, ce Triomphe de l’Amour n’est pas pour autant dépourvu de vibrations. Il faut souligner en particulier les très beaux moments qu’offrent les interventions du musicien. Quand les sons du violoncelle ou de la viole de gambe de Christophe Coin tournent dans le théâtre, le temps se suspend et la représentation atteint une forme de grâce, fragile et éphémère. En partie dissimulé par la végétation sauvage qui l’environne, à la fois sobre et intense, le musicien ravive le souvenir de certains romans de Pascal Quignard. La proximité de la cabane, retraite environnée d’eau, la viole de gambe, mais aussi la modestie du costume tout autant que la solitude du personnage l’apparentent, en particulier, à Monsieur de Sainte-Colombe dans Tous les matins du monde.

 

L’ensemble forme un spectacle agréable à regarder et à écouter, mené avec intelligence, mais qui peine à atteindre les spectateurs. On comprend les affres du désir, le feu des passions, le plaisir mêlé de trouble que suscite la découverte de l’amour, sans toutefois être emporté à la suite des personnages, sans vraiment les accompagner. On reste ainsi sur le rivage, à les regarder se débattre de loin, avant de ressortir du théâtre comme on y est entré, sans craindre les éclaboussures.

 

Le Triomphe de l'Amour de Marivaux, mise en scène Denis Podalydès. Spectacle créé en mai 2018 à la Maison de la Culture d'Amiens.

Du 15 juin au 13 juillet 2018 au Théâtre des Bouffes du Nord, puis en tournée en 2018-2019.

Crédits photographiques : Pascal Gély.

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