En recréant librement Tartuffe, Oskaras Korsunovas ouvre un champ de créativité prometteur, mais se laisse dévorer par le simplisme.

 

Un plateau encombré, une caméra qui ouvre des espaces hors scène

Une haie feuillue quadrille la scène. Elle ménage des passages obligés et des espaces distincts. Au centre, un peu élevée, la table où se réunit la famille – Orgon y signera ses actes de donation. Côté cour, un pallier où se trouve un réfrigérateur – Elmire l’ouvrira pour y empoigner du champagne et boire au goulot. Puis un autre pallier pour la cuvette des toilettes – Tartuffe y plongera ses mains pour s’asperger le visage. 

Il y a le coin ordinateur, pour les jeux vidéos de Damis, un adolescent qui a vieilli sans mûrir. Côté jardin, la plateforme « rayonnages de bibliothèque », et celle « lampe de salon ». Un arbre nain, fait de carton, stylisé, plat. Enfin, des fauteuils de plastique, à médaillon, qui évoquent à la fois Versailles et Starck. À l’avant-scène, un banc transparent où Elmire convaincra Orgon de se cacher, pour surprendre Tartuffe.

Ce labyrinthe s’élève par degrés jusqu’à un écran placé au fond, centré, entouré de rideaux verts, où l'on peut lire la volonté de dénaturer la vidéo en théâtre. On peut y lire aussi celle d'assigner de nouveau la vidéo à sa fonction de représentation, c'est-à-dire prévenir que toute image est artificielle. L'image est l'artifice suprême, corrélé au système du labyrinthe, et de ses voies sans issue.

L’ensemble couvre le plateau. Les comédiens entrent et sortent par les dessous du labyrinthe, ou bien par l’avant-scène côté jardin. 

Ils sont suivis dans la coulisse par la caméra. Celle-ci délivre un autre espace de jeu, plus intimiste, plus grave. Par la sortie de secours de cette salle de concert   et toujours suivis de la caméra, les comédiens se ménagent quelques promenades extérieures, en plein soleil. Par cet accès du dehors, Orgon fait son entrée. Tartuffe l’imitera quand il sera le maître.

 

Elmire (Toma Vaskeviciute)


Des écrans qui racontent les écrans

La première scène de Tartuffe est fameuse : Mme Pernelle entre dans « la cour du roi Pétaud » qu’est devenue, à ses yeux, sa famille, depuis que sa bru, la première femme d’Orgon, mère de Damis et de Marianne, sans doute morte en couches (Molière ne précise pas), a été remplacée par Elmire, seconde épouse et belle-mère des enfants. Ni Orgon ni Tartuffe ne sont là. Tout le monde parle et se trémousse en même temps, sur la musique de Lully ou de Charpentier – dans un arrangement électro qui la rend méconnaissable – et dans une lumière stroboscopique.

La folie cesse et la caméra du metteur en scène s’active. Tandis que la famille emperruquée se défend sans succès des quatre vérités de Mme Pernelle, celle-ci s’offre à la prise de vue, elle s’écoute parler. Son image se déforme et devient un grotesque numérique  

Plus tard, Orgon en use pareillement avec la caméra. Lorsqu’il évoque son ami Tartuffe, il se place devant elle, et l’organiste (qu’on voit côté cour) lui joue la petite musique de ses propres fantasmes. Si Cléante s’approche, il lui hurle (en français) un « sortez du cadre ! », qui fait beaucoup rire, mais qui signe aussi le caractère de la situation : ces hommes du XXIème siècle ne sont pas des fous ordinaires. Ils sont dévorés d’un narcissisme étrange dont le support est l’écran connecté.

Comme Narcisse, ils risquent de se noyer en voulant saisir leur propre image. L'écran les prend au piège de leur auto-séduction, à proprement parler un mirage. La sagesse antique a identifié le mal, elle en a prescrit le remède : chercher la connaissance de soi-même dans le dialogue avec l'autre, dans la mesure où, par le jeu du questionnement, l'autre, s'il est un ami, au sens fort, platonicien, me rend le service de dévoiler mon intériorité, d'en faire une expression, ou, selon la métaphore bien connue, un accouchement. Par où l'on peut conclure que la technologie n'y est pour rien, puisque le problème n'a pas changé de nature depuis les Grecs. Il a changé seulement de modalités.

Dans la même symbolique, lorsque Orgon dévoile à Marianne, sa fille, le projet de la marier à Tartuffe, celle-ci semble ne pas l'écouter. Son attention est rivée sur son smartphone. La caméra regarde alors par dessus l’épaule de la jeune adolescente et le public aperçoit sur le grand écran du fond que celle-ci « selfise ». La fille et son père, sur l’engin, tandis qu’ils se parlent, paraissent ornés d’oreilles pointues. Puis leurs bouches se déforment, leurs visages s’animalisent, tandis que Marianne affirme qu’elle ne veut pas de ce mari et qu’une flopée d’émoticones, comme des flocons sur l’onde, se lève dans l’image. 

Ce redoublement ingénieux des écrans, qui fait rire le public, fixe pour lui le non-sens et la passivité de la gamine. Cette Marianne, en effet, n’est pas même une jeune fille, elle pianote ses SMS à des années-lumières d’Agnès, elle n’est pas même ingénue. 

La mise en scène est ici assez heureuse de rencontrer le texte, puisque Dorine intervient alors pour reprocher à Marianne une soumission trop passive. Elle fait ces reproches dans la coulisse où la caméra a suivi les deux femmes et a viré au noir et blanc. L’action est alors plus feutrée, et l’on perçoit plus gravement et plus concrètement le réel de la condition féminine. Être menacée, du côté du cœur mais aussi du côté du corps, du sexe et de la maternité à venir, par la violence la plus extrême – la plus extrême puisque cette violence se trouve toujours cautionnée par les intérêts patrimoniaux, culturels et sociaux. En être menacé, de surcroît, par la personne la plus puissante, qui devrait être la plus protectrice et la plus bienveillante qui soit, le père.

En ce sens, la réussite de cette mise en scène tient à une démonstration très élégante, fondée sur la libre créativité théâtrale : montrer l’humanité transformée en profondeur, aujourd’hui, par le consumérisme et la techno-science, sans que ses problèmes fondamentaux n’aient été réglés en quoi que ce soit. On ne pratique plus, sans doute, l’art de faire des mariages comme au XVIIème siècle, mais on sait toujours prendre les jeunes filles au piège de leur faiblesse et de leur lâcheté, dès lors qu’elles demeurent ignorantes et que règne l’abrutissement. Il suffit de se rappeler quelle culture épouvantable est enseignée par la diffusion de la pornographie chez certains adolescents. Or cette diffusion est, qu’on le veuille ou non, cautionnée indirectement par les parents, amoureux puissants de l’innovation technique.

 

Tartuffe (Giedrius Savickas), Orgon (Slavijus Trepulis), Elmire


Un spectacle qui gâche ses atouts et sa crédibilité

Jeu de la caméra pour manifester la vanité, la vacuité et le danger de l’image ; jeu de la même caméra pour générer des espaces de vérité qui demeurent des moments de théâtre ; interprétation pertinente du texte de Molière, qui s’en trouve soudain redynamisé – tout cela serait formidable si Oskaras Korsunovas était parvenu à poursuivre cette élaboration avec doigté.

Mais l’entrée de Tartuffe bouleverse à la fois la famille Pernelle et l’équilibre délicat d’une narration qui, au départ, promettait. Korsunovas choisit de faire de Tartuffe un pitre. Il n’est pas cet imposteur scélérat dont nous avons l’habitude, mais un type plutôt sympathique et presque maladroit, qui fait rire de lui, comme un Paillasse benêt et ridicule. Elmire se joue de lui, elle va loin dans la feinte et le piège, et face à elle il se retrouve tout nu, au propre et au figuré. 

Le spectacle tourne donc à la farce, et tous les traits de la mise en scène sont désormais grossis. Ainsi, l’homosexualité, que l'interprétation prête parfois à Orgon, n'est plus affaire de suggestion. Elle n'est plus l'inconscient de la relation entre les deux hommes. Loin de là. Il devient nécessaire de la mettre en avant (long baiser amoureux d’Orgon et Tartuffe), car le masque de la dévotion n’est plus crédible pour personne.

La belle ambiguïté moliéresque, qui veut qu’on ne sache jamais si la religion est attaquée pour elle-même ou seulement dans ses impostures, disparaît. Cette ambiguïté est remplacée par une autre – triviale : Trump est-il un benêt ou le summum de l’intelligence politique ? Pour souligner le rapprochement que le metteur en scène veut nous faire identifier, il n’hésite pas à projeter à l’écran les deux visages de Poutine et de Trump collés l’un à l’autre par la bouche. Pourquoi cette balourdise ?!

Pour imprimer le « message » en plus gros caractères encore et lui conférer une gravité qui n’est, en réalité, qu’une gravité d’emprunt, Oskar Korsunovas refuse la fin heureuse de la pièce (c’est-à-dire le geste du Roi en personne pour sauver Orgon et sa famille). Pour lui, le deus ex machina tourne le dos aux hommes d'aujourd'hui, il est comme ces divinités antiques dont plus personne ne pratique le culte. Deus n'est plus ; vous serez tartuffiés, nous finirons sous la botte de ces nouveaux Mussolini. L'avertissement n'est pas sans pertinence, mais il s'effondre quand il réduit Molière à une poupée dont le metteur en scène est le ventriloque. On touche ici aux limites de cet art, elles deviennent sensibles lorsqu'elles sont ainsi transgressées sans convaincre.

 

Mme Pernelle (Nele Savicenko, tournée vers le vidéaste), Elmire, Cléante (Darius Meskauskas), Damis (Kestutis Cicenas, debout), Marianne (Agnieska Ravdo)


Dynamiser et recréer Molière

La pétaudière, c’est la vie et la liberté, mais c’est aussi une certaine impuissance et une vulnérabilité. C’est une communauté faible, où l’ordre qui serait approprié, ordre légitime, peine à se construire comme à se faire respecter, si bien que le premier bouffon opportuniste venu est capable d’y imposer, sans y paraître, son autocratie, sous les couleurs du bien et de l’autorité. 

C’est, semble-t-il, aux yeux du metteur en scène lituanien Oskaras Korsunovas, la situation de notre temps : des démocraties-pétaudières, vivantes, sympathiques, mais inefficaces et vulnérables, en processus historique de destruction. Une par une, elles tombent aux mains de tristes sires (dont il est inutile de rappeler les noms).

Le spectacle commence avec finesse, il construit un jeu de scènes et de hors scènes prometteurs, il ouvre un champ de créativité qui pouvait prospérer. Malheureusement il tourne à la démonstration stérile, au « message » sans intérêt.

Toutefois, cette expérience nous rappelle pourquoi nous montons plus volontiers Shakespeare que Molière, Corneille et Racine. Les metteurs en scène français font ce qu’ils veulent du texte shakespearien, ne serait-ce que parce qu’il faut le traduire. Le metteur en scène lituanien nous fait voir, mutatis mutandis, qu'il est possible de faire ce que l’on veut d’un texte de Molière, une fois qu’on l’a sorti de la langue française. Tout l'enjeu tient alors à la capacité de s'élever à une nouvelle intelligence du texte, dans une certaine dialectique de la trahison et du respect, dont il s'agit de trouver le secret – et pourquoi pas en français, avec le texte original ?

En l'espèce, Oskaras Korsunovas a le mérite de donner l’exemple de la recherche, de la prospective, de l'audace et de la prise de risque. Il témoigne d’une liberté créatrice que le respect du texte classique ne doit pas tarir chez nous. 

 

 

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