Un livre original qui aborde la construction européenne par les idées.

Le grand danger pour l’historien de l’Europe, c’est d’écrire une histoire à la fois trop institutionnelle et téléologique, dont l’Union européenne serait l’aboutissement inéluctable, et qui n’accorderait pas de place aux hésitations et aux réflexions des acteurs. Cet écueil est d’emblée évité par Elisabeth du Réau qui pris le parti d’aborder le sujet par les idées.
 
L’auteur évoque les origines de la conscience européenne à grands traits et fait remonter, à la suite de Jacqueline de Romilly, la naissance du sentiment européen à la bataille de Salamine, lors de laquelle "les Grecs ont alors eu pour la première fois le sentiment de défendre une civilisation contre une autre". Au cours de l’histoire, la formation de l’empire carolingien, les croisades puis les Grandes découvertes et la Réforme protestante contribuent à affirmer une identité européenne commune. Après cette entrée en matière finalement un peu anecdotique, E. du Réau aborde le XIXe siècle, où émerge véritablement la notion d’Europe. Le congrès de Vienne marque ainsi la nécessité de maintenir un équilibre entre les grands pays européens. À cette perspective s’oppose celle du Printemps des peuples, qui culmine au congrès de la Paix de 1849, au cours duquel Victor Hugo propose la création d’un parlement européen, commun à plusieurs nations. Les thèmes sont "suggestifs" mais les propos "assez peu argumentés". Surtout, les tentatives européistes pèsent peu face aux tensions nationalistes que connaît l’Europe à la fin du XIXe siècle.

Après la Première Guerre mondiale, les intellectuels mettent en avant le "déclin de l’Europe". Une organisation européenne apparaît comme une réponse à ce déclin et comme une garantie de paix, comme en témoigne le titre de l’ouvrage de Gaston Riou, S’unir ou mourir. Des associations européistes se créent, dont l’emblématique Paneuropa, de Richard Coudenhove-Kalergi, qui militent pour une organisation de l’Europe, au sein de la Société des nations ou bien en-dehors, à vocation fédéraliste ou bien simplement intergouvernementale, à destination de toute l’Europe, ou bien seulement d’ensembles régionaux. D’autres mettent en avant la nécessité d’une Europe économique ou du moins la formation d’un grand marché européen. Le point d’orgue politique de ce foisonnement est le projet qu’Aristide Briand présente devant la SDN en septembre 1929, au cours d’un discours où il évoque "une sorte de lien fédéral entre les peuples européens". Son projet est confié à une commission d’études dont les travaux s’enlisent et il n’y est finalement pas donné suite. Le contexte international et l’affaiblissement de la Société des Nations condamnent par la suite les projets européistes.

L’ouvrage est muet sur les projets régionaux des années 1930 et sur l’évolution des associations européistes au cours de la décennie. Il n’évoque pas non plus les projets d’Hitler sur l’Europe, pas plus que les conceptions européennes des Résistants, comme le projet fédéraliste du manifeste de Ventotene, rédigé par Spinelli et Rossi en 1943. Finalement, on quitte l’échec du plan Briand pour arriver presque directement sur l’après-guerre.

La Libération constitue une période fondamentale. Une nouvelle génération arrive aux postes de décisions, tandis que l’idée d’Europe a germé. Mais surtout, le contexte impose des décisions et des réalisations. C’est le moment où le mythe de l’Europe devient réalité. Le débat principal oppose les tenants de l’unionisme, partisans d’une coopération étroite entre Etats, aux fédéralistes, qui se montrent plus audacieux et souhaitent déléguer à une fédération certaines des prérogatives étatiques. Le Ccongrès de La Haye de 1948 marque la victoire des premiers. Des institutions se mettent en place, à commencer par le Conseil de l’Europe, issu directement des discussions tenues lors de la conférence. La première moitié des années 1950 voit la constitution de la CECA puis l’échec de la CED et de la Communauté politique européenne.

L’Europe communautaire ne constitue que la troisième partie de l’ouvrage. Elle n’est pas le sujet principal du propos d’Elisabeth du Réau mais constitue plutôt la réalisation de l’idée d’Europe, avec laquelle elle finit par se confondre. Le livre retrace donc les grandes étapes de la construction européenne, depuis la "relance" de Messine en 1955 et le traité de Rome jusqu’aux élargissements successifs. Pour autant, il ne s’agit pas de décrire le processus pour lui-même. Celui-ci est toujours replacé dans le contexte international, d’abord celui de la Guerre froide et de la Détente, puis de l’effritement du bloc soviétique. L’auteur montre comment l’Europe est perçue, aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur, à l’ouest qu’à l’est.

La fin du livre présente les débats qui se posent depuis les années 1990 et qui ne sont pas véritablement tranchés à l’heure actuelle : comment construire l’Europe politique en dépassant le traité de Maastricht ? Quelle place pour l’Europe de l’Est au sein de l’Union européenne ? Quel est le statut de l’Europe dans le monde, son rôle vis-à-vis des pays du Sud ?

Paru pour la première fois en 1994, l’ouvrage constituait alors une approche originale, en ancrant la construction européenne dans une histoire plus longue. Pour cette nouvelle édition, Elisabeth du Réau a complété la dernière partie et propose une mise à jour bibliographique. Elle nous rappelle que la construction européenne n’est qu’une réponse aux multiples questions posées par l’Europe, depuis le XIXe siècle, qu’elle est le fruit d’une longue suite d’interrogations, de tâtonnements et de compromis.


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Crédit photo : JaHoVil / Flickr.com