« Etre lévinassien, c’est être attaché à ce que cette éthique a de littéralement insupportable – à ce qu’elle a de trop difficile. »

François-David Sebbah, spécialiste de la pensée de Levinas, présente ses réflexions les plus récentes que lui inspire ou qui ont pour thème l’œuvre ce philosophe. Mais ce qui confère à ce petit livre une intensité et un intérêt particulier, c’est qu’il n’y étudie pas la pensée de Levinas en tant que telle. Il s’attache plutôt à lier le constat de notre condition – cette « débâcle » qui servait de point de départ à la réflexion du philosophe – à la méthode, ou au geste par lequel on peut vivre véritablement à travers cette débâcle. D’ailleurs F.-D. Sebbah prend soin de situer son discours dans un temps et dans un espace bien délimités (aujourd’hui, en occident).

 

Notre « débâcle »

Pour François-David Sebbah, il importe peu de savoir de quel événement précis parle Levinas quand il dépeint ou décrit la débâcle, parce qu’elle touche à une catégorie, constitutive du rapport au monde de chacun, et par lequel il a accès au monde. La débâcle est alors pensée comme révélant « existential », voire comme « la structure et la tonalité fondamentales de l’exister humain comme tel : l’exister humain comme « être-au-bord-du-gouffre » »   . Rappelons que Levinas se veut héritier de Heidegger qui, le premier, et pour le dire rapidement, s’attache à penser la condition humaine moins en tant que substance, intériorité ou conscience réflexive, que comme être-au-monde, c’est-à-dire dans la mesure où elle est conditionnée par son rapport au monde, et où ce rapport au monde possède plusieurs niveaux et caractéristiques. L’idée, alors, de F.-D. Sebbah, est de de considérer que « l’être-au-bord-du-gouffre » qui rend compte de cette condition dans la pensée de Lévinas est une structure qui nous touche tous, comme, par exemple pour Heidegger l’être-avec (qui signifie que nous sommes tous tels que le rapport à autrui est une dimension structurante de notre être, fût-ce l’absence de cette relation, dans la solitude).

Par ailleurs, et c’est ce qui fait une des grandes particularités de ce texte, François-David Sebbah s’appuie d’abord sur les analyses des ébauches de romans de Levinas, accessibles depuis quelques années, mais que le philosophe n’a pas jugé utile de publier, sans doute parce que, restés à l’état de fragments peu nombreux, ces textes n’étaient pas aboutis, et que les romans que Levinas avait l’ambition d’écrire sont restés inachevés. Réfléchissant sur l’inachèvement de ces textes, F.-D. Sebbah conclut que quelque chose de la langue du Claude Simon de la Route des Flandres ou de P. Modiano manque à l’écriture de Levinas pour peindre la débâcle : « Les romans de Levinas démentent par trop l’épreuve qu’ils veulent traduire : narration trop classique, trop prise dans les codes du roman du XIXe siècle, produisant dans la maîtrise un récit et un monde : narrateur constituant, auteur intact, monde restauré. La langue de la débâcle manque. On y voit se reconstituer du sens dans l’activité d’un sujet. La débâcle se trouve niée dans l’écriture qui cherche à l’exprimer »   .

La thèse de l’auteur est originale : il attribue à la « débâcle » dans les textes de Levinas une valeur d’épochè. Qu’est-ce à dire ? L’épochè, dans la phénoménologie de Husserl, dont se réclame également Levinas, est la suspension de la thèse d’existence. C’est une abstention par laquelle je m’abstiens de toute croyance empirique pour que la thèse de l’existence du monde empirique ne soit plus valable pour moi. Je n’effectue plus l’acte de croyance existentielle propre à l’expérience naturelle. Dans l’épochè, il y a une pratique de l’abstention envers le donné intuitif. Elle conduit à la réduction phénoménologique. Cette dernière, ayant mis entre parenthèse la réalité, ouvre à ce qui, de cette manière, est rendu accessible. La réduction des choses à leur aspect phénoménal fait que ma conscience peut se découvrir comme donatrice de sens. Ce qui m’est propre, c’est le monde en tant qu’il est pour moi.

Or, prend bien soin de préciser François-David Sebbah, si la « débâcle » fait office d’épochè, c’est qu’elle nous fait accéder à une autre structure de la réalité que la réalité empirique, que celle à laquelle on croit dans l’attitude naturelle, c’est-à-dire à laquelle on croit ordinairement et le plus souvent. Mais tandis que chez Husserl la conscience est donatrice de sens et qu’elle me permet de constituer mon monde, chez Levinas, il n’y aucune instance qui soit capable de constituer un monde. Bien plutôt, et c’est ce que révèle la débâcle, le monde n’est pas constitué per se, et c’est seulement de façon superficielle que nous pensons, ou que nous croyons qu’il a des règles constitutives, une logique, une cohérence, une consistance. Ce que révèle la débâcle, c’est le caractère fondamentalement insensé du monde, et même, à proprement parler, l’absence de monde en tant que tel   . Et de façon très pertinente, l’auteur conclut de cette mise en évidence de l‘absence de sens du monde, que nous révèle la débâcle, que c’est comme « philosophie de et du survivant » que se déploie la philosophie de Levinas, conçue comme réponse à cette débâcle.

En effet, analysant ce que Levinas nomme la « scène d’Alençon », présente dans son roman inachevé qu’on trouve au troisième volume de ses Œuvres, mais que Levinas évoque, étudie et rappelle dans le premier volume de ses Œuvres, François-David Sebbah la considère comme « pensée-situation » dans la mesure où elle serait irréductible à une occurrence mondaine situable dans l’histoire. Que décrit cette scène ? Le monde habituel vit sa vie ordinaire. Puis tout change, non pas à cause d’événements de grande importance, mais à cause de presque rien, c’est-à-dire que « l’ordinaire de la vie est, d’un coup, pris dans la lumière crue de la défaite ». C’est très précisément cette mise au jour que l’auteur lit comme la « suspension de la thèse du monde »   . Ce que la débâcle met aussi au jour, c’est que l’être ne suffit pas au sens, et que les institutions qui garantissent l’ordre républicain garant de la vie ordinaire paisible n’ont aucune assise solide dans l’être. Et c’est à la révélation de l’inconsistance de ce qu’on croit être le monde que nous conduit la débâcle. Comme l’écrit F.-D. Sebbah : « la débâcle révèle donc le fond de l’être pour ce qu’il est, et, par contraste et contrecoup, sa surface pour ce qu’elle est : comédie de l’ordre harmonieux ; l’ordre harmonieux comme comédie ou théâtre – scène en ce sens (…) Mais l’être en débâcle voit s’effondrer l’ordre officiel, révélé alors comme n’étant rien qu’une pellicule fragile et lacérée, interrompue »   . Cette analyse de la débâcle mène à ce que F.-D. Sebbah appelle la « désolation radicale » : je suis seul, sans monde et l’idée même de justice s’est effondrée. Aussi l’auteur note-t-il que le sentiment produit en nous par la débâcle est ambivalent, dans la mesure où c’est une épreuve qui nous tombe dessus (et non une quête philosophique délibérée comme la réduction phénoménologique et l’épochè husserliennes) occasionnant désolation, mais où elle constitue en même temps un accès au caractère insensé du monde.

Pour renforcer sa thèse, François-David Sebbah évoque plusieurs lieux de la pensée de Levinas dans laquelle on retrouve des allusions à cette scène, ou à ce qu’elle met au jour. L’auteur cite notamment la préface, relativement connue, de Totalité et infini, dans laquelle il lit « la guerre se produit comme l’expérience pure de l’être pur, à l’instant même de la fulgurance où brûlent les draperies de l’illusion » comme une allusion aux « draperies qui brûlent » de la scène d’Alençon. Il évoque également le texte intitulé « Sans nom » dans lequel Levinas explique que rien après la Shoah « n’a pu combler ni même recouvrir le gouffre béant ». Un fois révélée, la débâcle continue, dure et s’étire. Mentionnant la phrase « Lorsque les draperies ont une fois brûlé, le tissage d’un nouveau manteau de décorum, d’autorité et de civilité, ne peut que porter la marque indélébile de la rupture et laisser entrevoir ce qu’il s’efforce de recouvrir », François-David Sebbah la rattache également à la débâcle. De même, dans « Tout autrement », texte consacré à Derrida, on retrouve tous les traits de la débâcle   et Levinas semble suggérer que Derrida fait figurer la débâcle au cœur de la philosophie   .

 

Passé, souvenir et survivance

Alors que la première partie du livre s’appuyait principalement sur les textes du « premier » Levinas, sur ceux qu’il a écrit au début de son activité philosophique (et romanesque), la deuxième partie du livre est consacrée à ce que l’auteur appelle « l’éthique du survivant », autrement dit la réaction éthique de celui qui, après l’expérience de la débâcle, y survit. Dans cette perspective, c’est plutôt sur les derniers textes de Levinas que se penche l’auteur.
François-David Sebbah analyse la critique, répandue dans l’œuvre de Levinas, mais principalement dans Totalité et infini, du temps de l‘histoire écrite par l’historien. En effet, comme le note l’auteur, « si le temps de survivant », le temps de l’histoire écrite par l’historien, intègre la vie des disparus dans la totalité « objective » d’un temps impersonnel qui rassemble la présence du Monde dans la continuité d’une « histoire », alors paradoxalement mais de manière cohérente, il sera « annulation de la séparation qui fait le soi »   . La séparation est ici vue comme ce par quoi la subjectivité se subjective comme pouvoir de mettre à part et de se sortir du monde des objets. La séparation individualise et singularise. Autrement dit, le danger pour l’historien est qu’il associe, mêle ou confonde le temps d’un individu singulier avec le temps général, historique, impersonnel, flux universel dans lequel l’historien noierait toutes les particularités pour les y fondre, les y intégrer – même si ce faisant, l’historien pense préserver la vie d’autrui de l’oubli. Car en agissant ainsi, en faisant d’une singularité un dénombrable dans un ensemble emporté par l’histoire, l’historien réduit cette singularité constitutive de son unicité et de son identité. Ce qui compte, aux yeux de Levinas, ce n’est pas que ma mort soit intégrée à l’histoire produite par l’historien, mais qu’elle consacre la séparation   .

Dès lors, l’auteur constate que dans sa dernière période, Levinas identifie de plus en plus l’épreuve éthique comme « mourir pour autrui » et le « sujet » de cette épreuve éthique comme « survivant » (à la mort d’autrui). Les analyses de Levinas prennent alors directement et formellement le contre-pied des analyses d’Heidegger. Il y a un renversement de l’être-pour-la-mort heideggérien en être-pour-l’autre, que commente ainsi François-David Sebbah : « et cette épreuve du mourir de l’autre constitue le soi qui s’y décide en survivant ». Le « sujet » de cette épreuve – dont « je » ne suis précisément pas le « sujet » puisqu’elle me dépouille de tous mes pouvoirs de sujet – est le témoin. Dans le rapport au mourir d’autrui, tous mes pouvoirs s’effondrent ; n’en reste qu’un seul, un « pouvoir » qui en est à peine un puisqu’il n’est pas le mien (mais me vient de l’autre ; mais est tel qu’en lui le « je » vient, et vient à lui-même depuis l’absolument autre) : témoigner. Le survivant, le témoin. En un sens, survivre c’est témoigner, et inversement »   . Le survivant comme témoin est connoté positivement, à l’inverse du survivant comme historien.

Aussi, dans la dernière période de l’œuvre, la vulnérabilité se précise comme mortalité. L’injonction éthique présente depuis longtemps dans la pensée de Levinas devient plus spécifiquement un « préserver de la mort » et le « mourir pour autrui » signifie « un mouvement de dés-intér-essement absolument radical », un autre nom de l’amour   ). Quelque part, pour Levinas, on n’a pas de droit à exister, et on en ressent une culpabilité qu’on tente d’exorciser en se dévouant à l’autre, qui apparaît fragile et pauvre dans le reste de l’œuvre de Levinas, et qui se spécifie en mortalité. Or, toute tentative pour préserver autrui de sa mort est vaine et vouée à l’échec : je ne peux que me sentir coupable de sa mort, quoique j’aie fait pour essayer de l’éviter ou pour l’adoucir. Comme l’écrit F.-D. Sebbah : « si je témoigne pour Autrui qui fut vivant, c’est que je suis vivant alors que lui ne l’est plus, c’est-à-dire structurellement sur-vivant (à la mort de l’autre), échouant nécessairement à sauver l’autre de la mort, échouant à me substituer à lui jusqu’à prendre sur moi sa mort en tant que telle, son mourir ; donc coupable (de n’avoir pu le sauver absolument). Ma responsabilité aura toujours déjà failli, aura toujours déjà muté en culpabilité »   .  Cette culpabilité inévitable, due à un échec pourtant nécessaire, engendre une souffrance. Mais cette souffrance, bien que Levinas ne sombre pas dans le dolorisme, n’est pas inutile, puisqu’elle me porte « porte au-delà de mon intéressement à moi-même – au-delà de l’être »   .

 

Être lévinassien

Réfutant alors quelques lieux communs éculés sur la pensée de Levinas, François-David Sebbah précise ce qu’il faut entendre par compassion et amour pour Levinas, loin de toute simplification lénifiante : la compassion, pour Levinas, n’est pas une sympathie bienveillante pour autrui, mais au contraire une souffrance insupportable devant la mort d’autrui. C’est l’occasion, pour l’auteur, de s’interroger sur le sens qu’aurait l’expression « être lévinassien ». Loin de tomber dans une vulgate lévinassienne sur le visage ou les droits de l’autre homme, c’est vers ce qu’il y a de paradoxal et de désespéré que s’engage l’auteur. « Si « être lévinassien » veut dire quelque chose, écrit François-David Sebbah, alors il me semble qu’être lévinassien c’est être attaché à ce que cette éthique a de littéralement insupportable – à ce qu’elle a de trop difficile »   . Ce parti pris ne revient certes pas à nier qu’il est bon d’être à l’égard d’autrui, de respecter son point de vue et de faire droit à sa singularité, mais il faut que ces actes soient soutenus par l’éthique impitoyable du survivant que l’auteur a mise au jour : moi coupable, sous peine de voir la morale s’effondrer sous sa propre caricature   .

Mais concrètement alors, s’il fallait glaner auprès de Levinas de quoi guider notre action quotidienne, que retenir de son éthique ? Dans la dernière page de livre est rappelé un passage dans lequel Levinas explique qu’on trouve un peu de dés-inter-essement dans « le ‘après -vous Monsieur’ ». François-David Sebbah écrit alors : « nous sommes souvent, sans doute le plus souvent, dans le « peu ». Et le « peu » de la politesse ou de la « petite bonté » éclaire les arrangements et les compromis que, dans l’être, les conatus crispés au bord du gouffre que nous sommes inéluctablement passent entre eux. »   . Et l’injonction que l’auteur s’adresse en même temps à ses lecteurs peut nous aider à vivre, sinon une vie de sainteté, comme le décrit Levinas, du moins ce qui pourrait s’apparenter à une vie bonne : « Alors tâchons de continuer à retourner la débâcle en signifiance et en amour – petites choses, petites bontés, inlassablement répétées au bord du gouffre, en négociant sans cesse avec l’irréductible crispation égoïste de nos existences – tout près des fantômes, si loin. »