Un portrait de Perrault, défenseur des Modernes et cheville ouvrière de la politique de Louis XIV.

Cendrillon, Peau d’Âne, La Belle au Bois dormant… Les histoires imaginées par Perrault doivent souvent leur célébrité à l’opéra ou au cinéma. Mais que savons-nous de leur auteur ? Patricia Bouchenot-Déchin revient dans ce livre sur le parcours de Charles Perrault en tant qu’homme de lettres et intendant des chantiers ordonnés par le roi – celui de Versailles notamment, qui débute en 1661. Charles Perrault, en effet, n’a rédigé ses Contes qu’à la fin de sa vie, et encore ne les a-t-il pas signés de son nom mais de celui de son fils, P. Darmancour   .

Il a en revanche déployé toute son énergie à servir le roi et à défendre sa position de « Moderne » dans la célèbre querelle des Anciens et des Modernes qui a traversé le xviie siècle et l’a notamment opposé à Racine et Boileau. « Par l’abondance de ses écrits, l’audace de ses prises de position et leurs excès, Charles Perrault a contribué de manière essentielle à réactiver […] la plus longue, la plus formidable et la plus rocambolesque bataille littéraire comme la France possède le génie d’en accoucher chaque siècle. » La biographe entend ainsi faire découvrir ou redécouvrir au lecteur la vie d’un homme dont l’importance a peut-être été occultée par le succès même de ses derniers écrits. Pour cela, elle recourt à une documentation riche et partiellement inédite, ainsi qu’aux Mémoires de Perrault.

Son livre est construit en quatre « éléments », chacun représentant une saison et une période de la vie de Perrault. Cette organisation fait référence à la théorie dite des « quatre éléments », qui a plusieurs fois inspiré l’écrivain dans sa volonté de servir le pouvoir, comme le montrent les tapisseries du roi et leurs devises   ou même les aménagements architecturaux réalisés à Versailles. Dans les lignes qui suivent, nous ne reviendrons pas sur chaque « élément » mais sur deux aspects majeurs de la personnalité de Charles Perrault qui traversent l’ouvrage : son engagement au service du pouvoir, puis ses prises de position en tant que « Moderne ».

 

Dans l’ombre du pouvoir

Charles Perrault a d’abord été un homme au service du pouvoir. Né en 1628 dans une famille de la bourgeoisie aisée, il étudie à Paris, au collège de Beauvais. Il semble qu’il ait eu dès son enfance des dispositions à l’éloquence et un esprit vif. Perrault s’engage dans une carrière d’avocat mais il tarde à obtenir ses licences et ce métier n’est, à l’évidence, pas une vocation. Très proche de ses frères, en particulier de deux d’entre eux (Pierre et Claude), il va collaborer avec eux et les soutiendra lorsque ses responsabilités auprès de Colbert et du roi lui permettront de le faire. Pierre travaille dans les finances mais accumulera les dettes ; quant à Claude, il est médecin de formation mais exercera surtout le métier d’architecte car « il appartient à cette élite curieuse, studieuse, pluridisciplinaire qui, comme telle, est capable d’aborder tous les sujets ». L’occasion est toute trouvée pour ces trois frères de collaborer ensemble lorsqu’après le décès de leur mère Pierre hérite en 1657 d’une propriété familiale à Viry qu’il va entièrement réaménager : « Pierre, Nicolas [autre frère de Perrault] et Claude dessinent l’ensemble ; Charles se voit confier la gestion du projet et du chantier. » La propriété de Viry, que Patricia Bouchenot-Déchin décrit, va devenir un lieu de rassemblement pour les poètes et artistes proches des Perrault. « L’aménagement d’une grotte, écrit la biographe, la construction de bassins et de fontaines, nés de l’imagination de Charles, du coup de crayon de Claude et des recherches hydrauliques de Pierre, contribuent à la réputation du lieu que les poètes ne tardent pas à célébrer. » Aussi ce projet jouera-t-il un rôle important dans les carrières de Claude et de Charles Perrault, ce dernier apprenant sur le chantier le métier d’architecte.

Reste pour lui à s’attirer les faveurs du roi Louis XIV qui, à la mort de Mazarin en 1661, décide de régner seul. Perrault rédige à cette intention plusieurs écrits de circonstances, dont une Ode sur la paix et un Discours sur l’acquisition de Dunkerque (très remarqué). Il entre alors comme « commis » auprès de Colbert, devenu surintendant des Bâtiments en 1664. Patricia Bouchenot-Déchin nous rappelle l’importance de sa tâche. Le mot « commis », en effet, ne désigne pas un travail de domestique mais celui qui consiste à visiter les chantiers, à veiller aux commandes et à la rétribution des artisans, etc. En d’autres termes, Perrault travaille à un rythme effréné et gagne en estime auprès du roi qui le nomme membre de la Petite Académie (ancienne Académie des inscriptions et belles-lettres), puis, en 1672, contrôleur général des Bâtiments, Arts et Manufactures. Sans doute la visite quotidienne des chantiers du Louvre, de Saint-Germain-en-Laye et de Versailles aura-t-elle inspiré à Perrault les décors de ses Contes. Par son activité d’intendant, l’écrivain est en tout cas plongé dans la vie politique et artistique de son époque.

 

Un « Moderne »

C’est avec la même énergie que Perrault s’est engagé dans la querelle des Anciens et des Modernes qui a traversé tout le xviie siècle et concerné tous les arts – dans un long poème intitulé La Peinture et publié en 1668, Perrault prend ainsi la défense de Le Brun dans la querelle dite « du coloris » qui oppose les partisans du dessin à ceux de la couleur. À en croire les Mémoires qu’il a rédigés à la fin de sa vie, Perrault aurait même été un « Moderne » dès son plus jeune âge. Au collège de Beauvais, ses idées nouvelles lui auraient valu l’interdiction de débattre avec les élèves soutenant leur thèse. Les frères Perrault rédigent aussi dans leur jeunesse une parodie du livre VI de l’Énéide, à laquelle Charles travaille avec application.

Mais l’appartenance de Perrault au camp des Modernes, nous rappelle Patricia Bouchenot-Déchin, est aussi un soutien affiché au pouvoir royal. L’une des thèses défendues par ce camp est en effet que le siècle de Louis XIV, par sa grandeur et son degré de perfection, est à même de produire des chefs-d’œuvre dignes de l’Antiquité. L’affirmation est polémique et Perrault se heurtera aux idées de Boileau, ardent défenseur des Anciens. La publication de l’Art poétique en 1673 (dont l’impression a d’abord été interdite en 1671) va donner lieu à de vifs échanges. Au quatrième chant de cet ouvrage, Boileau attaque personnellement Perrault et son frère Claude, dont il raille les piètres qualités de médecin. Charles réplique par une fable, « Le corbeau guéri par la cigogne » ; Boileau renchérit à son tour dans une épigramme, et ainsi de suite. Boileau a manifestement nourri quelque rancœur contre Claude Perrault qui n’a su guérir sa « maladie de la pierre » ; mais la querelle mobilise plus largement le public mondain qui se tient régulièrement informé de ses soubresauts, et auprès duquel Boileau recherche un soutien qu’il ne peut obtenir des ministres.

De même, Perrault trouve en Racine un adversaire de poids. Le tragédien, qui deviendra comme Boileau historiographe du roi, critique en effet le style de Quinault (un « Moderne » et ami de Perrault), compositeur des livrets d’opéra de Lully. La querelle se noue en particulier autour d’Alceste, tragédie lyrique dont les répétitions à Versailles ne manquent pas d’émouvoir celles et ceux qui, comme Mme de Sévigné, ont le privilège d’y assister. L’ouvrage n’a pourtant qu’un accueil médiocre lors de sa représentation à Paris. Perrault prend alors la défense de Quinault dans sa Critique de l’Opéra (1674). Il y oppose le « degré de raffinement et de civilisation atteint par le siècle de Louis XIV à la rusticité des mœurs et des sentiments du temps d’Euripide ». Cependant, il fonde son argumentaire sur une traduction erronée du dramaturge grec, ce qui lui vaut d’être blâmé par Racine qui rédige, pour lui répondre, une préface à Iphigénie – en vérité, Perrault accorde la plus grande importance à la traduction des auteurs antiques. Cependant, même si sa position en faveur des Modernes est un soutien éclatant au roi – Le Siècle de Louis Le Grand, lu à l’Académie française en 1687, en sera la preuve – l’auteur des Contes sera progressivement évincé de ses fonctions par le clan Colbert puis, à la mort de ce dernier, par Louvois.

 

Dans l’intimité d’une œuvre

Prodigue en détails plaisants, l’ouvrage de Patricia Bouchenot-Déchin brosse donc un portrait de Perrault en défenseur des ambitions du roi et de la « modernité » qui leur est intrinsèque. Mais la biographe s’intéresse aussi à l’œuvre de Perrault sous un angle plus familier ou « intime ». L’Apologie des femmes, par exemple, montre la modernité des idées de Perrault en matière de vie conjugale. Répondant à Boileau, qui jugeait dans l’une de ses satires que les femmes honnêtes étaient rares à Paris, Perrault se livre dans ce texte à un éloge de la vie en couple qui n’est pas sans faire écho à sa vie personnelle. En 1672, il a épousé Marie Guichon, une femme plus jeune que lui, et il semble avoir éprouvé pour elle un attachement sincère. Patricia Bouchenot-Déchin relate les circonstances de leur mariage et s’attache à montrer qu’il ne présentait pas d’intérêt financier pour Perrault – Colbert l’aurait même dissuadé de se marier et aurait jugé la dot peu conséquente. Loin de l’image figée des barbons de Molière, Perrault semble avoir prêté attention à sa femme et aux plaisirs partagés de la vie conjugale. Il critique d’ailleurs, dans son Apologie, ceux qui « ne comprennent point que pour vivre content, / Le choix de la personne est [dans un mariage] le plus important ». Aussi sa vision du couple vient-elle « surprendre l’image que l’on se fait des relations hommes-femmes à cette époque ». Et la biographe de préciser que Perrault n’aura cessé, dans son œuvre, de « promouvoir la femme ».

Plus généralement, c’est l’image d’un mari et d’un frère aimants qui ressort de ce livre. L’attachement de Perrault à ses frères, à son foyer et à ses amis proches l’a déterminé plusieurs fois à prendre la plume pour défendre, au-delà de ses seuls intérêts, les personnes de son entourage. Le décès de Marie Guichon en 1673 semble donc lui avoir causé un immense chagrin, qui jette une ombre sur la fin de son existence. N’ayant pas procédé à l’inventaire des biens de la défunte, il est attaqué en justice par ses propres enfants. La rédaction des Contes intervient dans ce contexte de désillusions personnelles. Perrault n’a alors plus d’entrée à Versailles, il a quitté ses fonctions d’intendant et a même été exclu de la Petite Académie. Seul son travail au sein de l’Académie française lui permet encore de s’illustrer en tant qu’homme de lettres ; c’est d’ailleurs pour un concours d’éloquence organisé par l’Académie qu’il rédige Grisélidis. Il est à noter que Perrault aura largement contribué à la pérennité de cette Académie en la dotant de moyens, en réglementant le statut de ses membres et en leur assignant des missions précises   .

L’intérêt de l’ouvrage de Patricia Bouchenot-Déchin, par-delà son érudition et la précision de ses recherches documentaires, est bien de faire redécouvrir au lecteur la richesse de l’œuvre de Perrault et sa singulière modernité