La célèbre bataille du dimanche 27 juillet 1214, remportée par le roi de France Philippe-Auguste, a été l’objet de nombreux mythes et fantasmes.

Un nouveau livre sur la bataille de Bouvines a de quoi étonner, tant l’événement a déjà été traité. En 1973, Georges Duby avait fait date avec son Dimanche de Bouvines. Pourtant, Dominique Barthélemy montre que le sujet est loin d’être épuisé. Lui-même élève de Duby, il est aussi l’un de ses principaux contradicteurs. Il a par exemple réfuté l’idée d’une mutation féodale en l’an Mil, et souligné que les transformations sociales et culturelles se sont faites sur le long terme, dès le ixe siècle.

Dominique Barthélemy a également accordé une grande place à l’anthropologie dans ses travaux. L’étude des pratiques et comportements féodaux lui ont permis de contribuer à corriger l’image d’un Moyen Âge « barbare ». Les pratiques féodales apparaissent bien plutôt comme autant de modes de régulation de la société.

A la lumière de ces analyses, il propose d’abord, dans sa Bataille de Bouvines, de relire l’événement afin de comprendre ce qui se joue véritablement sur le champ de bataille où s’opposent des chevaliers de France à ceux de Flandres, d’Angleterre et du Saint-Empire. Sur la base de cette mise au point, il nous entraîne ensuite dans les réécritures successives de Bouvines à travers les siècles jusqu’à nos jours. De la propagande capétienne en passant par le roman national, il s’agit de décrypter les multiples légendes de l’événement.

 

Prélude à la bataille : l’interaction féodale

Dominique Barthélemy commence par planter le décor : l’action se déroule en Flandres, aux confins nord-est du royaume de France gouverné par Philippe Auguste. Pour autant, ce qui se joue à Bouvines dépasse largement ce cadre régional puisque le roi de France se trouve opposé, non seulement à des Flamands, mais aussi à des hommes envoyés par le roi d’Angleterre Jean Sans Terre, ainsi qu’aux troupes du Saint-Empire. Tous sont conduits par l’empereur Otton. Ce qui intéresse l’historien ici, ce sont les relations féodales qui se nouent et se dénouent depuis le xiie siècle entre souverains et vassaux – autrement dit, l’interaction féodale.

Dans cette interaction, nous avons souvent tendance à voir avant tout une guerre violente et peu régulée entre chevaliers. En réalité, Dominique Barthélemy souligne que la guerre féodale répond à des pratiques codifiées qui cherchent à encadrer et limiter la violence entre nobles. Elle procède en effet moins par des combats sanglants et répétés que par des tentatives d’intimidation, par des démonstrations de force ou alors par de brèves escarmouches. Au cœur de ces interactions, on retrouve évidemment les grands souverains européens et leurs manœuvres politiques et matrimoniales qui entraînèrent la bataille de Bouvines. Toutefois, le livre s’attache aussi à étudier dans le détail les grands vassaux impliqués dans l’affaire. Cela permet notamment de mettre en lumière les réseaux de clientèle autour de chaque souverain.

L’un des principaux personnages du livre est Renaud de Dammartin. Puissant comte de Boulogne, il est à la fois vassal des Capétiens et des Plantagenêt, ce qui le place dans une position ambiguë et riche de potentialités pour naviguer d’un camp à l’autre. En 1197 il est plutôt du côté anglais, avant de revenir du côté français en 1204 lors de la campagne qui permet à Philippe de conquérir la Normandie. Toutefois, à partir de 1211, il devient un des hommes de confiance de Jean sans Terre, qu’il aide à mobiliser la coalition contre le roi de France. Sa trajectoire souligne que les retournements successifs font partie du jeu féodal, en particulier dans une zone frontalière comme dans le nord-est du royaume où les ralliements sont souvent forcés, improvisés et provisoires. Enfin, un chapitre entier est consacré à sa capture par les chevaliers français après la bataille de Bouvines. C’est l’occasion d’étudier la manière dont la figure du traître est présentée dans les chroniques : à la fois terrible et magnifique.

 

Redécouvrir Bouvines et la guerre féodale

Parmi les mythologies dont Bouvines est prisonnière, il y a celle de la bataille épique et décisive. Dominique Barthélemy souligne au contraire qu’il s’agit d’un affrontement improvisé qui aurait pu ne jamais avoir lieu. Comme il est de coutume dans la guerre féodale, les osts adverses manœuvrent en région frontalière, sans chercher le combat frontal. Ils procèdent par brèves escarmouches ou démonstrations de force. À l’issue de ces opérations finalement peu belliqueuses, chacun s’apprête à rentrer chez lui. Philippe Auguste s’arrête au niveau de Tournai pour faire demi-tour tandis que dans le camp adverse, le seigneur Waleran de Limbourg vient de négocier une trêve secrète avec le roi de France et abandonne les opérations avec ses 700 chevaliers. Finalement, l’empereur Otton, après quelques hésitations, décide de lancer une attaque éclair sur l’arrière-garde française au niveau du pont de Bouvines : l’objectif est de montrer sa bonne volonté à son allié Jean sans Terre, éventuellement de faire quelques prisonniers, et de s’en retourner chez lui.

C’est alors que les combats éclatent. Ils prennent une tournure épique, sous la plume du premier et principal chroniqueur de Bouvines, Guillaume le Breton. Il était chapelain du roi de France, témoin des événements et auteur de deux récits de la bataille : les Gesta Philippi Augusti, écrits peu après 1214, et la Philippide, composé en vers dans les années 1220. Notre perception de Bouvines est largement tributaire de ces descriptions grandioses et saisissantes de la bataille que Dominique Barthélemy entreprend de décoder. À cet égard, l’historien se refuse à une énième cartographie de la bataille où les participants seraient représentés par des régiments de forme rectangulaire se faisant face. Une telle vision des choses nous est héritée des historiens militaires du xixe siècle qui étudiaient le Moyen Âge à l’aune des guerres napoléoniennes modernes.

Or, les règles du combat médiéval obéissent à d’autres logiques qui apparaissent lorsqu’on s’intéresse aux affrontements entre chevaliers. À la manière du tournoi, on cherche à désarçonner et à capturer l’ennemi pour faire du butin. En revanche, on fait en sorte de ne pas le tuer. Ce ménagement ne manque pas d’étonner les lecteurs contemporains, habitués aux batailles sanglantes du cinéma hollywoodien. Il s’explique par trois éléments. D’abord, les armures permettent d’éviter les coups mortels. Ensuite, plusieurs des chevaliers qui s’affrontent se connaissent déjà mutuellement, notamment du fait qu’ils se côtoient dans les tournois ou les cours. Enfin, le scrupule religieux conduit à éviter de tuer l’adversaire, surtout si l’on combat un dimanche comme à Bouvines. Ces éléments renvoient à la « chevalerie » comme ensemble de normes et de valeurs plus ou moins explicites que partagent les chevaliers et qui conditionnent leurs rapports entre eux, à la guerre comme dans la paix. Malgré l’appartenance à deux camps politiques différents, tous les chevaliers font partie d’un même groupe social persuadé d’incarner l’excellence de la société médiévale. Il n’y a pas ou peu de haine de l’ennemi au sens contemporain du terme, dont les guerres totales du xxe siècle ont pu donner une tragique illustration. Dans la guerre féodale, on s’estime mutuellement et on cherche moins à massacrer l’adversaire qu’à être le meilleur dans un jeu de réputations. Le seul que l’on massacre, c’est celui qui ne respecte pas ces règles sociales de la chevalerie. Ainsi, lorsque le chevalier flamand Eustache de Machelen se met à crier « À mort, à mort les Français ! », ces derniers se ruent sur lui, l’encerclent à plusieurs et l’ouvrent au couteau à la hauteur de la bouche jusqu’aux parties.

Pour autant, les chroniqueurs ont besoin de représenter deux camps ennemis. Tout est mis en scène pour produire un récit de lutte épique où Philippe Auguste est héroïsé. Il est également le souverain en danger puisque ses adversaires cherchent à profiter de la bataille pour le tuer. En réalité, le régicide en pleine bataille est souvent refusé selon la logique de la guerre féodale. On préfère plutôt capturer le souverain, à titre symbolique. Mais, dans la logique du récit, il faut des héros qui sont aussi les vainqueurs. À l’inverse, les couards, sont les vaincus. La reddition du comte de Ferran, un des membres de la coalition, signe ainsi la fin de la bataille. À ce moment, selon les chroniques, c’est la débandade de l’armée flamande. L’empereur Otton lui-même ferait d’ailleurs partie des fuyards. Une telle théâtralisation avait pour but de magnifier après-coup la victoire de Philippe-Auguste afin d’affermir son pouvoir. C’était le début d’une longue lignée de réécritures et de réappropriations d’une bataille finalement pas si décisive que cela.

 

La fabrique des légendes

Dès les décennies suivantes, les chroniqueurs français façonnent l’événement historique : Bouvines doit devenir un des jalons de l’histoire capétienne. On en profite aussi pour ridiculiser les ennemis, comme l’empereur Otton à qui l’on invente des ambitions politiques démesurées et vouées à un échec cuisant. C’est le prix symbolique de la défaite : les vaincus de Bouvines doivent être calomniés et raillés. Au-delà des chroniques, cela peut aussi prendre des formes très concrètes. Le comte Ferran est exposé en charrette aux quolibets de la foule en liesse sur la route menant à Paris. Dans ce monde de la réputation, il est important de saisir l’occasion de rabaisser ses ennemis. Philippe Auguste l’a compris et a su exploiter symboliquement sa victoire.

Cependant, Dominique Barthélemy s’intéresse aussi à la vision des vaincus, que ce soit l’Angleterre ou l’Empire. Il repère par exemple que, de manière étonnante, l’Angleterre de Jean sans Terre n’a produit à notre connaissance aucune chronique essayant d’atténuer la défaite. En revanche, l’Histoire de Guillaume le Maréchal, dont le personnage éponyme était un allié précieux des Anglais, propose une lecture pragmatique et désacralisée de la bataille. La coalition a perdu non pas par absence de faveur divine mais par erreur stratégique puisque l’empereur n’a pas réussi à engager plus du quart de ses troupes dans l’affrontement. C’est donc tout un jeu historiographique et littéraire de relectures successives de la bataille que l’historien entreprend de mettre en lumière.

Au fils des réécritures médiévales, on note que la dramaturgie évolue. Les personnages sont tantôt valorisés, tantôt passés sous silence selon la période de composition des œuvres. Un cas particulièrement intéressant est celui d’Enguerran, sire de Coucy. Il n’apparaît dans les récits qu’à partir des années 1260. C’est que, à ce moment, le fils d’Enguerran est au cœur d’un litige féodal avec Louis XI. Or les chroniqueurs, en froid avec le roi de France dont ils fustigent l’exercice trop solitaire du pouvoir, se plaisent alors à valoriser ses barons. Bouvines, à travers ses nombreux avatars, a pu tout à la fois glorifier le roi ou, au contraire, le diminuer et exalter ses barons en contrepartie.

Au-delà du Moyen Âge Dominique Barthélemy interroge les mutations du souvenir de Bouvines jusqu’à nos jours. Dès le xive siècle, une nouvelle figure s’immisce de plus en plus dans les narrations de la bataille. C’est celle des sergents à pied, qui se voient attribuer des actes héroïques et en viennent ainsi à disputer la vedette aux chevaliers. Ces piétons sont toutefois temporairement éclipsés au cours de la période moderne où les hagiographes royaux mettent évidemment l’accent sur la figure du roi, alors sauveur de la France face à ce qui est présenté comme une coalition d’États hostiles. Il faut attendre la Révolution et ses conséquences pour voire la figure des sergents ressurgir.

Le xixe siècle est celui du positivisme, du roman et des remous révolutionnaires – autant de facteurs qui firent de Bouvines un objet de débat public. Dominique Barthélemy convoque alors la production historique mais aussi artistique de l’époque pour montrer que les querelles autour de l’instrumentalisation politique de l’Histoire de France ne datent pas d’hier.

Bouvines a donc derrière elle une longue tradition de réutilisations politiques. Il faut attendre les études d’après la Seconde Guerre mondiale pour observer une approche scientifique plus sereine. C’est l’occasion pour Dominique Barthélemy de rendre hommage au travail de Georges Duby. Son livre du Dimanche de Bouvines fut fondateur car il refusa l’approche événementielle ainsi que les accents de la célébration nationale. Il chercha au contraire à retrouver derrière l’événement l’univers culturel de l’époque médiévale. Dominique Barthélemy peut ainsi saluer tout à la fois son ancien maître et la méthode qu’il a contribué à installer dans le paysage historiographique français.

Quant au livre de Dominique Barthélemy, il offre la généalogie d’une matière littéraire et historique en mouvement. Les informations foisonnantes sur les réseaux aristocratiques vont de pair avec un style vif et souvent amusé quand il s’agit de souligner les grandeurs et misères des personnages ou bien les paradoxes à l’œuvre dans les réécritures de l’événement.

À l’issue de ce livre, on verra que Bouvines résonne encore dans nos imaginaires par la force du récit de Guillaume le Breton et de ses relectures. Pourtant l’événement reste éloigné de nous. Il implique en effet une culture de la guerre bien différente de celle que nous connaissons et qui s’est développée depuis l’époque moderne. Néanmoins, en soulevant chaque couche de réécriture postérieure, on peut commencer à avoir une vue plus exacte de ce qu’a pu être le dimanche de Bouvines.

Au-delà, on pourra se demander ce que devient la guerre féodale quand les chevaliers occidentaux rencontrent d’autres combattant – Grecs, Bulgares, Turcs, Mongols et tant d’autres – et comment elle évolue du plus haut Moyen-Age aux dernières années de la Guerre de Cent Ans